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Red Love

Summary:

UA. Red est un reporter photo à la beauté sulfureuse et au cœur vide, qui parcourt le monde à la recherche du scoop et fait souvent la une des journaux à scandales. Mais Red est surtout la couverture de Milo, tueur à gage redoutable. Camus est étudiant en littérature, à Paris. Tout les sépare et pourtant quand leurs chemins se croisent, l'univers bascule pour Camus...

Il s'agit d'une histoire totalement extérieure à la série Iéranissia.

Chapter Text

L'avion amorça sa descente vers la terre, traversant des nuages blancs poétiques illuminés de lumière d'or avant de se retrouver secoué dans une grisaille épaisse et triste. Décidément, le climat était bien ingrat dans cette partie du globe… A chaque fois qu'il y venait, il pleuvait et il faisait froid. Alors pourquoi revenait-il au fond ?

Les lèvres pleines ébauchèrent un sourire légèrement ironique et le regard transperçant se fit plus aigu. La mer de nuages bas et sombres se déchira et la ville apparut, déjà en partie illuminée par la tombée proche de la nuit.

La Ville Lumière. Éternelle et sans âge, à la beauté immarcescible, qui a traversé toutes les épreuves du temps. Elle l'ensorcelait. Voilà pourquoi, dans sa quête de beauté immuable et de permanence rassurante, il revenait toujours vers elle, attaché par le cœur. Il avait beau traquer le scoop, affronter les extrêmes, photographier le danger, les grands de ce monde ou les anonymes abîmés, il revenait toujours à Paris, sans se l'expliquer. Il l'aimait, cette ville, tout simplement.

Le sourire ironique s'accentua, se faisant plus mordant à son propre égard. Aimer, lui ? La bonne blague ! Il fallait que ce soit une ville, parce qu'il était incapable d'aimer, autrement… Sans doute avait-il trop affronté et mis à nu la misère et la laideur de l'âme humaine pour cela…

« Excusez-moi ?… Euh… Je voulais vous demander... Êtes-vous... Red, le photographe ?… »

Il se détourna à regret de la contemplation du hublot. Ah oui… La jeune femme de l'autre côté de l'allée centrale, qui le dévorait discrètement du regard, par moments, depuis le décollage de New York… Elle l'avait reconnu, il s'en était rendu compte rapidement. Mais depuis le début du vol, elle hésitait à l'aborder, incertaine que ce soit lui, au fond. Intérieurement, il se félicita de son déguisement. Après tout, à part elle, personne se semblait l'avoir identifié. Il faut dire que la barbe de quelques jours, les cheveux lissés, noués en queue de cheval, et les lunettes transformaient assez bien son apparence, en effet. Bon, restait toujours son fichu regard d'eau translucide miroitant et hésitant entre le vert et le bleu… Son regard hypnotique qui faisait sa célébrité, souvent reproduit sur les pages colorées des journaux à scandales qui détaillaient avec délectation ses liaisons célèbres… Il aurait pu mettre des lunettes noires, mais dans la carlingue d'un avion, au milieu des lumières artificielles criardes, cela aurait paru étrange. Alors il avait préféré des lunettes austères, à gros montants d'écailles sombres, espérant que cela masquerait ses yeux trop célèbres…

Raté, en partie du moins. Il se tourna vers la passagère, un doigt discret sur sa bouche harmonieuse et lui lança un clin d'œil complice. Elle s'empourpra violemment et baissa précipitamment la tête sur son décolleté avantageux, qu'il apprécia au passage. Pourquoi se priver ? Après tout, il était célèbre pour ses conquêtes tapageuses des deux sexes et les noms de certains de ses amants ou maîtresses… Bien plus que pour ses photos ou ses reportages, en fait. Une certaine amertume le saisit tout à coup, qu'il secoua bien vite. Allons ! Autant se montrer à la hauteur de ce que le monde attendait de lui ! Il était Red, le séducteur. Red, le journaliste qui obtenait ses scoops et ses photos grâce à sa beauté sulfureuse et ses moeurs légères. Red au coeur vide et au regard froid, que rien ne touchait...

Il sourit crânement à la jeune femme éperdue et saisit son smartphone qu'elle lui tendait, se retournant et prenant un selfie avec elle avant de le lui rendre en lui effleurant les doigts. Un bredouillement inintelligible lui répondit et sur un dernier « chut » de connivence, il s'absorba à nouveau dans la contemplation mi fascinée mi amère de la ville qu'il aimait.

Oui… Autant suivre le rôle qui était le sien et que tous s'attendaient à voir… C'était au moins le signe qu'il avait parfaitement tissé sa couverture. Personne ne soupçonnait sa seconde activité… Et ce, même si, au sein de ce mensonge tape à l'œil, il n'était pas que ce séducteur aux yeux clairs, aux photos hardies que les journaux s'arrachaient… Même s'il rêvait d'autres images, plus belles, plus secrètes, qui dévoileraient une partie de ce qu'il pensait du monde et de ses habitants… Même s'il se disait parfois qu'il deviendrait bien à plein temps ce beau photographe roulant sa bosse de par le globe et livrant son interprétation du monde…

Mais voilà, ce n'était pas à lui de choisir. Quelqu'un l'avait fait pour lui, il y avait longtemps déjà… Et ce quelqu'un ne plaisantait pas… Il n'avait aucune liberté, en fait. Aucune marge de manœuvre… Il n'était qu'un outil, un bel et redoutable instrument, manié cruellement dans l'ombre...

L'avion se posait majestueusement sur la vaste piste de l'aéroport international Charles de Gaulle et Paris pleurait sur son hublot, comme il pleuvait dans son âme, depuis bien longtemps à présent. C'était peut-être ces larmes, si semblables à celles, invisibles, qui coulaient derrière le bleu limpide et lumineux de ses yeux, qu'il aimait et qu'il était venu chercher dans cette ville au charme suranné et intemporel ?…

oOoOo

« Eh ! Euh… Machin ! Enfin, toi, là ! Oui, toi avec tes longs cheveux rouges et ton air renfrogné ! Je ne sais pas comment tu t'appelles ! Attends-moi !

- Aloïs.

- Quoi ?

- Je m'appelle Aloïs. Mais je préfère qu'on m'appelle Camus.

- Comme l'écrivain ? T'es étudiant en littérature à la Sorbonne et tu prends Camus comme pseudo ? T'es un comique, toi !

- Bon, qui es-tu et qu'est-ce que tu me veux ?

- Tu ne me remets pas ? On a un module en commun. Je m'appelle Lilian. Ça fait un moment que je cherche à te parler. J'étais chez Gibert derrière toi, la dernière fois, quand tu discutais avec la petite vendeuse du rayon littérature. Tu sais, quand tu lui as demandé s'ils embauchaient des étudiants.

- Et alors ? Je ne vois pas en quoi ça te regarde ! Tu n'avais pas à écouter, c'est impoli.

- Ben heureusement que j'ai écouté, hein ! Parce que j'ai un job pour toi, si tu veux. Mon patron m'a demandé si je connaissais un gars qui pourrait faire l'affaire et tu conviendrais parfaitement.

- Un job ? Quel Job ? Pourquoi moi, que tu ne connais pas du tout alors que tu as plein d'amis, en général ?

- Ah, bah tu vois que tu m'as reconnu ! Mes copains ne conviennent pas pour ce job.

- Pourquoi ?

- Il faut bien présenter et avoir de la classe. Mais genre, vraiment. Comme toi, quoi. Tu sembles sorti de Balzac la plupart du temps. Tu aurais mieux fait de choisir Rastignac comme pseudo… Tu seras parfait ! Et c'est pas trop dur et bien payé.

- Ce que tu me décris aurait plutôt tendance à me faire fuir…

- Mais non ! Mon patron est un traiteur renommé et pour certaines soirées branchées, il a besoin de serveurs élégants et efficaces. Et puis discrets, surtout. On est payés en conséquence : tu bosses toute la nuit, par contre, mais au final, ça te fait un bon petit pactole !

- Quel genre de soirées ?

- Des vernissages, des expositions dans des galeries d'art, des soirées entre diplomates, ce genre de choses. C'est réglo, je te promets ! Avec contrat de travail et tout. Tu en es ?

- Je vais y réfléchir.

- Ça marche ! Tiens, je te donne mon numéro de portable, file-moi le tien ! Parfois les missions tombent un peu au dernier moment.

- Tiens, voilà mon numéro.

- Allez, à plus Camus !

- Euh Lilian ?

- Oui ?

- Merci pour le job.

- Bah, si on ne s'entraide pas entre étudiants, où va-t-on ? Et puis, je vais me faire bien voir du patron grâce à toi ! Allez, ciao ! »

Camus serra le morceau de papier froissé dans sa main. Est-ce que la chance tournerait enfin ? Les fins de mois étaient de plus en plus dures et il avait besoin d'un job pour parvenir à manger en ce début d'hiver qui s'annonçait rude. Sa bourse et les APL ne suffiraient pas et sa mère ne pouvait pas l'aider davantage. Il devait s'en sortir seul. Mais jusque là, il n'avait trouvé que des petits boulots dans la restauration, exigeants, fatigants et mal payés. Et s'il devait manger, il fallait aussi qu'il réussisse ses études, ou tous ses efforts ne serviraient à rien. Il savait déjà qu'il allait sans doute accepter ce travail miraculeusement tombé du ciel. Il en avait trop besoin, il n'avait pas le choix.

Serrant son manteau, un peu léger pour la saison, sur son corps, il se hâta pour aller se mettre à l'abri dans son repaire. Le froid ne le dérangeait pas trop, il y était habitué et peu sensible, mais il n'aimait pas l'humidité. En poussant la porte vitrée et chromée de la brasserie, il huma avec délice ce parfum si particulier, chargé de senteurs de café, de pain grillé et de chaleur humaine, qu'il aimait tant.

« Eh, Camus ! Bienvenue ! On se demandait si on allait te voir aujourd'hui, Saga et moi !

- Salut Kanon. Ton frère est là, lui aussi ? C'est rare que vous soyez de service en même temps ! Je croyais que Julian n'aimait pas vous avoir tous les deux ?

- Ahah, la vérité, c'est qu'il se goure tout le temps entre nous deux, voilà pourquoi ! Mais cette semaine, il va y avoir du taf, alors tout le monde est sur le pont !

- Ah ? Pourquoi cela ?

- Tu n'es pas au courant ? La vente aux enchères du tableau découvert dans un grenier, enfin ! Ils n'arrêtent pas d'en parler aux infos !

- Tu sais bien que je ne regarde pas la télé... »

Camus avait prononcé la dernière phrase d'un ton poliment ennuyé, haussant légèrement les épaules avec détachement. Mais Kanon se mordit légèrement les lèvres. C'était maladroit d'avoir dit ça. Il savait que l'étudiant n'avait tout simplement pas les moyens de suivre la marche du monde sur petit écran. Camus n'avait pas de télé, pas d'ordinateur et pas de smartphone. Son portable était un vieux modèle acheté en seconde main, à compte bloqué pour ne pas trop dépenser, et lorsqu'il avait besoin d'un ordinateur pour ses études, il allait au café internet du coin.

« Ma table est libre ?

- Évidemment enfin ! C'est ta table ! On ne l'attribue qu'en dernier recours, quand on est bondés. Mais là, au petit-déjeuner, comme tu vois, il n'y a pas foule ! Allez, va t'asseoir, je t'amène ta commande ! Tu prends quoi ?

- Comme d'habitude.

- Ça marche ! »

Camus regarda le serveur s'éloigner à grandes enjambées énergiques vers une table d'étudiantes qui gloussaient entre elles et rougissaient en se poussant du coude, les yeux luisants. A n'en pas douter, celles-ci étaient là pour le beau serveur, songea l'étudiant avec un léger sourire. Surveillant discrètement l'échange entre les jeunes filles et Kanon, Camus nota avec amusement le jeu de séduction entre eux et les rires perlés des jeunes filles aux blagues du serveur qui prenait son temps pour prendre la commande. Il sortit ses notes et ses documents et se mit au travail, s'absorbant dans l'univers d'A la recherche du temps perdu. Un instant atemporel passa et quand la voix grave retentit près de lui, il sursauta, brutalement tiré de son univers littéraire et onirique.

« Ta commande, Aloïs.

- Merci. Mais… Saga, je n'ai pas commandé tout cela. Je ne prends qu'un café, comme d'habitude.

- Ce sont des viennoiseries et du pain de la veille, on allait les jeter vu qu'on n'a pas le droit de les servir normalement. Je les ai mis de côté pour toi. Tu ne peux pas les refuser. Ou alors, ça part à la poubelle.

- Bon alors si c'est cela, ça va, j'accepte. Merci beaucoup.

- Comment tu m'as reconnu ?

- Tu as utilisé mon vrai prénom. Ton frère ne le fait jamais.

- Je vois. Tu bosses sur quoi ?

- Proust, pour le module de littérature du XXème. J'ai une dissert pour la semaine prochaine et le prof est exigeant.

- Sodome et Gomorrhe ? Bon courage ! J'ai beaucoup aimé, mais c'est ardu. De toute façon, Proust est difficile, je trouve.

- Déjà, que tu l'aies lu m'impressionne. Pour un étranger, tu as une maîtrise du français vraiment impeccable.

- J'aime la France, que veux-tu. Ah, mon frangin m'appelle, excuse-moi. Bon appétit ! »

Camus regarda la réplique parfaite du serveur qui avait tant tapé dans l'œil des étudiantes rejoindre sa copie sous l'étonnement manifeste des jeunes filles dont les yeux ronds allaient de l'un à l'autre avec incrédulité. C'était amusant de voir la surprise des gens quand ils réalisaient qu'ils avaient à faire à de parfaits jumeaux. Et Saga et Kanon en jouaient également beaucoup, au profond déplaisir de leur patron, souvent la cible de leurs plaisanteries.

Son regard revint à la baguette et aux croissants accompagnés de café fumant, de beurre et de confiture, sous ses yeux. Il avait faim. Il n'avait pas mangé ce matin. Il ne prenait jamais de petit-déjeuner. Cela faisait un repas en moins. Le café avalé dans la matinée à la brasserie lui tenait lieu de repas. De cette façon, il pouvait attendre jusqu'au déjeuner, bien souvent pris au resto U.

Fronçant les sourcils, il rejeta son ample chevelure de feu derrière son épaule et suspendit son geste, les mèches écarlates dans la main, sous le regard surpris et sceptique d'un couple entre deux-âges. Blond vénitien. Rouquin. Poil de carotte. Il avait l'habitude. Ses « camarades » s'étaient toujours moqué de lui à cause de la couleur de ses cheveux, les mêmes que ceux de sa mère. Alors, par orgueil et par défi, il les avait laissé pousser… Et aujourd'hui, sa crinière incandescente attirait beaucoup trop l'attention dans les rues grises de Paris. Mais sa fierté lui interdisait de les couper. Ils étaient sa liberté et sa révolte à la face du monde terne, sans saveur, qui le décevait sans cesse un peu plus. C'était pour cela aussi qu'il s'était plongé dans les études littéraires : les livres avaient été ses seuls amis toute son enfance et son adolescence. Quand les autres s'amusaient, faisaient des soirées, des sorties, il était toujours à part, moqué et délaissé. Les livres, eux, lui avaient toujours tendu leurs pages et il y avait découvert un monde de couleurs, bien vivant. Un monde tellement plus prégnant que la réalité, loin de ses déceptions cruelles...

Son visage s'assombrit lorsqu'il goûta l'un des croissants, qu'il reposa tout de suite avec un geste d'humeur.

« Saga !

- Oui ? Qu'y a-t-il ?

- C'est ça ! Fais l'innocent, en plus ! Ce croissant est parfaitement frais ! Tu m'as menti !

- Si je ne l'avais pas fait, tu n'aurais pas accepté ce petit déjeuner.

- Mais c'est évident ! Je ne demande pas la charité. C'est humiliant pour moi.

- Ça suffit, Aloïs. C'est parfaitement inconvenant, ce que tu viens de dire. Te rends-tu compte de ce que tu insinues ? Que je veux t'humilier ?

- Non, ce n'est pas ce que je voulais dire…

- Je t'apprécie. Et j'aime pouvoir parler littérature avec toi. Il se trouve que tu as des difficultés et que je peux t'aider. Ne veux-tu pas accepter l'aide d'un ami ? Ou me refuses-tu ce titre ?

- Vraiment, tu es un redoutable orateur… Mais je vois clair dans ce que tu essaies de me faire avaler.

- Mais juste du café et des croissants, c'est tout. Avec mon amitié, bien sûr.

- Saga…

- Et si je prends ma pause avec toi et que je mange la moitié de cette baguette ? Ça t'ira ?

- Mieux déjà, en effet.

- Alors bon appétit ! Kan' ?

- Ouais ?

- Je prends ma pause !

- Déjà ?

- J'ai fait l'ouverture, moi, ce matin, je te signale.

- Ah ouais, c'est vrai ! Okay alors !

- Bon, c'est réglé. Alors, quoi de neuf pour toi ?

- J'ai peut-être trouvé un job.

- Oh ? C'est une bonne nouvelle, ça ! Quel type de job ?

- Serveur pour un traiteur qui fait des soirées branchées, style vernissages, expositions.

- Hem. Tu es sûr ? Cela ne me dit rien qui vaille. Ce genre de soirée est en général assez borderline : l'alcool et la drogue peuvent circuler… Et certains invités sont peu recommandables. Comment l'as -tu trouvé, ce boulot ?

- Un gars de mon amphi.

- Comme ça ? Tu le connais ?

- Pas du tout.

- Alors laisse tomber. Crois-moi, ça vaut mieux. Si tu veux, on cherche quelqu'un ici.

- Ah bon ? Depuis quand ?

- Depuis que Kanon a enfin décidé de reprendre sérieusement les Beaux-Arts. Il va passer à mi-temps, du coup, on aura besoin d'un temps partiel. Ça te dit ? Ce ne sera sans doute qu'au smic, mais c'est déjà ça. Et puis on bosserait ensemble. Réfléchis-y ! »

Saga acheva son café et engouffra le reste de sa baguette beurrée, avant de se lever et de rejoindre son frère qui l'appelait à grand gestes devant l'arrivée d'un groupe asiatique investissant la salle en ordre. Camus contempla d'un œil aveugle les gens s'asseoir et commander et Kanon et Saga circuler rapidement entre les tables, très affairés. Les paroles de ce dernier lui passaient en boucle dans la tête. Saga avait raison. C'était plus sage de refuser cette offre alléchante mais étrange et vaguement inquiétante et risquée. Travailler ici, dans son repaire, était parfait. A deux pas de la fac, avec des gens qu'il connaissait…

Alors pourquoi son coeur chantait-il soudain à l'idée de cet emploi mystérieux ? Comme s'il allait balayer d'un seul coup toute cette grisaille… Comme si un surgissement éclatant et inattendu venait à sa rencontre… Comme s'il était à la croisée de ses chemins et que son destin se jouait sur sa décision…

Accepter ? Refuser ? Prendre le risque ?

Dérangé et brutalement ramené à la réalité par le brouhaha grandissant des touristes asiatiques qui discutaient à voix forte, Camus rassembla ses affaires et sortit en laissant bien l'argent de sa consommation et un bon pourboire. Saga allait râler. Mais il était ainsi. Il ne voulait rien devoir à personne, c'était sa fierté.

Une voiture passa rapidement, sans ralentir, dans une flaque d'eau et l'éclaboussa, trempant son pantalon et faisant rire un groupe de jeunes qui passait. Camus pesta et tenta de réparer les dégâts. Ce faisant, son sac de cours tomba à terre et son exemplaire de Sodome et Gomorrhe glissa dans une flaque d'eau. Camus poussa un cri et se jeta sur le volume détrempé déjà. Il récupéra son sac et jurant entre ses dents reprit le chemin de sa chambre de bonne, au huitième étage sans ascenseur, avec lavabo mais douche et toilettes communes sur le palier. Il en avait assez de cette vie misérable. Il aspirait à plus.

Il se retourna et embrassa la rue d'un regard déterminé : la grisaille, la pluie, la brasserie, son pantalon et son livre trempés et son cloaque qui l'attendait. Un feu vigoureux s'alluma dans son regard brun, comme un courant de lave rougeoyant, et un frisson profond le parcourut soudain. C'était décidé ! Si Lilian appelait, il lui dirait oui !

oOoOo

Chapter Text

La nuit était noire encore et pourtant un léger frémissement indiquait que l'aube approchait. Les invisibles du petit matin se mettaient au travail pour que le jour trouve Paris nette et propre. Camus souleva le couvercle de plastique lourd de la benne et jeta un dernier sac poubelle. Il s'appuya un instant et poussa un soupir de lassitude. Lilian n'avait pas menti : le travail était lourd et il fallait bosser toute la nuit. Mais un sourire passa sur ses lèvres : le boulot en valait le coup. Il était bien payé et plutôt intéressant.

Le jeune homme se retourna vers la façade encore illuminée de la galerie. Il avait beaucoup aimé faire le service parmi ces gens dont l'univers et les préoccupations étaient si éloignés des siens. Un peu comme une immersion dans un monde fascinant aux règles différentes, qui lui échappaient. Les anthropologues devaient éprouver ce genre de choses en étudiant des tribus primitives, songea-t-il avec un sourire ironique. Oui, cela lui avait plu de déambuler au milieu des convives qui commentaient les tableaux, qui expliquaient, décortiquaient, médisaient, invisible et protégé par son statut. Un serveur ? Mais ce n'était personne, voyons. On ne le voyait pas, il n'existait pas. Sauf pour prendre ou déposer une coupe ou se plaindre qu'il n'y avait plus de toasts au caviar. C'était pratique, en fait. Il n'avait même pas besoin de sourire.

« Pfiou, je suis crevé ! Lessivé ! Je vais dormir jusqu'à ce soir ! Et toi ?

- Tu oublies le module de littérature du XXème, Lilian. A 14 heures.

- Non, je n'oublie pas, je sèche !

- Ce n'est pas très raisonnable. Tu devrais y aller.

- Attends, tu comptes aller en cours après cette nuit de boulot ?

- Bien entendu.

- Quel courage ! Quelle abnégation ! Sans moi.

- Et tu feras comment pour l'examen ?

- Mais tu me fileras tes notes, mon petit Camus ! N'est-ce pas ? »

Camus poussa un nouveau soupir, amusé, devant l'air angélique et absolument sûr de lui de Lilian. Le pire était qu'il avait raison. Camus lui donnerait ses notes. Après tout, il lui devait bien cela pour lui avoir obtenu ce job. Avec un sourire reconnaissant, il laissa son exubérant ami l'entraîner dans le vestiaire, récupérer leurs manteaux. En revêtant le sien, Camus dut dégager ses cheveux du vêtement, d'un geste agacé. Lilian lui avait prêté des fringues correctes en attendant qu'il ait de quoi s'en acheter et lui avait attaché les cheveux en catogan, pour qu'il soit plus à l'aise. Mais il n'avait pas l'habitude de cette coiffure qui conditionnait ses mouvements pour rejeter sa chevelure en arrière et se sentait encore gauche et emprunté.

« Tu as de super beaux cheveux, tu sais.

- Pardon ?

- Ne fais pas cette tête. Ils sont magnifiques. Et rares, parce que franchement, un rouge pareil, aussi sombre et profond, j'en ai jamais vu. Naturel, en tout cas.

- Ouais… Moi, je déteste cette couleur. On s'est toujours moqué de moi à ce sujet.

- Bah, les gens sont cons pour la plupart. Tu sais, moi on s'est souvent foutu de ma gueule aussi parce que j'aime me maquiller et que je préfère les garçons. Alors…

- Oh, désolé... Je… ne savais pas.

- Non, je ne me maquille pas en amphi ni au boulot, bien sûr. Et ça te dérange que je sois gay ?

- Non ! Pas du tout ! Je… Je m'en fiche, tant que tu... »

Camus se mordit les lèvres et s'arrêta juste à temps. Il avait failli dire une énorme connerie. Mais vu l'air goguenard de Lilian, celui-ci avait compris.

« Ahahah, je ne te drague pas, mon pauvre Camus !

- Mais je n'ai pas dit ça !

- Tu l'as pensé tellement fort que ça s'est vu sur ta tête !

- N'importe quoi !

- Tu es un très beau mec, c'est vrai. Et dans d'autres circonstances, je ne dis pas que je ne t'aurais pas tourné autour, mais là j'ai quelqu'un en vue.

- Très beau mec ? Qui ? Moi ? »

La voix de Camus était rauque de surprise non feinte et d'incrédulité. Lilian s'arrêta tout de suite de rire et considéra Camus d'un regard presque fâché, mains sur les hanches.

« Mais oui ! Tu ne te rends pas compte de ton physique, vraiment. Ce n'est pas la première fois que je m'aperçois de ça. Dans l'amphi, souvent, tu ne remarques rien.

- De quoi parles-tu ?

- Qu'est-ce que je disais ! Et tu te déprécies tout le temps ! Comme avec tes cheveux, à l'instant.

- Je ne me déprécie pas. C'est juste qu'on ne m'a jamais dit autre chose sur mon physique que « poil de carotte », « rouquin », « mocheté », « intello », « rat de bibliothèque » ou d'autres moqueries. Et certainement jamais que j'étais beau ! C'est bien la première fois que j'entends ça !

- Ah oui ? Eh bien ce ne sera pas la dernière, tu peux me croire ! D'ailleurs fais gaffe lors des boulots. Certains invités aiment manger de tout, et du serveur aussi, parfois.

- Quoi ?

- Si tu as ce genre de souci, préviens-moi ou préviens le patron. Il interviendra. Il est très ferme sur ce genre de choses. Allez, viens, il est franchement temps de rentrer. »

Camus hocha la tête, remonta le col de son manteau et courba la nuque en sortant de la galerie. Le froid était mordant et la nuit claire, pour une fois. On voyait même quelques étoiles, celles que les lumières artificielles de la ville n'éteignaient pas. Les deux jeunes hommes se mirent à marcher vite pour se réchauffer. Camus jeta un coup d'œil à sa montre. Parfait, vu l'heure, ils pourraient prendre le premier métro pour rentrer sans trop dépenser. Tout à son observation, il ne fit pas attention à son chemin et soudain percuta un dos.

Un grognement lui répondit et Lilian le tira en arrière avec un éclat de rire, en s'excusant auprès de l'homme que Camus avait bousculé. L'étudiant ouvrit de grands yeux. Devant la façade monumentale et prestigieuse d'un grand hôtel, une foule se pressait. Apparemment, vu les appareils photos, les micros et les caméras, il s'agissait de journalistes qui attendaient visiblement l'arrivée d'une star.

Camus commença à contourner la masse de gens avides, quand Lilian l'arrêta.

« Attends Camus ! Je me demande de qui il s'agit. Allez, s'il te plaît ! Attendons de le ou la voir !

- Je croyais que tu étais mort de fatigue ?

- T'es vraiment rabat-joie ! On n'est plus à quelques minutes près !

- Rien ne nous dit que la personne va bientôt arriver. Si ça se trouve il faudra encore des heures. Allez viens ! Je compte aller en cours, moi, tout à l'heure !

- Oui, c'est vrai. Peut-être que l'attente sera longue. Tant pis… Oh ! Regarde Camus ! La voiture ! »

Malgré lui, l'excitation présente dans la voix de Lilian attira l'attention de Camus sur l'arrivée d'une luxueuse berline sombre qui se gara devant l'entrée tapissée de rouge de l'hôtel. Aussitôt des portières s'ouvrirent et des hommes en costume noir en sortirent, rejoints par d'autres qui descendaient le parvis de l'hôtel et venaient aider à contenir la foule des journalistes. Les flash crépitèrent et un mouvement entraîna Camus et Lilian, qui se retrouvèrent mêlés malgré eux aux reporters présents.

Camus était grand et grâce à sa taille, il aperçut nettement une très jolie femme blonde, en tenue de soirée, descendre de la voiture et poser complaisamment en rejetant ses cheveux en arrière. Il reconnut une actrice célèbre, qui avait récemment concouru pour l'oscar du meilleur rôle dans une trilogie à la mode. Les appels des journalistes se multiplièrent et certains tentèrent d'attirer l'attention de la jeune femme en faisant de grand signes.

« Mlle Spirakis ! Par ici s'il vous plaît !

- Mlle Spirakis, deux minutes ! Juste deux minutes ! S'il vous plaît ! »

Le nom de la jeune femme fusait de toutes parts, chacun tentant d'obtenir le privilège de passer le cordon de gardes du corps. Mais la belle se mit en marche, d'un pas léger et suggestif, sans accorder plus d'attention à la foule de journalistes et de fans qui criaient son nom. Camus l'admira sans réserves. La chevelure lumineuse, parfaitement ondulée et coiffée, qui descendait en vagues souples jusqu'au milieu du dos, les grands yeux clairs aux longs cils parfaitement maquillés et la bouche pulpeuse, à la moue charmante et espiègle. Elle naviguait entre la femme fatale, séductrice et inquiétante, et la femme enfant, trop vite grandie, conservant un air indéniable d'innocence. Vraiment, il la trouva très belle. Soudain, toute proche une voix chaude claqua dans l'air.

« Thétis ! »

Un prénom seulement, mais prononcé avec une telle sensualité que Camus sentit un grand frisson le parcourir. Au murmure qui s'éleva soudain et à l'expression de l'actrice, arrêtée net par l'appel, le jeune homme comprit qu'il n'était pas le seul à avoir ressenti ce frémissement intérieur. A ses côtés, Lilian eut un hoquet et lui attrapa la main, qu'il serra avec une force surprenante.

Camus s'apprêtait à se retourner pour lui signaler qu'il lui faisait mal, quand l'actrice fit un geste à l'attention de son garde du corps personnel qui parla dans un petit émetteur et un mouvement se fit sur la gauche. Le cordon de gardes se rompit et un homme émergea de la foule et apparut dans la lumière de l'entrée de l'hôtel.

Et tout à coup le silence régna. Comme si par sa seule présence, cet homme avait fait taire toutes les voix, avait suspendu tous les mouvements et tous les bruits. Quelque part en lui, Camus entendit bien une petite voix moqueuse lui souffler que c'était lui qui percevait la scène ainsi, mais il la fit taire, éperdu, captivé par la contemplation.

Devant lui, à quelques mètres, se trouvait le plus bel homme qu'il ait vu de sa vie. Grand, élancé, au corps souple et musclé, il avait une chevelure longue, blonde et bouclée, auprès de laquelle celle de l'actrice paraissait presque fade. Sa peau dorée mettait en valeur son visage aux traits parfaits, à la beauté troublante. Mais, son atout le plus saisissant, qui fascina complètement Camus, était un regard d'eau translucide et pénétrant, difficile à soutenir tant il était beau et intense à la fois.

Dans son émerveillement, le jeune homme vit le beau journaliste s'approcher de l'actrice et lui saisir la main pour y déposer un baiser avec un sourire charmeur. Un long sifflement retentit à sa droite : Lilian semblait lui aussi totalement séduit et impressionné. Sans conscience de l'avoir fait, Camus se rendit compte qu'il avait retenu son souffle en expirant douloureusement.

Le temps sembla se remettre en fonctionnement à cet instant et l'actrice, tout sourires, passa et rentra dans l'hôtel, au bras du beau reporter blond qui lui souriait avec séduction. Alors le mécontentement des autres journalistes éclata.

« Allez les gars ! Une nuit de planque bousillée ! A l'instant où j'ai vu qu'il était là, j'ai su que ça se passerait ainsi !

- C'était évident ! Ça se passe toujours ainsi avec lui, de toute façon !

- Attendez, il ne l'a pas encore, son interview !

- Mais tu rêves mon vieux ! Bien sûr qu'il l'a, et en exclusivité en plus.

- Confidences sur l'oreiller ! Tu vas voir qu'il va même nous sortir encore un scoop.

- Ah ça, on sait comment il les obtient. Promotion canapé.

- Bah, soyons honnêtes les gars, si on avait son physique, on ferait tous la même chose !

- Et comment !

- Oui, avec les femmes, moi aussi. Mais les mecs…

- Lui, visiblement ça ne le dérange pas ! Il baise tout ce qui bouge et peut lui rapporter ! »

Les éclats de rire s'élevèrent un peu partout autour de lui et Camus s'aperçut que Lilian aussi riait d'un air complice.

« Tu sais de quoi ils parlent ?

- Mais tu ne l'as pas reconnu ? Je dois avouer qu'il est encore mieux en vrai ! Je ne l'aurais pas cru.

- Mais qui ça ?

- Red, enfin, Camus ! Sur quelle planète tu vis ? Tu regardes jamais la télé ? Tu lis pas les journaux ?

- Non, cela ne m'intéresse pas.

- Tu vois, j'avais raison. Tu sors de Balzac, Rastignac !

- Arrête de te moquer et explique moi de qui il s'agit.

- Ahah, il t'a plu, hein, le beau Red ?

- Lilian !

- Hihi, ça va. Red est un reporter photo. Mais il est connu pour la… façon dont il obtient ses scoops, comme tu viens de le constater.

- Tu veux dire que…

- Il couche pour obtenir des infos, ouais. Et comme ça, il est devenu assez célèbre et sa photo fait régulièrement la une de la presse à scandales. Il faut dire qu'il est photogénique et vendeur, en première page.

- Il s'appelle Red ?

- En nom de plume, ouais. Je ne crois pas qu'on connaisse son vrai nom. En tout cas, je ne l'ai jamais lu nulle part. C'est Red, quoi.

- Pourquoi Red ? C'est spécial…

- Sans doute parce qu'il est vachement doué pour obtenir des photos de crimes : il est toujours le premier sur les lieux, on ne sait pas comment il fait. Parfois, il y est même presque en même temps que la police. C'est sa spécialité.

- Je vois… Charmant personnage, en effet.

- Oui, il n'est pas vraiment recommandable. Mais putain, qu'il est bien gaulé ! Comme un dieu !

- Lilian ! Je croyais que tu avais quelqu'un en vue !

- Oui, mais bon, je ne cracherais pas dans la soupe hein. »

Camus secoua la tête en suivant Lilian dont le rire lui ouvrait la rue vers la station de métro. Maintenant que l'actrice attendue était passée, les journalistes, pour la plupart, se dispersaient. Le scoop était pour Red, plus la peine de rester plantés là.

En quelques enjambées, les deux jeunes hommes atteignirent la bouche de métro et s'y engouffrèrent. Rapidement une rame les emporta vers leurs domiciles. Lilian descendit avant lui et Camus resta seul, quasiment jusqu'au bout de la ligne, somnolant à demi sur son siège. La fatigue l'écrasait à présent et quand il émergea dans la lumière crue et violente du petit matin, il cligna à plusieurs reprises.

Il arriva rapidement au bas de son immeuble et pénétra dans l'entrée vétuste aux murs décrépis et fissurés. Il prit l'escalier aux marches inégales et à la rambarde branlante et commença son ascension. En levant la tête pour contempler les paliers jusqu'au dernier avec découragement, il plissa le nez, incommodé. La puanteur ne laissait pas de doute : une poubelle avait laissé filtrer son jus dégoûtant dans l'escalier. Encore. Au fur et à mesure qu'il montait vers sa misérable chambre de bonne, les bruits et les odeurs des autres locataires le heurtaient. Sur les paliers s'entassaient des affaires, des poubelles qui attendaient d'être jetées, pleins de détails sordides sur de pauvres vies étriquées. Et dans la lumière impitoyable du petit matin, après les lueurs douces et tamisées de la galerie et les flash des journalistes, le contraste faisait encore plus mal.

En ouvrant sa porte, Camus jeta un regard morne vers le ciel triste de Paris qui s'éclairait sous le jour naissant. Un ciel bas et grisâtre, qui lui parut soudain insupportable quand s'imprima sur sa rétine, en superposition, un bleu de ciel d'été presque insoutenable, limpide et éclatant.

Le regard de Red.

Camus ferma la porte et s'adossa contre, soudain haletant, le souffle court et le coeur battant à tout rompre dans sa poitrine. Ce devait être les huit étages. De bon matin, sans avoir mangé, ce n'était pas surprenant. De toute façon, cela ne pouvait rien être d'autre… Il n'était pas dans son état normal. Il fallait qu'il dorme.

oOoOo

Chapter Text

Les lampadaires de l'avenue s'allumaient les uns après les autres ainsi que les phares des voitures, trouant le crépuscule qui tombait sur Paris. Red regardait sans la voir la circulation des rues de la capitale française, toujours plus dense à mesure que tombait le jour. Il était fatigué, de cette lassitude du corps après le sexe, qui engourdit même l'esprit.

Mais le regard hypnotique, perdu dans le vague de la contemplation, se fit soudain plus acéré et les lèvres sensuelles ébauchèrent un sourire satisfait, teinté d'une pointe de dureté. La journée avait été fructueuse. Très fructueuse, même. Le sourire s'accentua, révélant des dents blanches parfaites et un sourire à damner un saint s'il n'avait été aussi cruel.

Cette idiote ne s'était pas méfiée… Cela avait été tellement facile. Il lui avait suffi de quelques boniments charmeurs, d'une coupe de champagne et d'à peine trois rounds pour qu'elle s'écroule, fatiguée et repue. Il l'avait regardée un instant dormir, épuisée par ses assauts. Comme les autres, tous les autres, qui avaient profité de ses talents et lui avaient révélé leurs secrets ou lui avaient fourni un alibi scandaleux parfait… Il n'éprouvait rien, il restait juste là, à la regarder froidement dormir, détaillant les courbes de son corps d'un regard clinique, sans émotion. Ce n'était qu'un boulot, après tout. Elle était belle, pourtant. Et charmante aussi. Elle l'avait fait rire et il l'avait trouvée plutôt sympa.

Il avait jeté un dernier regard à la jeune femme endormie dont il s'apprêtait sans doute à briser la vie sans remords. Puis, il s'était détourné et avait commencé son travail. Elle l'avait invité dans sa suite, au beau milieu de ses affaires. Là où se trouvaient son ordinateur, son portable, ses documents… Quelle idiote, vraiment. Trop facile, définitivement. Il avait eu tout le temps de fouiller. Et il le tenait, son scoop. Et quel scoop... Elle n'allait pas s'en remettre... Dommage, au fond, elle lui avait vraiment paru sympa… Mais les affaires étaient les affaires. Il ne fallait pas tenter de jouer dans la cour des grands, quand on n'avait pas les reins pour cela...

Soudain la voiture ralentit et s'arrêta doucement le long du trottoir, devant la façade d'un hôtel discret. Le chauffeur se retourna et lui annonça le montant. Il tendit quelques billets et sortit en lançant à l'homme de garder la monnaie en français correct. Son accent trahissait bien son origine étrangère mais il restait parfaitement compréhensible, ce qui demeurait le plus important, après tout. Et puis une pointe d'accent le rendait plus séduisant, songea-t-il en souriant avec ironie.

Il s'avança vers le perron, en notant rapidement la présence de deux hommes, l'un dissimulé dans une voiture garée en stationnement, non loin de là, et l'autre rencogné sous un porche, dans un coin sombre. D'après ce qu'il apercevait de planqué dans ladite voiture, il s'agissait de paparazzis. On distinguait parfaitement un énorme téléobjectif, très maladroitement caché sous une veste. Et l'homme du porche faisait très mal semblant d'attendre quelqu'un. Il jetait trop clairement et fréquemment des coups d'œil dans sa direction.

Red eut un nouveau sourire, plus tranchant. Ces pauvres mecs n'étaient vraiment pas doués. Ils ne devaient pas en sortir souvent, des scoops. Heureusement pour eux, il avait besoin de leurs clichés pour asseoir son alibi et expliquer définitivement sa présence à Paris. C'était leur jour de chance.

D'un pas souple, il se dirigea vers l'entrée. Quelques filles semblaient l'attendre. Il détacha ses cheveux, les ébouriffa et sourit à leur attention. Aussitôt, elles s'avancèrent, lui tendant leur portable, une feuille de papier, un magazine. Il se prêta à l'exercice de bonne grâce : c'était parfait pour ses plans.

L'une d'elles, quand ce fut son tour, s'arrêta au lieu d'avancer vers lui et il la considéra, soudain attentif. Elle était jolie, plus que les autres, et maquillée avec soin. Sa tenue sexy semblait avoir été choisie à son intention, particulièrement sa jupe moulante et son chemisier mettant en valeur un décolleté généreux.

Au moment où son regard s'y arrêtait, la fille saisit les pans du vêtement et le dégrafa totalement, révélant un soutien gorge en dentelle affriolant et une très belle poitrine. Amusé, Red revint au visage dont les yeux verts luisaient d'adoration.

« Oh Red, je t'aime ! »

Il ne put s'empêcher de sourire largement, d'un air entendu, quand la fille lui tendit un feutre indélébile noir. La tension monta d'un coup quand il attrapa le feutre et les filles se resserrèrent entre elles en couinant, derrière l'audacieuse à la poitrine dévoilée. Bien que ce fût impossible à cette distance, Red était sûr d'entendre les prises en rafales du puissant téléobjectif caché sous la veste. Les paparazzis devaient jubiler !

Son sourire s'assombrit et s'accentua, comme le rictus d'un prédateur avant la morsure. Allons ! Il fallait donner aux gens ce qu'ils étaient venus chercher que ce soit cette fille ou bien les paparazzis ! Il ne serait pas dit que Red ne tiendrait pas ses promesses, toutes ses promesses. Tendant la main, il empoigna la fille par le bras et la tira brusquement à lui, tandis qu'il faisait sauter le bouchon du feutre de l'autre main.

Plantant son regard d'eau translucide dans ses yeux, il commença en souriant à écrire sur la peau du sein gauche, lentement, très lentement. La fille eut un sursaut puis un long frisson éperdu et, rougissant sous son regard, lâcha un soupir énamouré.

« Je t'aime Red. Je t'aime ! »

Encore une pauvre idiote sentimentale et ridicule… Comme si Red pouvait comprendre ou être touché par ce genre de niaiseries… Comme s'il était capable d'aimer… Le regard transperçant se fit plus aigu, comme s'il passait la fille aux rayons X et voyait à travers elle sa navrante et écœurante petite vie minable. Le sourire séducteur se teinta de méchanceté.

« Je t'aime tellement... »

Tant pis pour elle, elle l'avait cherché ! Lâchant son bras, il enlaça sa taille et l'attira contre lui, sans douceur. Il coinça le feutre entre ses deux seins et attrapa de la main le sein droit qu'il pinça fortement. La fille poussa un cri de surprise et il en profita pour l'embrasser langoureusement, en continuant d'apprécier sa poitrine d'une main et ses fesses de l'autre, en remontant la jupe jusqu'à la culotte. Elle poussa un râle de plaisir et devint languide entre ses bras. Mais lorsqu'il la relâcha violemment, et se détourna sans un regard, elle trébucha et s'étala lamentablement à terre, jupe retroussée et seins à l'air.

Au milieu de l'agitation des autres groupies et des éclairs de flash du paparazzi au porche, Red rentra tranquillement dans son hôtel. Il n'éprouvait toujours rien. Pas d'excitation, pas de désir. Rien qu'un ennui las et dévastateur devant l'inanité de ces existences creuses et sans intérêt. Il était fatigué, vraiment. La seule chose qui l'attirait en cet instant était une douche chaude et son lit.

Quelques flash crépitèrent à nouveau, sans même qu'il ne se retourne. Au moins ces deux pauvres gars n'auraient pas planqué une journée froide et pluvieuse pour rien. Ils avaient sans doute pris les meilleures photos de leur misérables carrières...

Il tendit la main vers le réceptionniste qui lui présentait une enveloppe, intrigué. Cette fois, apparemment, le commanditaire se la jouait ancienne mode. Quand vous aurez lu ce message, il s'autodétruira…

Seul dans l'ascenseur, il ouvrit la missive. Elle ne contenait que quelques mots lapidaires, imprimés en noir sur la feuille blanche.

« Dimanche à 20h précises. Hôtel Drouot. »

Red laissa échapper un mouvement d'humeur avant de déchirer la feuille de papier en menus morceaux et de les avaler. Il était hautement contrarié. La date avait été changée à la dernière minute et c'était extrêmement regrettable. Il s'arrangeait toujours pour ne rester que le temps minimum sur les lieux d'un boulot. Red ne s'attardait jamais quand il livrait un scoop. Il passait ensuite rapidement au suivant. On disait souvent de lui, qu'il ne dormait jamais deux fois de suite dans le même lit. Et cela contribuait à sa couverture solide et efficace. Aux yeux de tous, il était un reporter photo noceur qui ne s'attardait jamais nulle part et auprès de personne. Comment expliquer qu'il allait devoir rester dans cette ville près d'une semaine ? Il n'avait aucune raison de le faire…

Il fallait qu'il trouve un plan, quelque chose qui explique sa présence à Paris. Entre le scoop qu'il venait de faire et l'exposition photo de demain soir, il avait une raison solide de demeurer dans la ville jusqu'au lendemain. Mais au-delà… Il fallait trouver une idée, et vite…

Songeur, il referma la porte de sa chambre et mit le verrou. Puis il se retourna et embrassa la pièce d'un regard perçant. Jetant son blouson sur le lit et défaisant sa chemise, il sortit rapidement de sa poche un petit boîtier électronique et fit le tour de la chambre, passant en revue tous les endroits susceptibles de cacher un appareil d'écoute. Quand, enfin, il fut sûr d'être parfaitement seul, il lança une playlist de musique classique sur son portable et tira les rideaux soigneusement. Puis il fit coulisser un tableau et, révélant un coffre-fort dans le mur, l'ouvrit et en sortit des pièces métalliques qu'il assembla minutieusement.

Quand il eut fini, Red passa une main presque douce sur l'objet qu'il venait de remonter, ses yeux d'eau claire illuminés d'une étrange lueur. Le regard de mer turquoise semblait presque affectueux en se posant sur l'objet sombre et la voix chaude et veloutée, comme si elle s'adressait à un être aimé, murmura tendrement :

« Nous allons devoir attendre un peu pour faire notre boulot, ma Scarlet Needle ».

Et se penchant doucement, Red déposa un baiser léger sur le métal froid d'un fusil longue portée.

oOoOo

Camus se retourna tout à coup, en entendant des pas précipités courir dans sa direction et se rapprocher dangereusement de lui. Il eut juste le temps de recevoir Lilian dans ses bras avant que celui-ci ne le projette à terre. Il avait manifestement eu l'intention de se jeter sur son dos.

« Camus ! Je te trouve ! Sauvé ! J'ai besoin de toi ! »

Le jeune homme intercepta les regards surpris et moqueurs d'autres étudiants, témoins de la scène, et jura intérieurement. Lilian était vraiment trop démonstratif avec lui. Du jour au lendemain, alors qu'ils ne s'étaient quasiment jamais adressé la parole, le jeune extraverti s'était imposé à ses côtés dans l'amphi, l'avait rejoint à la bibliothèque ou lui sautait dessus en plein couloir. S'il était absolument certain qu'effectivement Lilian ne le draguait pas, il ne pouvait s'empêcher de se dire qu'extérieurement son manège pouvait prêter à confusion. Avec une grimace, il repoussa l'autre étudiant, et se mit à marcher à grandes enjambées, pour fuir le lieu du délit. Il entendait déjà les murmures et il imaginait rien qu'à voir les têtes vicieusement réjouies les rumeurs qui allaient se répandre.

Et cela le blessait. Jusque là, à Paris, il avait retrouvé la quiétude et l'anonymat qui lui avaient été ravies dans sa petite ville provinciale où tout le monde se connaissait. Ici, il n'était qu'un étudiant parmi des milliers… Et cela lui convenait parfaitement. Il n'avait jamais voulu autre chose. Il serra les mâchoires et s'arrêta net. Surpris, Lilian le percuta de plein fouet.

« Hé ! Préviens quand tu stoppes brutalement. Je n'ai pas prévu de me faire refaire le nez, il me convient comme il est !

- Lilian ! Arrête ça !

- Quoi, ça ?

- De me courir après !

- Dans ce cas, arrête de t'enfuir aussi. Je ne te courrai plus après !

- Tu n'es pas obligé de te jeter sur moi comme ça ! Pense un peu à ce que vont dire les autres…

- Mais on s'en fout, Camus, de ce qu'ils peuvent dire !

- Toi, oui, c'est clair, tu t'en fous. Mais pas moi. Je ne suis pas comme toi. Je ne veux plus souffrir... »

Lilian s'était retourné et le considérait avec attention. Camus lui jeta un regard et resta saisi. Étrange comme ce garçon, au visage fin et efféminé d'une certaine façon, pouvait avoir l'air percutant par moment. Le regard bleu clair tendre habituellement s'éclairait presque d'une lueur inquiétante présentement. Soudain, Camus frémit : Lilian venait de se camper juste sous son nez et agitait son index droit d'une façon menaçante.

« Combien de fois je dois te le dire, Camus ! Je ne te drague pas !

- Parle plus fort Lilian, je suis sûr que les secrétaires du bureau au fond du couloir n'ont pas entendu ! Je sais que tu ne me dragues pas, mais sois plus discret, je ne veux pas qu'il y ait des rumeurs sur nous deux.

- Pourquoi ? Ça te dérangerait tant que cela ? Oh, tu as une fille en vue ! Laquelle est-ce ? Je la connais ?

- Bon sang, mais ferme-la !

- J'ai besoin d'aide, Camus ! Tu dois m'aider !

- Bon viens avec moi, là bas on sera tranquille pour discuter.

- Là-bas ?

- Dans mon repaire.

- Tu as un repaire ? Oh là là, ça fait très « agents secret » : tu marques des points !

- Ferme-la, idiot »

Avec un sourire, Camus entraîna Lilian. Finalement, il était heureux d'être tombé sur lui, aujourd'hui. Il ne savait pas ce qu'il avait au juste, mais il se sentait bizarre depuis la réception dans la galerie. Paris, la pluie, les gens, les cours, plus rien ne semblait se détacher. Il voyait tout en gris, y compris jusque dans les pages des livres. Il ne comprenait pas. Son univers onirique de papier avait toujours été coloré vivement, bien plus que la réalité, jusqu'aux tréfonds du désespoir le plus sombre. Jamais les livres ne l'avaient déçu… Jusque là.

Il ne comprenait pas. Plus rien ne l'intéressait et pourtant il sentait comme une impatience de plus en plus vive qui émergeait et s'emparait de son être. Il se sentait sur le fil du rasoir, sans savoir exactement comment ni pourquoi. Alors croiser Lilian était un mal pour un bien : il allait au moins distraire un instant son esprit de ce vertige intérieur inexpliqué.

Sur ces pensées, Camus poussa la porte de la brasserie et reçut au visage chaleur et senteurs puissantes de café, ainsi qu'un « Salut Camus » vigoureux, lancé depuis un bout de la salle par l'un des jumeaux. A ses côtés, Lilian émit un sifflement appréciateur et Camus leva les yeux au ciel.

« Whoaw, je comprends que tu aimes cet endroit…

- Lilian, les hommes ce n'est pas mon truc, tu te rappelles ?

- Heureusement, c'est le mien ! Et comment s'appelle cet apollon ?

- Hmm, je crois que c'est Kanon.

- Tu crois ?

- Il a un frère jumeau, Saga, qui est sa réplique parfaite. Alors il y a toujours une marge d'erreur.

- Des jumeaux ? Non, c'est pas vrai !

- Lilian ! Arrête de le regarder comme ça ! On dirait que tu viens de voir le Père Noël !

- Mais c'est exactement cela ! Deux canons pour le prix d'un !

- Lilian !

- Mais tu ne vas pas me dire que tu n'as jamais pensé au fantasme des jumeaux, Camus ?

- Mais tu es impossible ! Tiens-toi un peu ! Tu vas me faire regretter de t'avoir amené ici ! »

En soupirant, Camus entraîna un Lilian hilare vers sa table, dans un coin de la salle, près de la baie vitrée qui protégeait la terrasse en hiver. Il aimait cet endroit car on voyait aussi bien dehors que dedans et le poste d'observation permettait de rester ignoré des autres clients. Lilian s'assit et se mit à regarder avec curiosité autour de lui, parcourant du regard la salle de petites tables aux chaises chromées, à la décoration résolument parisienne.

Camus, pendant ce temps, s'amusa du manège d'un client, apparemment anglais, qui faisait tourner Kanon en bourrique, lui réclamant un thé, puis le renvoyant chercher du lait, du sucre et finalement du citron, avant de le saisir par la manche et de lui demander avec un accent à couper au couteau où se trouvait « the Louvreuh ». Camus riait encore que le serveur, visiblement furieux, les rejoignit.

« Putain ! Je te jure ! Les British, quelle bande de casse-couille !

- Kanon ! Il pourrait t'entendre !

- M'en fous ! De toute façon, il parle pas français ! »

Camus jeta un coup d'oeil inquiet vers le client anglais, occupé à à touiller consciencieusement son breuvage, apparemment effectivement sans saisir ce que disait Kanon. Pourtant au moment où le serveur blond s'asseyait sur la troisième chaise, l'étudiant saisit un bref instant un regard grave et impérieux lancé vers le dos de Kanon. Camus détailla alors l'homme qui venait d'avoir ce comportement étrange, comme pour en graver les traits dans sa mémoire, sans bien comprendre ce qui le faisait réagir ainsi.

C'était un homme de haute stature, sans doute plus grand que lui et Lilian, plus proche de la taille de Kanon qui n'était pas loin du mètre quatre vingt dix. Il était blond avec des cheveux courts, coupés en brosse. Ses yeux étaient clairs, mais dans une teinte ambrée peu courante, rappelant davantage les yeux d'un fauve que d'un homme, et leur regard était pénétrant, presque incisif. Les traits de son visage étaient rudes, comme taillés à la serpe. Il évoqua à l'étudiant, un ancien militaire. On lui aurait dit que cet homme venait des marins américains que Camus n'en aurait pas été surpris.

Pourtant à cet instant précis, en saisissant son journal d'une main et sa tasse de l'autre, l'Anglais porta cette dernière si gauchement à ses lèvres qu'il en renversa le contenu sur sa cuisse droite et fit un bond en lâchant un « fucking shit ! » sonore. Kanon se retourna vivement et voyant cet exaspérant client sautiller en secouant son pantalon éclata de rire, imité par Lilian. Camus aussi sourit et secoua la tête, évacuant l'impression étrange que lui avait d'abord laissée le client malhabile.

« Mwahahaha ! Bien fait pour cet emmerdeur, tiens ! Au fait salut, je m'appelle Kanon. Et toi ?

- Enchanté, je m'appelle Lilian.

- Ah c'est toi qui lui a trouvé ce job formidable ?

- Tiens, je ne pense pas que ton frère soit d'accord sur ce point.

- Bah, Saga a un côté maman tigre qui surveille ses petits parfois. Il est chiant. Mais c'est comme ça qu'on l'aime, pas vrai, Camus ?

- Oui, c'est vrai, on l'aime comme il est. Au fait, tu voulais me parler, Lilian ?

- Oui, j'ai un gros problème : Théo est tombé malade et il me manque un gars pour ce soir ! C'est la cata ! Viens s'il te plaît, c'est un vernissage très important ! Tous les gars veulent en être, mais je t'ai réservé la place.

- Pourquoi tout le monde le veut, ce vernissage ? Il paie bien ?

- Pas plus que les autres, mais c'est plutôt pour qui il y aura.

- Et qui sera là ?

- Red, le photographe ! Le super canon qu'on a vu de loin hier ! Tu te rends compte, Camus ?

- J'ai vu des photos de lui, il est plutôt bon ! Et alors, il est à tomber, ce mec ! Saga s'est foutu de ma gueule et m'a dit de fermer la bouche sinon j'allais baver !

- Tu m'étonnes ! Il est trop beau ! Et d'après les rumeurs vraiment pas farouche.

- Oh ? Homme ou femme ?

- Mais tout cela ensemble, s'il te plaît.

- Voilà un mec qui sait profiter de la vie !

- Et je vais tenter qu'il en profite avec moi ! Allez, viens Camus ! Il m'a semblé qu'il t'a bien plu, à toi aussi, non ?

- Peuh ! Absolument pas ! C'est un mec, d'abord.

- Et alors, s'il te plaît ? Décidément, ça te choque...

- Non, mais les relations entre hommes ne m'intéressent pas.

- Bon, de toute façon, j'ai besoin de quelqu'un au pied levé pour ce soir ! S'il te plaît ! S'il te plaît ! Je t'invite à bouffer !

- Okay, dans ce cas !

- En fait, t'es un type absolument vénal !»

Kanon et Lilian se mirent à rire et le serveur asséna une vigoureuse bourrade à Camus, qui manqua en tomber de son siège. Kanon ne se rendait parfois pas compte de sa force… Ni de la faiblesse des autres, se dit le jeune homme avec dépit. Il faudrait peut-être qu'il fasse un peu de sport, histoire de se muscler un peu, tout de même. Après tout, même Lilian lui avait broyé la main l'autre soir, lorsqu'il l'avait agrippé en voyant Red…

Kanon se leva soudain. Un couple qui venait d'entrer s'agitait à leur table et cherchait visiblement à attirer l'attention du serveur. Avec un grand sourire, sur un dernier geste amical à leur attention, à Lilian et à lui, Kanon se porta au-devant d'eux. Involontairement, Camus se tourna vers le client anglais qui, après s'être séché, s'absorbait dans la lecture de son journal. Brièvement, comme la dernière fois, le jeune homme saisit le regard inquisiteur sur le serveur, avant qu'il ne disparût rapidement derrière le rempart de papier.

Décidément, cet homme ne lui disait rien qui vaille. Il devait en parler à Kanon. Ce n'était peut-être rien, mais on n'était jamais trop prudent… Mais Camus n'eut pas le temps d'appeler le serveur qui passait à portée : Lilian le saisit soudain par le bras et lui posa une question cruciale :

« Est-ce que tu as des fringues potables à te mettre cette fois ?

- Euh… Eh bien…

- Allez, debout ! On a juste le temps d'aller faire du shopping ! Tu vas voir, avec moi, tu seras sublaïme, mon chéri. »

A l'intonation de Lilian et au sourire complice de quelques clients et de Kanon, Camus devina que son ami venait de singer une obscure référence télévisuelle qui lui échappait, et se laissa entraîner, non sans se promettre de mettre en garde Kanon à propos de ce type bizarre la prochaine fois qu'il le verrait.

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Devant la glace en pied d'une chambre d'hôtel confortable, un homme se considérait d'un œil critique. Grand et bien fait, la silhouette athlétique, l'homme aux cheveux bruns et courts, travaillés au gel sculptant, détaillait avec attention le moindre élément de sa tenue. Son beau visage était concentré et sérieux. Quelque chose se jouait visiblement en cet instant. Finalement le miroir dut lui renvoyer une image satisfaisante car il s'écarta de quelques pas et un sourire vint planer sur ses lèvres harmonieuses.

Mais soudain, il écarquilla ses yeux brun-vert et cligna à plusieurs reprises en rejetant légèrement la tête en arrière. Il retint à la dernière minute le geste naturel de se frotter les yeux et jura dans une langue étrangère, à voix basse. Puis quand il se fut assuré que ses yeux avaient repris une fonction normale, il se contempla à nouveau dans le miroir, l'air un peu boudeur.

Red n'aimait pas porter des lentilles. Malgré son regard hypnotique célèbre, trop souvent reproduit sur les mauvaises pages des journaux de bas étages, il évitait autant que possible d'en porter et trouvait d'autres subterfuges pour se dissimuler : lunettes noires, lunettes de vue épaisses, frange qui dissimulait ses yeux, chapeau, casquette, tout était bon pour éviter d'avoir recours aux lentilles de couleur qui lui abîmaient la vue.

Il ne pouvait pas se le permettre : sa vue était son gagne-pain, dans ses deux activités, l'officielle et l'officieuse. Son coup d'œil était ce qui lui avait permis de devenir le meilleur, sous les projecteurs et dans l'obscurité. Il avait une acuité visuelle exceptionnelle, capable de saisir un être à plusieurs centaines de mètres de distance avec une précision presque surnaturelle. C'était pour cela qu'on l'avait sélectionné au départ, et qu'on l'avait entraîné pour faire de lui ce tueur sans âme à la redoutable efficacité. Cent pour cent de réussite à l'épreuve finale. Du jamais vu…

Et, ce jour-là, face à l'ébahissement et à la satisfaction profonde de ses entraîneurs et de leurs commanditaires, il avait compris. Il était pris au piège. Ils ne le lâcheraient jamais. Il n'avait pas réussi à survivre, comme il le pensait... Il avait fait un pacte avec le diable, qui n'aurait jamais de fin…

Et la suite des événements lui avait donné raison : les boulots, les uns après les autres. Les vies prises. L'entraînement à se fondre dans la société pour être encore plus performant et ne pas être qu'un tueur de l'ombre de plus. Sa beauté autant que sa performance lui avaient valu d'être choisi pour devenir Red. On lui avait enseigné à séduire, à plaire pour se dissimuler et atteindre ses cibles plus facilement. On lui avait appris à jouer de ses charmes, à utiliser son corps…

Et après une brève rébellion, qui lui avait coûté cher, il avait abandonné sa révolte. A quoi bon souffrir ? De toute façon, rien n'avait plus d'importance au fond. Il ne lui restait rien, ils lui avaient tout pris… Il était Red désormais… L'autre nom, celui de l'enfant heureux parmi les siens avant que la guerre ne le dévaste, avait disparu, noyé dans tout ce sang et toutes ces larmes invisibles versés. Il n'existait plus, il n'était que cette poupée sans intérieur, obéissante et efficace.

Il posa le front contre la vitre, contemplant le reflet de son regard sans le voir vraiment. Alors s'il n'était que ça, pourquoi s'était-il déguisé ainsi aujourd'hui ? Pourquoi avait-il voulu cette exposition insensée, pour laquelle, sans doute, il serait puni lourdement quand ils sauraient ? Et surtout pourquoi soudain un vertige étrange s'emparait-il de lui, accélérant légèrement les battements de son cœur, faisant imperceptiblement trembler ses mains ?

Il posa la main sur sa poitrine, constatant avec étonnement les coups profonds qui résonnaient. Que se passait-il ? Avait-il le trac ? Lui ? Pourquoi ? Il se releva et adressa un regard perçant au visage dans la glace. Un regard dur.

Allons ! Lui ? Le trac ? Dans le miroir, la bouche s'étira dans un sourire doucereusement cruel. Il fallait avoir un cœur pour avoir le trac ou une quelconque émotion et il n'en n'avait pas ! Il n'en n'avait plus. On avait soigneusement veillé à ce que le cœur, chez lui, ne soit qu'un organe fournissant le sang à l'organisme et rien de plus.

Le sourcil brun se fronça, le regard noisette se fit soudain transperçant. C'était mieux ainsi, vu à quoi il servait. Sous l'acuité étrange du regard brun vert, les traits ciselés et tranchants du beau visage se lénifièrent, se modifièrent, et bientôt l'homme dans le miroir fut tout autre.

Ce n'était plus Red déguisé, que l'on reconnaissait encore sous la dissimulation. C'était un inconnu, beau et séduisant, au visage doux et harmonieux, au sourire tendre et au regard ouvert et franc.

Saisissant sa veste en sifflotant, il sortit de sa chambre, puis de l'hôtel, par la grande porte, crânement, sûr de lui, au beau milieu des paparazzis qui faisaient le guet dans la rue. Apparemment son scoop était tombé… Le sourire tendre se teinta fugitivement de cruauté. Bien, sa présence à Paris était expliquée. Du moins jusqu'au lendemain… Après, il faudrait décidément trouver autre chose…

Il décida de marcher jusqu'à la galerie. Il ne pleuvait pas et le centre de Paris était différent des autres villes. Il aimait marcher dans les rues anciennes, chargées d'histoire, aux façades haussmanniennes élégantes. Et puis, inexplicablement aujourd'hui, il avait envie de légèreté.

Au bout d'une heure de marche et de flânerie, il arriva dans le quartier du Marais où se trouvait la galerie. Une foule se pressait sur le trottoir et la cour de l'hôtel particulier était pleine. Tanizer et Drüger venaient d'arriver, escortés par leurs agents, comme des stars. Ils étaient ridicules, tous les deux… Il jeta un coup d'œil autour de lui : appareils photo et cartons de presse fleurissaient un peu partout. Apparemment, la presse artistique parisienne s'était déplacée pour l'occasion. Ou pour le scoop qu'il venait de sortir, peut-être... Il s'arrêta devant l'affiche élégante et prétentieuse.

« Le monde d'après.

Red, Baïan Tanizer et Albérich Drüger : Regards Déchirés

Autres regards : Denton, Leliah, Damian, Siegfrid, Zorah et Milo »

Son regard s'attarda sur le dernier mot. C'était si étrange de voir écrit dans la réalité ce nom oublié d'un autre temps, ce nom vestige d'une époque où il était encore un être humain… Pourquoi avait-il fait cela ? Pourquoi ? Il cherchait une réponse à cette question depuis des semaines, déjà. Le léger vertige lui revint brièvement, il secoua la tête comme quelqu'un qui s'éveille d'un songe et entra dans la galerie.

Personne ne fit attention à lui et il put parcourir l'exposition tranquillement. Il accorda à peine un regard à ses propres photos. Elles ne l'intéressaient pas. Elles n'étaient qu'un mensonge de plus dans cette mascarade qu'était sa vie. Un mensonge haute définition aux millions de pixels colorés. Rien de plus.

Il passa successivement dans les autres salles où se trouvaient les œuvres de Tanizer et Drüger, qu'il jaugea d'un œil critique. Le premier avait des clichés doux et pastels, presque poétiques, sur les conflits humains. Les couleurs filtrées et les taches circulaires de lumière, qui formaient comme une barrière protectrice, favorisaient une interprétation onirique des horreurs de la guerre. Et Red admirait presque cela dans les photos de Tanizer. On aurait presque dit qu'on se trouvait ailleurs, à des lieues des champs de batailles et des souffrances des humains fauchés par les armes... Oui, il réussissait presque à farder la guerre… Presque…

Drüger, quant à lui, était clinquant et « too much », jusque dans ses photos. Il accentuait trop les souffrances, les couleurs. Il dramatisait et mettait en scène, et ça se voyait. Il n'aimait pas son œuvre, même s'il lui reconnaissait effectivement un coup d'œil précis et une bonne composition. Il avait toujours l'impression de regarder un opéra étrange et grandiloquent en contemplant ses clichés.

Il poursuivit son chemin et passa dans les autres salles, plus petites, où étaient exposés les anonymes de la soirée. Ici, pas de lumières pour mettre en valeur les œuvres, pas de mise en scène. Juste des clichés presque sans titre, le nom du photographe écrit si petit qu'on ne le voyait presque pas. Il y avait beaucoup moins de monde dans ces salles-là, évidemment.

Il arriva à la dernière salle. La sienne. Et les battements profonds s'élevèrent à nouveau dans sa poitrine. Un étrange goût se répandit dans sa bouche et il s'arrêta sur le seuil. La salle était vide, ou presque. Il n'y avait qu'une personne. Un homme, de dos, absorbé dans la contemplation d'une photo. La gorge de Red devint sèche brusquement quand il se rendit compte de la photo regardée.

La photo. Celle par laquelle tout avait commencé.

C'était la photo d'une mère portant son fils sur le dos, courant pour se mettre en sécurité et le mettre à l'abri des bombardements. L'enfant avait dû marcher sur une mine, ou être touché par un tir de rocket. Il n'avait plus de pieds. Visiblement, à sa tête penchée en arrière et à sa bouche et ses yeux ouverts, il était mort ou presque. Et pourtant sa mère dégageait une telle force, une telle puissance absolue, capable de tout renverser sur sa route, qu'il avait pris la photo, comme ça, sur une impulsion. Elle était passée devant lui, comme une bourrasque, comme une vague puissante que rien n'arrête. Et il était resté sonné, un peu haletant, ne comprenant pas, ne sachant pas pourquoi il avait pris cette image du désespoir le plus terrible qui soit.

Il ne l'avait pas voulue, cette photo. Elle avait surgi d'un coup et s'était imposée à lui. Il n'avait même pas ressenti de compassion pour cette mère, ne l'avait pas aidée. La seule chose qu'il voulait d'elle c'était son image, et cette force étrange, incompréhensible, qui l'accompagnait.

Il l'avait appelée « Amour maternel » : le contraste cruel lui avait paru marrant. Et depuis, elle l'encombrait. Il ne savait pas pourquoi il l'avait prise et il ne savait pas quoi en faire. Elle était trop dure et trop puissante pour rapporter de l'argent ou pour se fondre dans le monde d'apparences aseptisé de Red. Elle ne servait à rien. Pourtant, il n'avait pas pu s'en défaire. Et depuis elle, d'autres images, comme ça, avaient surgi de nulle part sous son regard et l'avaient rejointe, formant petit à petit une interprétation.

Comme si quelque chose remuait, tout au fond. Comme si un vent étrange, d'ailleurs et de changement, s'était levé et se faisait plus fort à chaque nouveau cliché… Est-ce que quelque chose s'était réellement mis en route ? Quelque chose était-il en train de naître, de renaître ?

Il avait finalement décidé de les exposer. Sous un autre nom, en secret. Et la décision avait pris une force et une urgence qu'il ne s'expliquait pas. Il avait choisi sur un coup de tête de reprendre ce nom éteint, enseveli, d'autrefois, tout en sachant que c'était une erreur. Qu'ils le sauraient et qu'il le paierait...

Les battements profonds s'accentuèrent et se rapprochèrent. Le vertige se creusa à nouveau en lui et Red poussa un long soupir, comme l'exhalaison de celui qui s'éveille et ouvre un regard neuf sur le monde qui l'entoure.

L'homme perdu dans sa contemplation se retourna. Leurs regards se croisèrent.

C'était un jeune homme d'une vingtaine d'années.

C'était un serveur.

C'était une beauté comme il n'en n'avait jamais vue.

Grand et élancé, il avait une silhouette fine et fière, mise en valeur par son pantalon et sa veste noirs et sa chemise blanche cintrée à col Lavallière. Son visage était parfait, des lèvres douces, en passant par les pommettes hautes, jusqu'à l'arête délicate du nez. Ses yeux, grands et bien dessinés, en amande, avait une teinte ambrée rougeoyante fascinante. Mais le plus impressionnant, qui heurta violemment Red de plein fouet, fut sa chevelure. Une incroyable chevelure de feu liquide, aux reflets moirés qui renvoyaient la lumière en éclats… Comme une version rouge profond du vif-argent.

Il n'avait jamais vu une telle beauté, si étrange et inhabituelle. Et pourtant, il en avait vu de toutes sortes à travers les pays qu'il avait visités. Des beautés rares, étranges, de tous les peuples et de tous les horizons. Mais rien de semblable, éthéré, idéal, comme sorti d'un autre monde, peuplé de fées ou de lutins.

Et soudain, Red vola en éclats.

Le masque cruel et factice tomba. Si facilement...

Et il resta nu, dévoilé, comme un nouveau-né à l'aube de l'existence.

Sous le regard rougeoyant lumineux et étonné, dans cette petite salle à l'écart, environné des surgissements d'un être nié, torturé, et pourtant toujours là, il se sentit étrangement bien. Étrangement lui.

Comme jamais.

Avec un sourire hésitant, le cœur battant soudain avec une force et une intensité qu'il n'avait plus connu depuis les tréfonds de sa mémoire, il s'approcha du jeune serveur. Quelque chose chantait en lui de plus en plus fort et le poussait vers le jeune homme. Une puissance dévastatrice, croissant de seconde en seconde, capable de tout renverser sur sa route, le menait jusqu'à lui.

Le cœur douloureusement étreint, le souffle court, il s'arrêta à un mètre environ et, passant la main dans ses cheveux d'un geste trahissant sa nervosité, lui parla d'une voix étrange, cassée par l'émotion, une voix qui lui était inconnue.

« Bonsoir. Alors qu'en dites-vous, de cette photo ? Elle vous plaît ? »

oOoOo

Arrivé sur les lieux de l'exposition photo du soir, Camus attendit la venue de Lilian, en retard, comme d'habitude. Il ne se sentait pas à l'aise sans son ami, dans cet univers guindé et tape à l'œil. Il vit arriver les vans du traiteur qui se garèrent dans un coin de la cour de l'hôtel particulier. Lilian n'était toujours pas là, et Camus pesta. Il ne savait pas quoi faire. Devait-il se présenter même en l'absence de son recruteur ? Il n'avait bossé qu'une fois pour cette entreprise et n'avait pas encore rencontré tout le monde. Et il ne savait même pas si Lilian avait prévenu qu'il remplaçait un certain Théo pour la soirée…

Il attendit encore quelques minutes puis prit son parti, brusquement, et se présenta aux hommes qui filtraient les entrées. Ceux-ci le regardèrent des pieds à la tête quand il s'annonça comme l'un des serveurs embauchés par le traiteur, puis, à sa grande surprise, le laissèrent passer avec un regard insistant que Camus ne sut pas s'expliquer.

Il chercha un responsable, mais les gars n'avaient pas le temps, descendaient des tables, les mettaient en place, rapidement, sans lui prêter attention. Leur seule réponse à ses questions était « Il faut voir avec Vitale », et ils s'éloignaient vite après cela.

Soudain une main de fer, douloureuse comme une pince, l'empoigna par l'épaule et le retourna d'un seul mouvement, comme un pantin, et il se retrouva face à un homme impressionnant. A son uniforme immaculé, brodé de son nom, il reconnut le chef Vitale Contesi, en personne, qui le fusillait de son regard de nuit bleutée intransigeant.

Camus, sous le regard dur, déglutit et se raidit sans pouvoir s'en empêcher. Le chef était encore plus impressionnant en vrai qu'en photo et son visage d'italien pur souche, à la peau ambrée, aux cheveux et aux yeux sombres, dégageait une énergie frappante.

« Qui es-tu et que fais-tu ici ? Je ne te connais pas ! »

Camus ouvrit la bouche pour répondre, mais il n'en eut pas le temps. Lilian arriva enfin et lui fit un grand sourire et un signe de la main.

« Camus ! Tu es arrivé en avance ! Salut, chef ! Comment vas-tu ?

- Tu le connais ?

- Oui, c'est Camus qui remplace Théo.

- Cazzo ! Et prévenir ? Ça t'est pas passé par la tête ?

- Ça va ! On a le compte de gars classes et élégants, c'est tout ce qui compte, non ? Et avec lui, on a gagné au change, tu ne trouves pas ? »

Camus frémit et leva les yeux au ciel intérieurement. Lilian ne changerait jamais ! Il ne savait plus où se mettre, sous le regard bleu noir incisif. Mais curieusement, le chef s'adoucit imperceptiblement et un très léger sourire vint orner sa bouche fine. Il le détailla lui aussi des pieds à la tête et le lâcha en adressant à Lilian un regard approbateur. Puis sur un hochement de tête et un dernier regard à son égard, il se détourna et se mit à gronder dans sa langue natale à l'attention d'un des gars dont le travail visiblement ne lui allait pas.

Lilian agrippa son bras et l'entraîna dans un couloir qui partait à l'arrière de la galerie. Ils traversèrent rapidement les salles où les photos étaient exposées et certaines attirèrent l'attention de Camus. Il était curieux, vraiment, et espérait vivement qu'il aurait le temps d'en profiter à un moment ou à un autre de la soirée. Arrivés dans une arrière salle, ils déposèrent leurs affaires et remirent de l'ordre dans leur tenue. Lilian fit pivoter Camus et d'un œil éclairé rajusta ses vêtements, puis il dégaina sa brosse à cheveux avec un sourire doucereux. Camus soupira. Pas moyen d'y échapper. Il se laissa coiffer longuement sans rechigner, mais Lilian ne lui noua pas les cheveux, cette fois.

« Ils sont trop beaux. Et longs comme ça dans ton dos, sur ta veste, ils font un effet… Ce serait dommage de les attacher.

- Je préfère quand ils sont libres, j'y suis plus habitué.

- Oui, j'ai remarqué la dernière fois. Bon, tu fais la salle avec Anthony, Sylvain et les autres. Je vais te les présenter.

- Et toi ? Tu ne seras pas en salle ?

- Non… Moi ce soir, je m'occupe du buffet avec Valentine et Sarah.

- Le buffet ? Sérieusement ? Mais… je croyais que tu voulais t'approcher de Red ? Ça risque d'être plus difficile si tu restes au buffet.

- Oui, c'est vrai. Mais tant pis. Après tout un « tiens » vaut mieux que deux « tu l'auras », comme on dit.

- De quoi parles-tu ?

- Le chef ne devait pas venir initialement, alors j'aurais fait la salle comme toi. Mais il est là finalement. Alors je préfère tenir le buffet… Tu comprends ?

- Oh… C'est lui que tu as en vue ?

- Chut ! Pas si fort !

- Mais… Il est… gay ? Je n'en ai pas l'impression…

- Ben non, il ne l'est pas. C'est bien ce qui est compliqué dans cette histoire. Et cette greluche de Valentine l'a à l'œil, elle aussi. Alors il faut absolument que je lui casse son plan ! Vois le bon côté des choses, mon petit Camus : tu auras le beau Red rien que pour toi !

- Combien de fois je dois te le dire ! Il ne m'intéresse pas, ce mec !

- Mais oui, mais oui, mon chéri ! Pour un mec indifférent, tu te défends vigoureusement d'avoir le moindre intérêt pour lui.

- Lilian, tu m'agaces ! Puisque c'est comme ça, je t'abandonne sans remords, cloué à ton buffet inintéressant, et je vais profiter de l'exposition avant qu'il y ait trop de monde et que le service ne commence. »

En accrochant son badge de service au revers de sa veste, Camus entendit le rire moqueur de Lilian qui s'éloignait. Il poussa un soupir et secoua la tête avec un sourire. Son ami ne changerait pas. Son sourire s'accentua : et il avait raison de ne pas changer, il était parfait dans sa joie de vivre et son exubérance.

Avec satisfaction et curiosité, Camus se mêla aux premiers visiteurs qui entraient et découvrit lui aussi les photos des trois photographes principaux exposés dans les premières salles, luxueuses et apprêtées. Il commença par la première salle en venant de l'arrière galerie et donc par le troisième photographe en rang d'importance.

Albérich Drüger. Camus ne le connaissait pas du tout, mais ses clichés le dérangèrent, par leur côté superficiel et vaniteux. Il y avait quelque chose de faux dans ces images grandiloquentes des dévastations de la guerre. Il manquait de simplicité et d'authenticité. Il passa à la seconde salle.

Baïan Tanizer. Ce photographe-là, au contraire de Drüger, lui plut. Sa vision était plus personnelle et plus délicate. Ses photos étaient travaillées et délivraient un message troublant. Il arrivait presque à rendre des scènes difficiles voire cruelles, belles et poétiques. Il ne montrait qu'un côté de la guerre, effectivement, mais le sous-entendu des images suffisait à rappeler l'atroce réalité, évacuée le temps d'un cliché. Il resta assez longtemps à admirer les photos constellées de gouttes de lumières comme un rideau de pluie lumineuse et métaphorique, puis il passa dans la troisième salle, la première de la galerie, celle où se pressait la foule des arrivants.

Red. Ce journaliste troublant qui avait suivi l'actrice dans son hôtel pour une entrevue sans équivoque… Celui dont le regard de ciel d'été hantait sa vue, depuis. Le cœur légèrement battant, Camus regarda ses photos. Et elles lui déplurent, profondément. Il passa de l'une à l'autre, le visage de plus en plus sombre, contrarié, presque en colère. Après Tanizer et ses jeux de lumière subtils, les photos de Red étaient insupportables. Le jeune homme se retourna et contempla la foule qui s'extasiait sur les clichés exposés. Comment tous ces gens ne voyaient-ils pas la supercherie ? Camus darda à nouveau sans pitié son regard assombri de dépit vers l'image en face de lui. Une banale scène de dévastation, pleine de bruits et de fureur. Sans intérêt. Il se recula, bras croisés.

Certes, les scènes étaient parfaitement cadrées et prises, la lumière maîtrisée et l'angle de vue judicieux. Mais il n'y avait rien dans ces photos. Aucun message. Aucune force. Rien. Comme si le regard qui les avait prises était vide…

Avec un geste d'humeur, Camus passa rapidement dans les autres salles, celles réservés aux petits photographes ayant l'immense chance de faire la seconde partie de l'exposition de trois célébrités de leur art. Il apprécia inégalement ces œuvres. Certaines dégageaient quelque chose, d'autres rien, ou alors si peu et si confus que cela ne valait pas la peine de s'y arrêter.

Il finit par arriver dans la dernière salle. Il jeta un coup d'œil à sa montre, sur le seuil de la salle. Mince ! Le service allait bientôt commencer, il n'avait plus beaucoup de temps. Mais il voulait terminer l'exposition, quand même. Et puis, cela lui semblait aussi plus respectueux, d'aller jusqu'au dernier exposé, dont le nom lui échappait d'ailleurs.

Il entra et immédiatement il la vit. Elle lui sauta au visage avec une force impressionnante.

Hypnotisé, il marcha jusqu'à elle comme un automate.

Son cœur se serra avec une force douloureuse qui faillit lui faire pousser un cri et son souffle se perdit dans ses poumons. Il sentit des larmes monter du plus profond de lui, comme surgissant directement de ses entrailles, comme si l'image parlait à son âme une langue sacrée et inconnue.

Il resta longtemps perdu en lui-même et dans l'émotion violente et puissante soulevée par la photographie. Jusqu'à ce qu'un profond soupir s'élève dans son dos. Au son douloureux, qui ressemblait au soupir de quelqu'un qui s'endort ou qui se réveille, son être s'emballa sans qu'il comprenne le phénomène. Il se sentit proche de la panique, comme s'il était surpris dans un instant de grâce qu'il ne voulait pas partager. Comme s'il ne voulait pas reprendre pied dans la réalité. Comme s'il venait de toucher du doigt ce qu'il cherchait depuis si longtemps. Un monde en couleurs, puissant et réel, ailleurs que dans un livre. Il hésita un instant puis se retourna à regrets pour contempler celui qui venait de l'arracher à sa fascination.

C'était un jeune homme, presque de son âge.

C'était un invité, visiblement.

Il lui plut, instinctivement.

Il était grand, plus que lui, et athlétique, avec une silhouette harmonieuse et bien prise. Ses cheveux bruns, sa peau dorée et ses yeux noisette lui donnaient un air plutôt méditerranéen. Son visage était beau, vraiment, et il avait une émotion éperdue dans le regard qui le rendait touchant et qui fit battre inexplicablement son cœur. Il le regardait comme s'il n'en croyait pas ses yeux, avec admiration, presque avec stupéfaction. Puis après un instant, il sembla sortir de sa contemplation et eut un sourire fragile, presque hésitant, qui fit monter une vague de chaleur douce et puissante dans le corps de Camus jusqu'à lui monter aux joues. Il fit quelque pas et le jeune homme sentit quelque chose chanter en lui de plus en plus fort. Il ne comprenait pas vraiment ce qui était en train de se passer, mais il sentait qu'un fil se nouait entre eux, les reliant l'un à l'autre. Il n'osait pas parler, pas bouger, presque pas respirer, de peur de rompre cet instant magique.

Le jeune homme en face de lui se passa la main nerveusement dans les cheveux puis lui parla d'une voix émue, rauque et douce qui sembla le surprendre lui-même.

« Bonsoir. Alors qu'en dites-vous, de cette photo ? Elle vous plaît ? »

- Bonsoir. Beaucoup. Elle est extraordinaire. Et vous ? Qu'en pensez-vous ? Elle vous plaît ?

- Je ne sais pas exactement. Elle m'a sauté au visage quand je l'ai prise, mais ce n'est pas moi qui l'ai choisie. C'est elle qui s'est imposée. Cependant, je crois que je l'aime.

- Que… C'est vous qui avez pris cette photo ?

- Oui… Enchanté de vous rencontrer. Je… Je m'appelle… Milo. »

oOoOo

Chapter Text

« C'est un plaisir de vous rencontrer, Milo. Je m'appelle Aloïs.

- Le plaisir est partagé, Aloïs. Je suis très touché que vous vous soyiez arrêté sur ma photo. Vraiment. Elle est un peu particulière, celle-ci…

- Oui. Je trouve aussi qu'elle dégage une force réelle, une puissance invincible. Elle m'a sauté aux yeux dès mon entrée dans la pièce. Je n'ai vu qu'elle. Vous avez un grand talent, vraiment !

- Ah ah, c'est très aimable à vous, et votre enthousiasme me donne presque l'impression que vous avez raison. Mais la vérité, c'est que ce n'est pas moi le photographe pour lequel les critiques et les visiteurs se sont déplacés.

- J'ai regardé toutes les photos de cette exposition et vraiment, pour moi, celle-ci est la meilleure. De très loin. Où et dans quelles circonstances l'avez-vous prise ?

- Eh bien, vous allez me faire rougir. Mais les stars de ce soir s'appellent Drüger, Tanizer et Red. Pas Milo... Pas encore, en tout cas. »

Sur ces derniers mots, dits d'un ton plus léger que la pointe d'amertume avec laquelle il avait prononcé les noms des photographes célèbres, Milo lui adressa un sourire complice et un clin d'œil amusé. Camus sentait une onde de chaleur douce se répandre dans son corps depuis que le jeune homme s'était présenté et lui avait adressé la parole. Et il avait l'impression que son ventre se creusait et se nouait, comme lorsqu'il devait parler devant l'amphi pour répondre à une question ou présenter une explication de texte à l'oral. C'était très troublant et contradictoire. Car ils étaient seuls dans cette petite pièce intime. Il n'y avait aucun stress, aucun enjeu, aucune pression. C'était une simple discussion avec un jeune photographe, prometteur mais inconnu, à propos d'une photo. Ce n'était rien. Vraiment rien.

Alors pourquoi était-il si nerveux ? Pourquoi ses mains devenaient-elles moites tout à coup. Et pourquoi ne parvenait-il pas à détacher ses yeux du visage de Milo ? Heureusement que le jeune photographe regardait la photo devant eux, sinon qu'aurait-il pensé de son attitude ? On ne dévisage pas les gens de cette manière, c'est impoli… Camus avait beau le savoir, il ne pouvait s'empêcher de dévorer Milo du regard. Il ne comprenait pas. Que lui arrivait-il ?

La photo. Son émotion avait commencé avec cette photo incroyable. Et savoir que Milo était celui qui l'avait prise l'avait sans doute fortement impressionné et l'émotion de la contemplation de l'œuvre avait gagné celle du créateur. Oui, ce devait être cela. Il ne pouvait pas y avoir d'autre explication…Même si le jeune photographe aurait pu être, lui aussi, une œuvre et servir de modèle. Même s'il était d'une beauté évidente. Même si Camus ne parvenait pas à se détourner de son visage aux traits parfaits, aux yeux plus proches du vert, à les voir de près, que du brun, à la bouche harmonieuse et aux lèvres tentantes…

Camus tressaillit, cilla et ses yeux s'agrandirent sous le coup du froid qui le parcourut soudain. Que venait-il de penser ? Avait-il vraiment qualifié les lèvres de Milo de « tentantes » ? Sa respiration se bloqua douloureusement une fraction de seconde puis repartit péniblement tandis que la moiteur de ses mains s'accentuait et que sa poitrine résonnait de coups profonds. La panique l'enlaça de ses doigts de glace et son esprit se vida de toute substance, ne laissant que le blanc et une douce euphorie, comme lorsqu'un verre d'alcool monte à la tête. Il ne resta en lui que la peur, les coups profonds et douloureux dans la poitrine et cette étrange chaleur qui l'habitait et se répandait invinciblement.

« … Et voilà comment les choses sont arrivées. Euh… Aloïs ? Aloïs ? Vous ne vous sentez pas bien ?

- Ah… Euh… Je… Si ! Si, tout va très bien. Je… J'ai bu une coupe de champagne, le ventre vide, après une longue journée. Ce doit être cela, la tête me tourne un peu.

- Vous voulez vous asseoir ? Tenez, venez par ici. »

Doucement, Milo lui avait pris la main et le conduisait vers un sofa, dans un coin de la pièce. La proximité de son corps, sa main dans la sienne et l'autre qui effleurait sa taille, achevèrent la déroute de Camus. Il voulut se dégager, mais ses jambes se dérobèrent sous lui et le photographe l'enlaça pour le soutenir. Camus se sentit profondément frémir lorsque les bras de Milo se nouèrent autour de lui et que leurs corps s'épousèrent. Des bras et un corps athlétiques et puissants, aux muscles fermes. Une odeur pénétrante et envoûtante lui parvint. Une senteur de chaleur et de pierre, de désert brûlant. Il ferma les yeux. Un souffle doux chatouilla son oreille gauche.

« Aloïs... »

Camus frissonna longuement. La voix était profonde et grave et ses inflexions étaient chaudes, semblaient caresser son prénom. Jamais personne ne l'avait murmuré avec cette douceur soyeuse et veloutée. Avec une telle sensualité… Comme si ce prénom murmuré était l'aveu de quelque chose qui se nouait entre eux deux... Une émotion partagée... Un sentiment ?

Sous le coup de la soudaine brûlure, Camus rouvrit les yeux et se raidit, s'écartant légèrement de Milo, assis à côté de lui, qui le regardait intensément. Il cligna des yeux à plusieurs reprises et regarda autour de lui, comme s'il s'éveillait d'un songe. Il devait se reprendre ! Que lui arrivait-il ? Il se conduisait de façon vraiment ridicule ! Et embarrassante ! Inspirant profondément, il se tourna vers le jeune photographe et lui sourit légèrement.

« Merci beaucoup Milo, je me sens mieux. Je suis désolé de vous avoir inquiété et de ne pas vous avoir écouté. C'est très impoli. Je vous présente mes excuses.

- Ce n'est rien. Je ne parlais que de la photo.

- Oh ? Et que me disiez-vous ?

- Je répondais à votre question.

- Ma question ?

- Oui. Vous m'avez demandé où et comment j'avais pris cette photo. Je vous répondais.

- Oh, et cela vous embête de me raconter cette histoire à nouveau ? J'aimerais vraiment savoir.

- Pas du tout, bien au contraire. J'aime cette photo et son histoire de toute façon. Elle est la première image de la guerre que j'ai réussi à fixer telle que je la vois. Je l'ai prise en mission, avec un convoi de soldats de l'armée que j'accompagnais pour couvrir le conflit avec Daesh. C'était l'année dernière, après un bombardement qui avait fait beaucoup de victimes lors de la bataille de Raqqa, en Syrie.

- Quoi ! Vous êtes allé en Syrie ? Vraiment ?

- Oui. Et dans bien d'autres pays. Je suis reporter photo indépendant et je couvre de préférence les conflits humains.

- Pourquoi ?

- Comment cela, pourquoi ?

- Il y a bien d'autres sujets à couvrir. Pourquoi la guerre ? »

Milo fronça les sourcils et se mordit la lèvre inférieure. Pourquoi la guerre ? Il ne savait pas. Il n'avait pas réfléchi à cela. La guerre était une évidence dans son horizon. Elle était là, tapie en lui et dans les moindres recoins de sa vie depuis toujours. Il n'avait pas souvenir d'un seul moment, d'une seule parcelle de lui qu'elle n'ait pas gouvernés. Il était ce que la guerre avait fait de lui, elle l'avait façonné. Mais comment l'expliquer à un jeune homme comme Aloïs, qui ne connaissait visiblement que la paix ?

« Parce que la guerre, c'est le propre de l'homme. C'est le fondement de tous les échanges de l'humanité.

- Vous le pensez vraiment ?

- Oui. C'est une certitude.

- Je pense que vous avez tort. La guerre et l'affrontement sont effectivement importants dans les échanges des hommes, mais ils sont loin d'en être le centre. Il y a beaucoup d'autres choses qui définissent les relations humaines.

- Qu'en savez-vous ?

- Je ne le sais pas par moi-même bien sûr, mais la littérature est riche d'enseignements sur ce point.

- La littérature ?

- Oh, excusez-moi. Vous vous êtes présenté et pas moi. Décidément, je me montre d'une inqualifiable grossièreté ! Je suis étudiant à la Sorbonne en littérature française. J'aimerais devenir professeur.

- Je ne connais pas très bien la littérature. Je n'ai jamais eu beaucoup de temps pour lire. Je ne connais que la réalité, et dans la réalité, le fondement de tout, c'est la guerre.

- Pourtant vous dites autre chose dans vos photos. Car dans cette fameuse photo, je ne vois pas la guerre, moi.

- Vous plaisantez ? Le gamin n'a plus de jambes et il est sans doute mort ! Il y a de la fumée et des décombres partout.

- Oui. L'horreur et l'atrocité de la guerre sont bien omniprésentes dans cette image et pourtant la force invincible, qui la traverse et qui saisit celui qui la voit, ne vient pas de la guerre. Ce n'est pas du désespoir ou de la souffrance. Ce n'est pas de la rage, ni même de la colère.

- Non, c'est un cri…

- Oui. Celui d'une mère. C'est le cri d'amour d'une mère, qui, pour sauver son enfant, peut renverser même la guerre et triompher d'elle. En fait, cette photo parle d'amour. Et c'est cette force immatérielle et évanescente que tout le monde cherche frénétiquement à saisir que vous avez réussi à emprisonner dans une image. Voilà pourquoi votre photo est la plus belle de toutes. Bien plus belle que les scènes apprêtées de Drüger ou que les jeux de lumière poétiques de Tanizer. Et certainement infiniment plus belle que les photos vides de Red ! »

C'était ça… Il avait cherché depuis des mois à mettre le doigt dessus, à comprendre ce surgissement, pourquoi cette image était venue à lui… Et Aloïs venait de mettre en lumière et de révéler l'insaisissable et l'indicible avec une facilité déconcertante. Le jeune homme avait une intuition redoutable et un véritable talent avec les mots. Du même genre que lui avec les images, apparemment…

Amour Maternel. Il avait sinistrement pensé faire une plaisanterie d'assez mauvais goût… Il n'avait fait que lui donner son vrai nom, sans comprendre… Il attacha les yeux sur la photo, sans la voir réellement, comme s'il la transperçait du regard pour atteindre une autre image, cachée derrière.

oOoOo

« Milo, mon chéri, quand je te le dirai, tu courras aussi vite que tu le peux, sans te retourner. Tu m'entends ? Tu ne dois pas te retourner. Quoiqu'il arrive !

- Maman, non ! Je veux rester avec toi !

- Non Milo. Tu dois t'en aller. Tu dois protéger ta petite sœur. Je compte sur toi, mon chéri.

- Mais Maman et toi ? Qu'est-ce qui va t'arriver ?

- Ne t'inquiète pas, mon petit amour, il ne va rien m'arriver. Et je serai toujours près de toi. Toujours. Je t'aime, Milo.

- Maman…

- Ne pleure pas. Prends Charis et attends mon signal. Et cours, cours, sans te retourner. Ne te retourne plus jamais, Milo, mon amour, mon chéri... »

oOoOo

Pendant un instant, Milo eut l'impression d'étouffer, comme s'il se trouvait sous l'eau. Il avait beau inspirer, il étouffait. Il se leva et fit quelques pas, les mains aux tempes, dans les cheveux. Que se passait-il ? Pourquoi ces images oubliées revenaient-elles soudain ? Pourquoi la boite de Pandore s'ouvrait-elle si facilement, si naturellement, d'un seul coup ? Il avait tellement cherché à se rappeler, à retrouver ces images de celui qu'il était avant, sans réussir. Cela lui avait valu tellement de larmes et de souffrances silencieuses, quand il avait compris qu'il ne se rappellerait sans doute jamais, qu'ils avaient bien fait leur sale boulot avec lui… Et là… Dans cette petite pièce, avec Aloïs…

Une main hésitante se posa sur son bras et Milo se retourna. Aloïs était devant lui et le regardait d'un air légèrement surpris. Il plongea dans les yeux du jeune homme, à la teinte si particulière, ambrée rougeoyante, comme un bijou magnifique, comme un courant d'étincelles. Ses yeux étaient beaux, vraiment. Comme le reste de son visage, comme ses cheveux incroyables, comme sa bouche aux lèvres douces et tentantes… Tellement tentantes…

Une onde de chaleur se leva soudain et le parcourut puissamment, se logeant dans son ventre et ses reins. Sous le coup de la surprise, Milo laissa échapper un tressaillement. Sans quitter le visage délicat du regard, il plongea en lui-même, à l'écoute de son corps. Pas de doute. Cette pulsation chaude et tendue, comme un cœur qui se trouverait dans son ventre, cette faim urgente qui le saisissait tout à coup. C'était du désir. Du vrai désir. Celui qu'on ne contrôle pas, qu'on ne feint pas, qui ne s'explique pas. Lui... Lui que tous désiraient en vain sans que lui-même ne soit jamais touché... Il ressentait du désir. Pour Aloïs.

Profondément troublé, ébranlé dans les certitudes qu'il pensait avoir sur lui-même, il leva un regard aigu et impérieux sur le jeune homme qu'il désirait, tout proche, et levant doucement la main, saisit une mèche de cheveux vif argent rouge sombre qu'il laissa couler entre ses doigts lentement. Les yeux ambrés d'Aloïs s'agrandirent et il eut un frisson qui courut sur la soie blanche de sa peau. Puis il baissa les yeux et un voile rosé se répandit rapidement sur son visage.

« Milo… Que… Que faites-vous ? »

La voix du jeune homme était tremblante, comme ses propres mains. Comme son cœur, cet organe seulement chargé de pourvoir le sang à l'organisme normalement. Milo inspira profondément et ferma les yeux. Est-ce que son cœur pouvait vraiment avoir un autre rôle que de le maintenir en vie ? Est-ce qu'il était capable finalement d'éprouver des émotions ? Des sentiments ?… Un frisson le parcourut à nouveau, une puissante vague glacée cette fois et son ventre, qui pulsait chaudement sous l'effet du désir, se creusa. Le froid régna subitement en lui, ainsi que le blanc et le vide, et il identifia ce qui se passait, stupéfait. Il avait peur. Effroyablement peur. Peur d'Aloïs…

Il rouvrit les yeux et immédiatement leurs regards se nouèrent, le fil invisible qui semblait s'être tissé entre eux se tendit. Aloïs avala nerveusement sa salive et Milo, saisissant une nouvelle mèche de mercure rouge, se pencha vers le jeune homme très lentement, pour l'embrasser. Mille sensations se mêlaient en lui à présent. La boite de Pandore était largement ouverte. Peur, désir, émerveillement, plaisir, joie. Toutes ces émotions oubliées renaissaient, se bousculaient et tournoyaient comme des feuilles dans le vent.

Dans cette pièce à l'écart, au milieu de ses photos, témoignages de sa survivance et de sa renaissance, avec Aloïs, grâce à lui, il était de nouveau vivant.

Il était de nouveau lui.

Milo.

Red s'éloignait dans l'oubli et le noir, à son tour.

Enfin…

« Ah enfin, je te trouve ! Qu'est-ce que tu fous, Camus ? Grouille-toi ! Le service est commencé depuis un moment et le chef et le patron ne sont pas contents !

- Li… Lilian ! Euh… Oui… J'arrive, bien sûr ! Je suis désolé, Milo, je dois y aller. J'ai oublié, l'espace d'un instant, que j'étais ici pour travailler. Je vous remercie pour notre discussion. J'ai passé un excellent moment. Et je suis très heureux de vous avoir rencontré. Vraiment. Au revoir, donc. »

La mèche de vif argent rouge quitta sa main, Aloïs s'éloigna vivement et rejoignit son ami qui le regardait à présent avec une vive curiosité. Milo le regarda s'éloigner avec détresse. Le froid et le noir le gagnaient et il sentait la pléiade d'émotions violentes qui l'avaient habité se calmer et replonger dans les limbes de son être. L'instant magique s'achevait, mais quelque chose était né et demeurait, au fond, quelque chose de fragile qui s'agitait comme un oisillon, quelque chose à nourrir et à protéger, à faire grandir.

« Oh là là, Camus ! Désolé si je t'ai cassé ton coup ! Mais bon, il y a quand même le boulot ! La vache, mon salaud, il est super mignon ! Qui c'est ? Il s'appelle comment ? Tu l'as rencontré comment ?

- La ferme, Lilian ! Combien de fois je dois te le répéter ? Les hommes ne m'intéressent pas !

- Ah oui, ça saute aux yeux ! Particulièrement vu la façon dont tu le mangeais des yeux, ce beau brun !

- Absolument pas ! Je… J'ai juste voulu me montrer poli, c'est tout. Mais c'était très embarrassant ! Heureusement que tu es arrivé, d'ailleurs.

- Et c'est qui alors ?

- Mais personne. Ce n'est personne. »

La boite se referma et le petit être palpitant et fragile en lui expira. La douleur même, aiguë et puissante comme une lame chauffée à blanc, s'effaça aussi vite qu'elle était née sous les mots d'Aloïs. Soudain, le maelstrom d'émotions disparut et le masque cruel se reconstitua. Survivre. Ne plus souffrir. Ne laisser aucune brèche, jamais, aucune faiblesse. Seuls les faibles pleurent, seuls les faibles ressentent, seuls les faibles souffrent.

Red regarda froidement Camus et Lilian s'éloigner en se chamaillant à voix basse. Il perçut un regard détourné et hésitant, lancé en arrière par le jeune homme qu'il avait cru être capable de l'atteindre, et le sourire méchant réapparut. Ne jamais se retourner, plus jamais. Aller de l'avant. Être le meilleur, le plus fort, toujours. Écraser les autres pour ne pas l'être soi-même.

Il quitta à son tour la dernière salle de l'exposition, calme et en parfaite maîtrise de lui. Allons, la plaisanterie allait pouvoir commencer. Milo avait échoué : au tour de Red… Il gagna l'arrière de la galerie où se trouvait le sac de vêtements qu'il avait déposé la veille, en prévision. Il se changea rapidement mais avec un soin tout particulier. Ce soir, il voulait être éclatant, inouï, éblouissant. Le sourire s'accentua dans la glace face à lui tandis qu'il ôtait sa perruque brune et révélait sa crinière d'or, attachée. Il libéra les boucles et les ébouriffa, les travaillant aux doigts avec du gel, pour les fixer. Puis dans le miroir, les yeux brun-vert se firent transperçants et saisissant d'un geste rageur les lentilles colorées, il les jeta avec mépris dans le lavabo.

Il se recula de quelques pas et le miroir lui renvoya une image qui lui plut. L'homme qui lui faisait face était étourdissant et d'une séduction ravageuse. Le pantalon de cuir noir allongeait ses jambes tout en soulignant leur galbe parfait et révélait les muscles fermes de ses cuisses. La chemise de soie rouge foncée épousait parfaitement les lignes souples de son torse et la transparence du tissu laissait entrevoir les courbes troublantes de son corps et la forme de ses mamelons. La veste noire, cintrée légèrement, mettait en valeur la largeur de ses épaules et la cambrure de ses hanches. Sa crinière d'or bouclée venait illuminer cette tenue sombre et semblait encore plus éclatante. Dans cet écrin de couleurs sombres et d'or, son regard de mer d'été semblait magnétique et miroitant, renvoyant la lumière comme s'il lançait des éclairs.

Red le flamboyant était prêt à entrer en scène !

oOoOo

Chapter Text

D'un pas souple, Red gagna la pièce principale de la galerie, ébouriffant négligemment ses boucles solaires afin de leur donner un air sauvage décoiffé en contraste avec le côté étudié du reste de sa tenue. Rapidement, il fut repéré et l'agitation s'empara de la pièce. Les flash crépitèrent. Les galeristes, un homme et une femme en tenue de soirée, s'avancèrent vers lui, étonnés. Personne ne l'avait vu entrer et ils s'interrogeaient visiblement sur la façon dont il avait surgi. Les murmures s'amplifiaient, les têtes se tournaient dans tous les sens à la recherche de la solution du mystère. Red sourit sarcastiquement. L'effet de surprise fonctionnait parfaitement.

Déjà les invités gravitant autour de Tanizer, dans une certaine mesure, et de Drüger, pour la majorité, les délaissaient et se massaient autour de lui. Déjà les journalistes s'approchaient et l'interpellaient pour les plus hardis ou prenaient des photos. Déjà les admirateurs, sourires aux lèvres et les yeux luisants, tentaient de s'approcher et de lui parler.

A peine arrivé, Red était entouré d'hommages plus ou moins troubles, serrait des mains qui pressaient la sienne ou s'attardaient sur sa peau, embrassait courtoisement des femmes qui lui lançaient des regards énamourés ou explicites. Au fur et à mesure de sa progression, la séduction opérait, comme à chaque fois, et le désir montait dans les regards que croisaient ses yeux translucides de mer turquoise, rehaussés et rendus plus profonds par le jeu de couleurs sombres de sa tenue.

Drüger, jusqu'à présent la star de la soirée, venait d'être subitement délaissé et ses lèvres fines pincées dans un sourire crispé ainsi que ses yeux étrécis qui suivaient le moindre de ses mouvements indiquaient clairement son dépit et sa rage. Tanizer, quant à lui, discutait avec quelques invités et lui lançait par moment un regard qu'il voulait visiblement détaché et supérieur et qui était en réalité amer et méprisant. Il savait ce qu'ils pensaient tous les deux : qu'ils étaient bien meilleurs que lui et que son succès lui venait seulement de sa beauté et de son corps, qu'eux avaient du talent alors que lui devait s'allonger pour réussir… Ils pouvaient bien penser ce qu'ils voulaient ! Les gens s'amassaient autour de lui, lui souriaient, achetaient ses photos. C'était tout ce qui comptait ! Et tant pis s'il n'avait pas le moindre don… Après tout, c'était juste une couverture, rien de plus…

En fait, cette photo parle d'amour. Et c'est cette force immatérielle et évanescente que tout le monde cherche frénétiquement à saisir que vous avez réussi à emprisonner dans une image. Voilà pourquoi votre photo est la plus belle de toutes. Bien plus belle que les scènes apprêtées de Drüger ou que les jeux de lumière poétiques de Tanizer. Et certainement infiniment plus belle que les photos vides de Red ! 

Le sourire de Red s'accentua tandis qu'il se penchait vers une femme journaliste et répondait à sa question banale de sa voix chaude aux accents sensuels et à la pointe d'accent étranger. Un frisson parcourut le groupe de ses admirateurs des deux sexes et Red ne put s'empêcher de rire doucement, accentuant encore le frémissement éperdu autour de lui. Sa voix avait toujours eu ce pouvoir sur les autres et il l'avait longuement travaillée dans ce but, renforçant encore ce don naturel. Et puis il y avait l'accent étranger qui jouait aussi. Il savait déclencher l'ivresse comme personne d'un simple mot, d'un simple prénom…

Aloïs... 

Soudain, un bruit de verre cassé retentit et quelques cris d'étonnement s'élevèrent. Red tourna la tête lui aussi vers le bruit et le sourire séducteur s'assombrit cruellement. Drüger venait de lancer sa flûte de champagne à terre avec colère et quittait la pièce d'un pas rageur, suivi de l'un des galeristes, tentant de le calmer. A l'autre bout de la pièce, Tanizer tentait de conserver sa contenance, seul avec un journaliste entre deux âges et son agent. La foule se pressait autour de lui et les regards pleins d'admiration ou les sourires lui étaient exclusivement adressés. L'hommage était unanime, Red triomphait.

Soudain, alors qu'il se détournait presque avec amusement de la scène qui venait de se passer et de la sortie furieuse de Drüger, un éclair rouge sombre passa subitement à la périphérie de sa vision, sur sa gauche. Un éclat de mercure écarlate, aux nuances moirées chatoyantes.

Mais personne. Ce n'est personne. 

Immédiatement les prunelles hypnotiques s'orientèrent en coin et sans tourner la tête, sans faire le moindre mouvement, de son coup d'œil acéré, à la précision presque surnaturelle, Red saisit toute la scène. Le jeune serveur qui passait à portée pour aller ramasser les débris de la flûte cassée. Sa chevelure incandescente et son attention concentrée sur le verre alors même qu'il passait près de lui, lui jetant son dédain au visage pour la seconde fois de la soirée. Son plateau et les six flûtes pleines.

Et Red se tourna, et d'un geste vif attrapa une flûte sur le plateau. Puis marquant un léger temps d'arrêt et plantant son regard de mer d'été transperçant dans le regard d'ambre rouge du jeune homme qui venait de se tourner vers lui avec surprise, il renversa les autres coupes, éclaboussant deux femmes en tenue de soirée et trempant la chemise du serveur. Des cris s'élevèrent, des mouvements se firent, les gens s'écartant précipitamment du lieu du désastre.

Au milieu de l'agitation, Camus resta interdit, incapable du moindre mouvement. Alors que les deux femmes piaillaient et que leurs compagnons lui lançaient des mises en gardes et des injonctions, il ne pouvait pas quitter des yeux l'homme à la beauté incroyable face à lui, qui le transperçait d'un regard méchamment réjoui. Il en était sûr. Il l'avait vu. Red avait fait exprès de renverser les verres. La belle main dorée avait soudain surgi avec une rapidité surprenante et avait saisi avec légèreté, presque avec grâce, une flûte. Il avait tourné la tête et s'était heurté à ce regard de mer d'été turquoise qui hantait ses pensées depuis deux jours et lui faisait trouver le ciel bleuâtre de Paris si triste. Il s'était noyé dans ce regard lagon et avait admiré sans réserve la beauté devant lui. Puis l'éclat dur et méchant des yeux admirables l'avait surpris et la main avait renversé les flûtes, sans que le sourire cruel ne quitte les lèvres pleines de Red.

Et à présent, devant l'étendue de la catastrophe, sous le regard translucide moqueur, au milieu des cris et des paroles de colère, Camus sentait la détresse l'étreindre. Il savait qu'il devait bouger, s'affairer à réparer les dégâts, s'excuser platement et calmer les esprits, mais il n'y arrivait pas. La honte lui nouait l'estomac et sa température corporelle montait en flèche, tandis que son cœur s'affolait dans sa poitrine. Il ne parvenait pas à reprendre pied dans la réalité. Il avait l'étrange impression que son esprit s'était dissocié de son corps et qu'il contemplait toute la scène d'en haut en refusant d'y prendre part.

Et Red ne le quittait pas du regard, de ce regard perçant et méchant qui le terrifiait et lui faisait mal, atrocement et incompréhensiblement mal. Sa chaleur corporelle continuait de monter et sa gorge sèche se serrait péniblement.

Ses collègues, alertés par le bruit et les cris volèrent à son secours. Anthony se chargea s'éponger les robes et de ramasser les débris, tandis que Sylvain se répandait en excuses et apaisait les gens courroucés en leur offrant champagne et petits fours.

Camus ne bougeait toujours pas, le visage douloureusement fixé, les yeux agrandis d'incompréhension, sur Red et son sourire narquois. Il n'aperçut même pas Lilian apparaître à l'entrée de la pièce principale de la galerie et fendre la foule vers lui. La chaleur qui régnait en lui devenait insupportable, comme un feu ardent qui le consumait lentement.

Sans se départir de son sourire, le photographe dit quelques mots à l'attention de la foule de ses admirateurs, que Camus n'entendit pas et les rires fusèrent. Puis il se tourna vers une femme qu'il salua d'un signe de tête et lui dit quelque chose avant d'adresser un regard enjôleur à une autre femme qui s'empourpra et gloussa.

Camus restait figé, prisonnier de son propre corps toujours immobile et de l'attrait malsain qu'exerçait sur lui cet homme à la beauté redoutable, qui s'amusait à ses dépens, qui riait de lui avec ses admirateurs, flirtant et séduisant sans la moindre vergogne après l'avoir exécuté et jeté en pâture à la foule de ses adorateurs.

Soudain, le beau photographe cessa de sourire et son admirable visage prit une expression que Camus ne comprit pas en se tournant vers lui. Il s'avança et la tension du serveur s'accentua, changeant de nature. A la peur douloureuse qui régnait en lui, succéda une étrange attente, palpitante et étonnée, qu'il ne comprit pas non plus. Red leva la main droite, qui ne tenait pas de flûte, et la tendit vers lui.

Camus attendit, sans faire le moindre mouvement. Allait-il s'excuser ? Allait-il reconnaître qu'il avait sciemment renversé les flûtes, ou au moins lui expliquer pourquoi il avait fait cela ? Les yeux d'ambre rouge suivirent avec espoir et appréhension mêlés le mouvement du photographe.

Et soudain le temps anormal et comme suspendu depuis l'événement qui l'avait frappé sembla reprendre son cours. Camus put enfin bouger et les bruits l'atteignirent à nouveau, la compréhension des mots lui revint.

Tout à coup, il se sentit saisi, enlacé par un bras musclé et fut brutalement plaqué contre un corps ferme et chaud, tandis que le visage de Red envahissait sa vision. Il n'eut pas le temps de s'émerveiller de le contempler de si près. Red l'embrassa sans prévenir.

La bouche ferme, aux lèvres sensuelles, s'écrasa sur la sienne violemment et le photographe lui mordit la lèvre inférieure avec force. Sous la douleur, Camus laissa échapper un gémissement que la langue de Red étouffa en s'engouffrant dans sa bouche. La main droite du photographe le parcourut, s'insérant sournoisement sous ses vêtements, et glissa sans douceur de sa taille jusqu'à sa fesse gauche qu'elle empoigna vigoureusement.

Trop choqué pour réagir, le corps douloureux sous les attouchements brutaux et cette langue qui s'imposait à lui sans douceur, Camus ne se débattit pas. Le baiser de Red était impérieux et violent, chargé d'une colère et d'une rancœur incompréhensible. Et il avait le goût métallique du sang. Le sien, venu de sa lèvre inférieure déchirée par la morsure. Ce goût âcre, joint aux caresses brutales de cette langue le soumettant à son invasion, lui donnait la nausée.

Mais le baiser cessa comme il avait commencé et soudain Red le lâcha et se recula. Camus, jusque là plaqué contre lui et soutenu par le corps ferme et puissant du photographe, faillit tomber. D'un ton léger, en le couvant de son regard transperçant cruel, Red lança à la cantonade :

« Le baiser du prince charmant a réveillé la Belle au Bois Dormant, on dirait ».

Le coeur de Camus s'arrêta brièvement sous la parole ironique et repartit de plus belle, assénant de grands coups profonds et douloureux. L'angoisse et la peine voilèrent le regard d'ambre rouge et le jeune homme chancela. Une main secourable le rattrapa juste à temps.

« Camus ? Camus ? Ça va ? »

Lilian était venu à son secours et le soutenait, s'interposant entre le regard hypnotique et lui. Enfin la fascination de Red, proche de celle du charmeur de serpent, cessait et il retrouvait sa liberté de mouvement et de pensée. Camus reprit son souffle et s'accrocha à son ami qui l'entraîna doucement hors de portée du groupe du photographe et de ses admirateurs.

Mais au moment où les deux serveurs allaient quitter la pièce, la voix chaude et moqueuse de Red s'éleva avec force, couvrant le bruit des conversations et il lança sa flèche du Parthe en levant la flûte prise sur le plateau de Camus :

« Portons un toast à la Belle au Bois Dormant. A la Princesse !»

Les oreilles de Camus teintèrent et ses yeux papillonnèrent. Le sang déserta son visage qui devint livide. Lilian poussa un juron et affermit sa prise sur le corps du jeune homme qui s'affaissa légèrement dans ses bras. Les invités, au milieu de gloussements et d'éclats de rire, levèrent leurs verres en direction des deux serveurs et lancèrent à l'unisson :

« A la princesse ! »

oOoOo

« Eh poil de carotte ! Fais attention, tu vas tomber !

Le pied s'insère brutalement entre ses deux jambes et le garçon, déstabilisé, lâche son plateau qui s'écrase à terre, répandant le repas au sol. Les rires tyranniques, qui le terrifient, s'élèvent de toutes parts et la salle du réfectoire retentit de la terrible clameur sauvage, comme à chaque fois.

« OUAAAAAAAAIS ! »

Les élèves martèlent de leurs couverts les tables et s'agitent sur leurs chaises en hurlant. Les surveillants accourent et Camus glisse à terre, tentant, au travers de ses larmes, de sauver ce qui peut l'être de son repas. Il n'aura pas le droit à un autre plateau, il le sait. A chaque fois, c'est ainsi. Comme une loi immuable de l'univers impitoyable du collège. Les surveillants se rangent toujours du côté des plus forts et des plus nombreux.

L'un de ses tortionnaires passe à côté et écrase sa main. Il glapit de douleur et serre sa main contre sa poitrine tandis que sa lèvre inférieure et son menton tremblent et que les larmes coulent sans qu'il puisse les retenir.

« Bah alors, qu'est-ce qu'il y a Princesse Fiona ? Ton prince charmant ne vient pas te sauver ?

- Sale pédale ! T'es qu'un déchet !

- Allez, les gars, laissez ce nul. Allons bouffer, j'ai la dalle. »

oOoOo

« Camus ? Camus ? Tu m'entends ?

- Oui, je t'entends, Lilian, ne crie pas, s'il te plaît.

- Ah, ouf, tu m'as fait peur ! J'ai cru que tu t'étais évanoui !

- Non… Non, je ne me suis pas évanoui.

- Tu es sûr ? Tu es tout pâle. Tu devrais t'asseoir.

- Oui. Merci Lilian d'être venu à mon secours.

- Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? Pourquoi Red t'a-t-il embrassé ? Et c'était quoi ce toast ?

- Je ne sais pas… Je n'ai rien compris à ce qu'il vient de se passer. Sauf une chose : c'est Red qui a renversé les flûtes et il l'a fait exprès, j'en suis sûr.

- Mais pourquoi ?

- Je n'en ai aucune idée...

- Bon… En tout cas, il faut poursuivre le service. On verra ça plus tard. Tu vas rester ici et te remettre. Mange quelque chose aussi, tu es vraiment pâle.

- Mais le buffet, c'était toi qui…

- Tu veux vraiment retourner dans cette fosse aux serpents, là ?

- … Non !

- Bon, donc pas le choix, j'y vais.

- Merci Lilian. Vraiment. Je te revaudrai ça, je te le promets.

- Fais juste attention, quand le buffet sera ouvert, à ce que Valentine ne vienne pas mettre le grappin sur le chef et on sera quitte. Allez, souhaite moi bonne chance, je vais affronter les piranhas! »

Et sur ces mots dits d'un ton léger, Lilian sortit, laissant Camus se remettre. Il gagna rapidement la salle principale de la galerie et reprit le service avec Sylvain et Anthony. Ceux-ci l'accueillirent avec soulagement car à présent que la star était arrivée et avait donné le signal des réjouissances, la fête battait son plein et le travail ne manquait pas. Lilian n'eut plus le temps de s'interroger plus avant sur les motivations de Red quand il l'avait aperçu saisir son ami et l'embrasser avec une fougue bien proche de la hargne.

Les conversations se succédaient les unes aux autres dans son sillage, sans qu'il puisse en suivre aucune ni s'arrêter de circuler avec son plateau et ses flûtes pleines et vides, un sourire de commande plaqué sur le visage. Cependant, au détour d'un recoin où trois hommes et deux femmes discutaient devant l'un des clichés de Red, Lilian saisit quelques mots qui l'inquiétèrent.

« … Étonnant de la part de Red, vraiment, d'embrasser ainsi un inconnu en pleine foule lors d'un vernissage.

- Un serveur en plus, ma chère Charlotte. Vraiment bizarre…

- Allons, Pierre-Emmanuel, on voit que vous n'êtes pas du bon versant dans cette affaire, sinon vous ne seriez pas si surpris.

- Que voulez-vous dire, Edouard ?

- Vous n'avez pas remarqué ? Je suis sûr que Constance qui rit si fort a bien saisi, elle. N'est-ce pas ma chère ?

- Évidemment.

- Et si vous éclairiez ma lanterne ?

- Enfin, c'est évident. Ce jeune serveur est une beauté remarquable.

- Je confirme. Une vraie de vraie.

- Oh ? Et vous pensez que Red…

- Vous savez bien qu'il aime les deux versant, lui. Et cela expliquerait sa présence à Paris…

- Mais n'était-il pas venu pour ce scoop concernant Thétis Spirakis ?

- Oui, sans doute, mais cela fait déjà deux jours. Pourquoi reste-t-il ? Et n'allez pas me dire qu'il en a quelque chose à faire, de cette exposition avec Drüger et Tanizer !

- Mais vous pensez vraiment que Red s'attarderait juste pour un joli jeune homme ? Il en a autant qu'il le veut dans son lit et même plusieurs en même temps.

- A moins que celui-ci soit particulier…

- Red amoureux ? Allons donc ! C'est impossible, il n'a pas de cœur !

- Ou alors c'est qu'il n'a pas encore eu les faveurs du jeune homme…

- Oh ? Red éconduit ? Ça, pour le coup, ce serait un sacré scoop et je serai ravi de le publier dans mon journal... »

Mais Lilian ne put entendre davantage car une belle main dorée jaillit sous son regard et s'empara avec légèreté et précision d'une flûte. Le serveur se tendit brusquement en se retournant et se retrouvant à peine à un mètre de distance du photographe star de la soirée. Lilian retint brièvement son souffle face aux boucles d'or savamment décoiffées, au visage aux traits parfaits et ciselés, au regard hypnotique de lagon tropical. Le salaud ! Qu'est-ce qu'il était beau, quand même…

Mais le jeune homme se reprit rapidement quand un sourire froid et cruel arqua fugitivement les lèvres sensuelles avant qu'elles ne dessinent un sourire plus inoffensif et enjôleur. Cela n'avait duré qu'un bref instant, mais il avait vu clairement que cet homme était dangereux. L'éclat sinistre dans le regard de mer d'été, la cruauté sur le visage de dieu grec et le sourire carnassier des lèvres pleines ne trompaient pas. Il connaissaient bien cet éclat mortel… Red était l'un d'eux, il appartenait aussi au monde de l'obscurité...

« Bonsoir. Cette soirée est une réussite et les mets comme le champagne sont excellents. Vous pourrez féliciter votre équipe pour moi.

- Je vous remercie, monsieur, mais je ne suis qu'un serveur. Si vous le désirez, je peux appeler mon responsable ou le chef, afin que vous leur fassiez vos compliments de vive voix.

- Seulement serveur ? Oh, je pensais que vous étiez responsable, vu comme vous dirigez les autres serveurs.

- Disons que j'ai de l'ancienneté.

- Et de la présence d'esprit, vu comme vous avez su évacuer discrètement votre jeune collègue auquel cette malheureuse mésaventure est arrivée... Où est-il d'ailleurs ?»

Lilian cilla et fit un pas en arrière. On y était. Les journalistes semblaient avoir raison et pour une raison qui lui échappait, apparemment, Red était lancé sur les traces de Camus. Et, englobant du regard la beauté du photographe et sa silhouette harmonieuse à la musculature puissante mais élégante de prédateur, Lilian s'assombrit. Camus n'avait pas l'ombre d'une chance. Il n'était guère plus qu'une minuscule souris face à un fauve affamé.

« Alors ? Vous avez perdu votre langue ? Où est la Princesse ? »

Sous le coup de fouet de ce surnom moqueur et humiliant, Lilian recula à nouveau d'un pas et lança à Red un regard redoutable. En une fraction de seconde le visage doux et fin du jeune homme se durcit et devint coupant, comme chauffé à blanc intérieurement, et son regard bleu très clair, presque gris, prit un éclat métallique froid et dur.

Red ne put retenir un léger tressaillement face à la fugitive et surprenante métamorphose du serveur sans consistance jusque-là. D'un seul coup, le joli visage, aux cheveux d'un blond très clair et au regard d'un bleu pastel et cotonneux, venait de prendre un relief étonnant et une densité inquiétante. A présent, face à lui, se trouvait un homme au charme inquiétant, à la beauté délicate et dangereuse, piquante comme les épines acérées d'une rose troublante.

Le regard hypnotique se fit transperçant et le sourire séducteur disparut. Red recula lui aussi de deux pas et les deux hommes se dévisagèrent un instant, tendus, en silence, sans esquisser le moindre mouvement au milieu de la foule. Puis un sourire froid, identique, les éclaira en même temps et une lueur menaçante s'alluma dans le regard de mer d'été. Le même éclat métallique que dans les yeux bleu gris. Lilian prit les devants et s'adressa à Red d'une voix basse aux inflexions sinistres.

« Lâche-le.

- Et si je refuse ?

- Tu auras à faire à moi. Et je t'assure, tu n'en as pas envie.

- Ah oui ? Je tremble. Que pourrais-tu me faire ?

- Mais te tuer.

- Devant tout le monde, en pleine galerie ?

- Oh oui, c'est ce qu'il y a de plus facile. Et c'est ma spécialité. »

Le regard de lagon se heurta aux yeux bleu acier et Red recula encore, aux aguets, corps tendu et poings serrés sous la menace. Bon sang ! Voilà qu'il se heurtait à l'un de ses semblables, un homme de l'ombre. Ce n'était pas prévu et cela risquait de compliquer singulièrement sa tâche. Il devait renoncer à cette stupide lubie et oublier ce jeune homme à la beauté troublante, qui avait percé sa carapace, l'espace d'un instant magique.

Sous le regard acéré vigilant, Red renversa la tête en arrière et se mit à rire aux éclats, comme sous l'effet d'une bonne plaisanterie. Puis il leva sa flûte et interpella les galeristes :

« Décidément, le service de ce soir est haut de gamme, question surprises ! Mes félicitations au traiteur engagé. C'est une fête que je n'oublierai pas ! »

Puis il se détourna, le sourire aux lèvres, d'un air dégagé et s'enfonça dans la foule. Mais intérieurement, il enrageait d'être ainsi mis en échec et de devoir s'enfuir. Et il ne parvenait pas à se détacher l'esprit du jeune homme qu'il recherchait. C'était stupide ! Un simple béguin ! Rien d'important, rien du tout. Sa bouche se pinça et les sourcils d'or se froncèrent. La ligne pure de sa mâchoire se fit plus dure. Il était contrarié. Intensément contrarié. Et il bouscula assez violemment une femme sur son chemin qui se confondit en excuses et qu'il rabroua vertement avant de se reprendre, d'inspirer profondément et de retrouver son air de séduction enjôleur. Il se fendit d'un baise-main à l'égard de la femme bousculée puis manœuvra de façon à se rapprocher de la sortie de la pièce pour ensuite pouvoir s'éclipser et endosser à nouveau son déguisement.

Lilian le suivit des yeux tout en poursuivant son service et le vit s'enfoncer dans la salle adjacente. Il se tendit et entreprit lui aussi de se défaire de la foule autour de lui pour suivre le photographe. Le buffet n'était pas encore ouvert et Camus était seul. Il ne fallait pas que Red le trouve. Cet homme était dangereux…

Mais au moment où la silhouette de Red s'assombrissait dans la semi-pénombre du bout de la salle voisine et alors que Lilian allait s'élancer à ses trousses, une main saisit son bras et l'arrêta net.

« Jeune homme, il me faudrait une chaise. Ma femme ne se sent pas bien et elle a besoin de s'asseoir. »

En silence, Lilian pesta contre l'importun qui l'obligeait à cesser sa filature et à renoncer temporairement à atteindre sa cible, puis avec un sourire éclatant, il se tourna vers l'homme qui l'avait attrapé.

« Mais avec plaisir monsieur, je m'occupe de tout. »

Et la mort dans l'âme, Lilian vit Red disparaître dans les profondeurs de la galerie, se dirigeant droit vers l'endroit où se trouvait Camus...

oOoOo

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Dans la salle arrière de la galerie, où se tenait le buffet, les préparatifs étaient terminés. Les tables étaient dressées, recouvertes de nappes immaculées. Les bouteilles étaient en place, les verres, les assiettes et les couverts également. Mais pour l'instant, rien n'était ouvert et il n'y avait personne, à part Camus. Le jeune homme, encore profondément secoué de la scène pénible qui venait de se dérouler, tentait de retrouver ses esprits et surveillait avec appréhension l'entrée de la salle. Il avait pris sa décision : si Red paraissait, il abandonnerait son poste, et tant pis pour le job et le patron.

Passant une main tremblante sur ses lèvres, il plongea dans ses pensées. Sa lèvre inférieure ne saignait plus mais elle était encore douloureuse. Comme le reste de son corps qui le lançait désagréablement. Non que Red l'eut blessé physiquement, mais il avait l'impression que tous les endroits de son corps qui avaient été en contact avec le photographe brûlaient. La chaleur qui régnait en lui était très inhabituelle et il ne comprenait pas d'où elle venait. Il serra les bras sur lui et frissonna. Que lui arrivait-il ? Et que s'était-il passé ?

Comme un cauchemar terrifiant, il revivait la scène du baiser puis du toast avec une acuité extraordinaire. Il revoyait le moindre détail des gens, de Red, et à nouveau l'angoisse et la fascination l'étreignaient. Et cela faisait mal, inexplicablement mal. Ce n'était pas exactement la même souffrance que celle, malheureusement bien connue, qu'il avait vécue toute son adolescence au collège puis au lycée, face à ses « camarades de classe ». Il y avait bien entendu cette angoisse et cette douleur stupéfaite d'être pris pour cible et moqué. Mais dans la scène du baiser de Red, il y avait autre chose, encore plus puissant et douloureux. Et c'était cela qu'il ne comprenait pas et qui le terrifiait encore davantage.

Et puis restait cette interrogation profonde et sans solution : pourquoi Red avait-il fait cela ? Pourquoi l'avait-il pris pour cible ? Obscurément, Camus était certain qu'il n'avait pas eu les mêmes motivations que les adolescents de son collège. Le regard lancé par le photographe juste avant de le saisir pour l'embrasser le hantait. C'était un regard intense, chargé de colère et de reproche, d'amère déception et d'autre chose, tout au fond. Et c'était ce regard étrange, par dessus tout le reste, qu'il ne saisissait pas…

Camus porta les mains à son visage à nouveau et caressa ses lèvres. Intuitivement, il était sûr que ce baiser était une punition de la part de Red… Mais une punition de quoi ? Qu'avait-il fait pour mériter la vindicte du photographe ? Il n'avait jamais eu le moindre contact avec lui… Il n'avait pas entendu parler de lui avant de le voir ce soir-là, avec l'actrice… Et il n'avait quasiment pas parlé de lui, sauf avec Milo…

La pensée le heurta d'un seul coup et un léger cri lui échappa. Et si dans cette petite salle intime, devant les photos de Milo, quand il évoquait les clichés inintéressants et vides de Red, le photographe avait surpris ses paroles ! Mais bien sûr ! Ce ne pouvait être que cela… D'un seul coup l'angoisse étrange et éminemment désagréable qui le torturait s'apaisa. Il y avait donc, somme toute, une raison logique au comportement du photographe et à son baiser vengeur. Celui-ci était vexé qu'on l'ait critiqué, son ego démesuré n'avait pas supporté une petite égratignure faite par un banal serveur… Camus soupira, soulagé. Ce n'était que cela, rien de plus. Mais du fond de son soulagement, au comble de l'étonnement, le jeune homme perçut autre chose. Une pointe vive, acérée, qui le taraudait doucement. De la déception ?…

Il se leva vivement du siège où Lilian l'avait assis. Non ! Non. Il était profondément soulagé, rien d'autre. Red n'était qu'un connard imbu de lui-même, comme il l'avait pressenti, et rien de plus. Certes, sa beauté était incontestable et admirable. Mais ce n'était que la surface. L'intérieur était loin d'être aussi séduisant et ce regard étrange, chargé de colère, de douleur, d'autre chose, était sans doute une vue de son esprit... Et ses gestes, son baiser violent et ses caresses intrusives et sans douceur n'avaient rien à voir avec le fait que son corps brûlait... Rien. Rien du tout !

Un bruit de pas détourna son esprit du questionnement douloureux dans lequel il se débattait depuis de longs instants et Camus se tendit. Quelqu'un arrivait. Prêt à s'enfuir au besoin, le jeune homme attendit, près de l'issue de service. Mais l'homme qui pénétra dans la pièce en reniflant et en se frottant le nez n'était pas Red. Il s'agissait d'un jeune homme, de taille moyenne, avec un visage plutôt avenant, mais qui indiquait une certaine tendance à la supériorité et un esprit calculateur. Ses lèvres fines pincées dans une moue méprisante et hautaine et son regard inquisiteur, à la lueur étrange, déplurent profondément à Camus. Mais c'était un invité, il devait faire son travail. Avec un sourire, il s'avança vers l'arrivant et l'accueillit.

« Bonsoir monsieur, je suis désolé mais le buffet n'est pas encore ouvert. Je vous invite à…

- Pour moi le buffet est ouvert ! J'ai faim.

- Désolé monsieur, mais les règles…

- Les règles ne s'appliquent pas à moi !

- Cependant…

- Tu sais à qui tu parles, petit con ? Je suis Drüger ! Sers moi à manger ! Ou tu risques de gros ennuis. »

Camus frémit et gémit intérieurement. Mais ce n'était pas possible ! Pourquoi tous les photographes stars -de vrais connards au demeurant – lui tombaient dessus ce soir ? C'était le karma, c'était ça ? Il n'aurait vraiment pas dû juger ainsi leur œuvres avec Milo… Mais il était sincère. Les photos de Milo étaient meilleures. Bien meilleures. Et voir le sourire éclatant du jeune photographe et la lumière dans ses yeux bruns lui avait causé une joie profonde… Camus cilla à plusieurs reprises. Mais décidément, qu'est-ce qui lui prenait ! Un soupir lui échappa, mais soudain une main brutale saisit son bras.

« Dis donc ! Qui es-tu pour me soupirer au visage, toi ! »

Drüger durcit sa prise sur son avant-bras et Camus retint un léger cri de douleur. La lueur étrange dans les yeux du photographe l'alerta. Il fallait le calmer. Le jeune homme ne comprenait une fois de plus pas exactement ce qui se passait mais il voyait bien que Drüger était en colère et de plus n'était pas dans son état normal. Conciliant, il se força à sourire d'un air apaisant en regardant Drüger bien en face.

« Je ne vous soupire pas au visage, monsieur, je vous assure. J'étais perdu dans mes pensées et je vous prie de m'en excuser. Si vous voulez bien me lâcher, je vais consulter le chef afin de vous servir quelque chose. On ne peut en effet pas décemment laisser l'un des photographes de renom de cette soirée le ventre vide. »

Camus constata avec soulagement que son laïus semblait avoir calmé les esprits de Drüger qui relâcha légèrement la prise sur son avant-bras et dont le visage s'apaisa. Mais, et Camus se raidit à nouveau, la lueur folle dans ses yeux ne les quitta pas. Au contraire. Elle s'intensifia et autre chose, qui lui déplut viscéralement, vint la rejoindre. Le photographe le détailla lentement, des pieds à la tête, d'un regard qui le révulsa. C'était de l'appétit, un appétit trivial et dégradant, que Camus lisait à présent dans le regard bizarre qui le parcourait.

« Mais dis donc. T'es pas mal du tout, mon joli. Ils savent recevoir dans cette galerie. On m'avait bien dit qu'à Paris, les à-cotés étaient appréciables…

- Que… Lâchez-moi !

- Allons, allons, viens par ici. Tu vas aimer, tu vas voir.

- Lâchez-moi !

- Oh, mais on a du caractère finalement ! Très bien, débats-toi. J'adore qu'on me résiste, ça m'excite. »

Drüger le tira violemment vers lui et le ceintura de ses bras, l'immobilisant contre lui. Camus tentait de le repousser et de défaire l'emprise sur sa taille et ses bras. Mais Drûger avait de la poigne et une force étonnante. Il se lança en avant et déstabilisa le jeune homme qui dût reculer pour éviter que le photographe ne l'embrasse. Les mains baladeuses qui le parcouraient à nouveau s'insérèrent sous ses vêtements et une cuisse musclée se glissa entre ses jambes pour venir appuyer sur son entrejambe. Camus eut un hoquet en sentant le désir manifeste de Drüger contre lui. Il sentit au même instant le mur contre son dos et réalisa avec effroi qu'il était coincé et que le photographe n'avait plus besoin de l'enlacer pour l'immobiliser.

Drüger tenta à nouveau de l'embrasser et le jeune homme tourna la tête au maximum pour lui échapper. Alors en gloussant d'avidité, le photographe plongea dans son cou, sur son épaule, et le mordit violemment. Camus poussa un cri sous la morsure et jeta un coup d'œil vers l'entrée de la pièce.

Il était seul avec ce fou à la force étonnante, dans une pièce vide, loin de la foule des invités et des photographes, alors que la fête allait bon train. Le buffet n'ouvrirait pas avant un certain temps et le bruit des conversations couvrait sans doute celui de leur lutte. Il en était là de ses pensées affolées quand un craquement sinistre retentit. Drüger venait de déchirer sa chemise. Éperdu, Camus se débattit de plus belle contre les mains et la bouche du photographe qui parcouraient son torse, pinçant et mordant ses tétons. Avec effroi, il sentit les mains baladeuse descendre de plus belle et tirer sur son pantalon. La panique le submergea et il ouvrit la bouche pour crier à plein poumons.

Il n'en eut pas le temps. Avec une violence terrible, le photographe écrasa de ses lèvres sa bouche encore douloureuse du baiser de Red et bâillonna sa pauvre tentative d'appeler à l'aide. Camus lutta avec l'énergie du désespoir pour empêcher les mains de Drüger de plonger dans son pantalon dont la braguette venait de céder, tout en gardant obstinément les lèvres closes. Des larmes de détresse coulaient sur son menton et la langue du photographe qui tentait de le pénétrer lui donnait la nausée, mais il continuait à se débattre désespérément, le visage tourné vers l'entrée de la pièce.

Agacé sans doute par sa résistance, les yeux fous, Drüger saisit soudain son cou des deux mains et serra. Camus émit un gargouillement affreux et sentit l'air lui manquer et sa vue s'obscurcir. Ses forces l'abandonnaient et il glissait lentement vers l'obscurité sans pouvoir se défaire de ces mains qui l'étranglaient. Les lignes se déformèrent, scintillèrent, trop blanches dans tout ce noir, et ses oreilles teintèrent. Un son lui parvint encore, étouffé et cotonneux, et il sombra complètement.

« ALOÏS ! »

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Red fendit la foule d'un pas rageur tout en gardant aux lèvres un sourire enjôleur. Il sourit aux femmes qu'il croisait et à certains hommes, visiblement sensibles à ses charmes, et manoeuvra pour sortir de la pièce principale de la galerie. Pour être sûr d'échapper à la foule de ses admirateurs, il se lança dans une discussion exclusive avec une femme reporter, juste sur le seuil de la salle, décourageant ainsi les autres de venir lui parler. Puis après lui avoir donné quelques détails croustillants sur Thétis et la façon dont il avait obtenu le scoop qui faisait la une aujourd'hui, il put s'éclipser sans que personne ne l'en empêche.

Il s'empressa de traverser les salles des autres photographes mineurs pour gagner les profondeurs de la galerie. Il en avait assez. Ça ne l'amusait plus du tout. Il voulait s'en aller et regagner sa chambre d'hôtel pour se reposer et réfléchir calmement à ce qui venait de se passer.

Et surtout, surtout, il voulait cesser de ressentir ce maelström d'émotions étranges qui avaient ressurgi en lui depuis qu'il avait embrassé Aloïs de force. Trop de choses se mélangeaient soudain en lui, comme jamais auparavant. C'était un retour trop intense après avoir été tant de temps anesthésié. La colère, la déception, la frustration, la douleur tourbillonnaient en lui. Il ne comprenait pas. Red avait remplacé Milo pourtant. Ses défenses parfaites, à la redoutable efficacité éprouvée depuis très longtemps à présent, ne semblaient plus fonctionner depuis qu'il avait vu le visage d'Aloïs, déserté par la couleur, devenir livide de souffrance.

Il ne comprenait pas. Pourquoi ce regard le hantait-il ? Que lui arrivait-il ? Ce n'était rien. Rien du tout.

Juste une plaisanterie un peu cruelle sur un serveur maladroit. Juste un baiser de comédie comme il en donnait tous les jours à une foule d'inconnus. Un journaliste acerbe avait même dit de lui qu'il embrassait comme il respirait. C'était vrai. Alors pourquoi ses lèvres étaient-elles douloureuses comme si Aloïs l'avait mordu ? Pourquoi son corps, aux endroits touchés par Aloïs, brûlait-il ?

Et au milieu du tourbillon violent qui l'habitait, une pensée inconnue surnageait, blanche, insupportable, éminemment déstabilisante. L'idée qu'il avait causé du mal à la seule personne capable de l'atteindre, de voir clairement sa réalité parmi ses mensonges et faux-semblants, la seule qui en valait la peine. Lentement, les pas rageurs se ralentirent.

C'était cela… Aloïs était spécial… Voilà pourquoi il avait mal, pourquoi ce regard d'ambre rougeoyant, incrédule, blessé et terrifié, le hantait à ce point. Il avait eu tellement mal quand le jeune homme avait prononcé ces terribles paroles, qu'il avait rendu le coup avec la violence de ce qu'il éprouvait. Entendre de la personne magique à l'intuition incroyable le mot de « personne », ça avait été trop dur. Il y avait trop d'écart. Il voulait compter pour lui, sans bien savoir exactement encore à quel niveau.

Red reprit son chemin avec un soupir. Il était mal parti dans ce cas, car la réaction d'Aloïs ne laissait pas place au doute : il l'avait cruellement atteint, sans doute bien plus qu'il ne s'était attendu à le faire. Le regard d'ambre rouge le frappa à nouveau de plein fouet. La douleur. La peine. La détresse aux fond des yeux admirables. Les lèvres de soie déchirées qui tremblent. L'incrédulité sur le visage parfait, attaché sur lui, sans ciller, sans le quitter. Cette vulnérabilité fière dans la déroute… Cette vérité de la souffrance et des conséquences de ses actes... Il ne s'y était pas attendu… Habituellement, les sourires crispés, les paroles mielleuses, l'hypocrisie, masquant mal la dureté et la cruauté froide des rapports humains, l'environnaient et il y nageait parfaitement.

Mais là, il avait compris immédiatement, en pleine lumière, qu'il avait atteint sa cible parfaitement et bien au-delà de ses espérances. Pour lui, entraîné au combat, à la mort et à la guerre, habituellement dépourvu de compassion ou de sensibilité, ce n'était qu'une petite plaisanterie. Rien de bien méchant, au fond. Juste un tout petit mauvais moment à passer. Quelques secondes d'humiliation. Mais au regard d'Aloïs qui l'avait heurté d'un seul coup, il avait compris que, pour lui, c'était bien au-delà de cela...

Un nouveau soupir lui échappa, tandis qu'il posait la main sur la poignée de la porte de la pièce où se trouvait entreposé son déguisement. Mais un léger bruit l'arrêta et il fronça les sourcils. Il se concentra sur le son. Un gargouillis qu'il identifia immédiatement. Il en était sûr. C'était le bruit que fait une gorge humaine quand on l'étrangle. Sans réfléchir, il se précipita vers la source du son affreux qu'il connaissait bien.

Apparemment, deux hommes se battaient dans la salle du buffet. Un pressentiment étrange et insupportable le saisit d'un seul coup et il fit irruption dans la pièce.

Il se figea sous le spectacle insoutenable et son esprit devint blanc.

« ALOÏS ! »

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Camus avait mal. Et froid. Tout son corps était douloureux et son esprit, blessé, se terrait, comme un animal devant le feu. Tout était noir et hostile. Soudain, au milieu de l'obscurité, apparurent des gens sans visage mais avec un sourire moqueur, pointant le doigt vers lui. Et au milieu de cette foule anonyme, Red s'avança vers lui, visage cruel, regard hypnotique méchant. Il dit quelques mots et la foule sans visage l'entoura et se mit à faire une ronde autour de lui, lui lançant des injures et des moqueries. Et Red se mit à rire aux éclats et à applaudir. Ses cheveux d'or s'obscurcirent et ses yeux de mer méditerranée se teintèrent de vert et de brun. Et soudain, ce ne fut plus le beau photographe flamboyant et cruel, mais un jeune photographe hésitant et touchant, au regard sérieux, capable d'aller au-delà des apparences saisir la vérité, et au sourire éclatant.

Un visage ami, qui ne se moquait pas et ne le jugeait pas. Milo. Camus voulut s'élancer vers lui. Mais son corps ne répondit pas. Il se sentit au contraire s'enfoncer, plonger en lui, vers des ténèbres insondables comme le fond de la mer où rien ne pénètre.

« Aloïs, non ! Reviens ! Reste ! Je t'en prie ! »

Camus voulut répondre et rassurer Milo qui s'élançait lui aussi vers lui dans un mouvement étrangement immobile. Mais il ne put faire aucun mouvement et aucun son ne sortit de ses lèvres pour trancher la noirceur sourde. Il avait de plus en plus froid, s'engourdissait de plus en plus, comme s'il allait s'endormir profondément.

« Aloïs, je regrette. Je… Ne...Ne me laisse pas... »

Et soudain, un souffle se leva et parcourut l'ombre. Une chaleur douce, puis de plus en plus forte, prit naissance sur son visage et se logea dans son ventre. Le noir opaque se fit plus ténu et des ombres violacées puis oranges teintèrent les ténèbres. La conscience du fonctionnement de son corps, de sa respiration, brûlante et déchirée, mettant le feu à sa gorge et à ses poumons, lui revint. Et avec elle, des sensations étonnantes apparurent. Un souffle doux, une caresse sur ses lèvres, dans sa bouche, dans sa gorge, cette chaleur si agréable qui l'enserrait et des pressions régulières sur sa poitrine. Un geste de secours ? Du bouche à bouche ?

Mais la caresse changea de nature, à mesure que son esprit et son corps se remettaient à fonctionner. Il respirait à présent normalement, avec quelques difficultés, mais n'avait plus besoin d'aide. Pourtant les lèvres douces et chaudes ne quittèrent pas ses lèvres et il sentit une main tendre caresser ses cheveux et une autre rajuster ses vêtements. Il se sentait incroyablement bien. À l'abri. Il poussa un léger soupir de contentement et les caresses cessèrent. La chaleur disparut. Il trembla et un léger gémissement de dépit lui échappa.

Alors les lèvres et les mains revinrent et reprirent leurs caresses douces et une langue hésitante se glissa doucement contre sa bouche, l'interrogeant timidement. Une puissante vague de bien être rapidement remplacée par un feu moins sage traversa Camus. Il frissonna longuement tandis que la chaleur au creux de son ventre s'intensifiait brutalement, se transformant en brasier ardent. Une senteur de pierre, une fragrance de soleil et de sable, de désert brûlant, l'enivra et le submergea complètement. L'odeur de Milo.

Avec un râle de plaisir, il ouvrit la bouche et la langue timide vint se joindre à la sienne dans un baiser pénétrant. Les mains douces se firent moins sages sur son corps et écartèrent à nouveau ses vêtements déchirés, le faisant longuement frémir de leurs caresses audacieuses. Le brasier dans son ventre se fit incandescent et descendit dans ses reins. Il se cambra contre Milo et ses mains aussi se mirent en mouvement, tirant sur le tissu, cherchant la brèche pour atteindre cette peau dont l'odeur le subjuguait. Mais soudain, tout cessa.

« Toi ! Je t'avais prévenu ! Ecarte-toi de lui immédiatement !

- Non attends ! Tu n'y es pas ! Je l'ai sauvé des mains de ce salaud !

- Ah oui ? Et ce que je viens de voir, à l'instant ? C'était du bouche à bouche, bien sûr ! Ne me prends pas pour un con !

- Au début, oui, c'en était. Après… Après… Les choses ont... dérapé…

- Ecarte-toi de lui, je ne le redirai pas. »

Camus voulut parler et dire à Lilian la vérité. Que Milo l'avait sauvé en effet. Que sans lui, Drüger l'aurait sans doute tué. Qu'il n'avait rien fait de mal, au contraire, et que leurs baisers et leurs caresses étaient consenties librement. Il les avait voulus. Il avait désiré que Milo l'embrasse. Passionnément désiré…

Le choc le secoua et sur un sursaut silencieux, il ouvrit brusquement les yeux. Il désirait Milo. Depuis cette conversation intime face à la photo incroyable, quand il avait admiré la beauté du jeune photographe et avait regardé sa bouche avec envie, jusqu'à ce qui venait de se passer. Il ne pouvait plus se voiler la face après ce que son corps venait de faire.

Le premier visage qu'il vit fut celui de Lilian, dévoré d'inquiétude et de colère. Son ami était penché sur lui, couché au sol. Il l'aida à s'asseoir et à se rajuster autant que possible. Sa voix était tremblante, comme ses gestes. Mais même si, après ce qui venait de lui arriver, Camus était heureux de voir son ami près de lui, son regard d'ambre rouge cherchait Milo avec avidité. Il distingua une silhouette masculine harmonieuse un peu en retrait et se haussa légèrement pour voir le jeune photographe distinctement par-dessus l'épaule de Lilian.

« La vache ! j'ai eu la trouille, je t'avoue sur ce coup, Camus. Il en faut beaucoup, mais là… T'es dans un état… Et je crois que pour ce soir… Camus ? Camus ! Ca va ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu es tout pâle tout à coup ! On dirait que tu vas à nouveau tourner de l'oeil ! »

Par-dessus l'épaule de Lilian, à demi tourné vers la sortie de la pièce, regard hypnotique incertain en coin posé sur lui, ce n'était pas Milo son sauveur, que contemplait Camus. C'était Red.

Red l'avait sauvé.

Red l'avait passionnément embrassé.

Pire. Il avait passionnément embrassé Red.

Il l'avait désiré... Son corps s'était enflammé sous ses caresses... Il avait râlé de plaisir dans ses bras...

Pourquoi ? Que se passait-il ?

Avait-il réagi ainsi parce qu'il pensait que c'était Milo ? Ou bien Red était-il capable d'éveiller le désir en lui ?

Et pourquoi les avait-il associés ? Qu'avaient-ils en commun, à part d'être photographes ?

Il ne comprenait pas. Il ne se comprenait plus…

Pas plus qu'il ne comprit cette douleur insupportable qui le transperça en voyant le photographe, sur un dernier geste hésitant à son égard, soupirer et partir lentement, comme à regrets.

Que lui arrivait-il ?

Avec un gémissement, il se lova contre Lilian qui referma les bras sur lui, en signe de protection. Le visage du jeune homme était étonnamment coupant, d'une intensité que Camus ne lui avait jamais vue. Son regard bleu très clair avait une lueur dangereuse qu'il ne lui connaissait pas. Camus frissonna et ferma les yeux. Lilian lui faisait presque peur tout à coup. Il devait être encore sonné de tout ce qui lui était arrivé ce soir. Pourquoi Lilian lui aurait-il fait peur, sinon ?

Celui-ci, une fois bien certain que Red était parti, abaissa son regard acéré, étréci de rage, sur Camus tremblant légèrement contre lui. Puis les yeux clairs embrassèrent la silhouette inerte de Drüger massacré à quelques pas de là, couvert de sang et d'ecchymoses. Il ne s'était pas trompé. Cet homme était dangereux.

Un frémissement plus prononcé et un léger gémissement de tristesse étouffé ramenèrent l'attention de Lilian sur son ami, dans ses bras. Ses lèvres gonflées, son visage fiévreux, la chaleur et la tension de son corps… Ses lèvres se pincèrent.

Cet homme était très dangereux…

Pour Camus.

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La foule, élégante et raffinée, discute à voix feutrée. Les femmes, en robes de haute couture, ont des bijoux et des coiffures compliquées, tandis que les hommes, en smokings griffés arborent des nœuds papillons et des boutons de manchettes.

Camus circule efficacement entre les convives, plateau aérien en main et sourire aux lèvres. De temps en temps, une main surgit et saisit une flûte. Rien ne dénote, rien ne heurte. La réception bat son plein et elle est parfaite.

Une main d'une beauté douloureuse surgit et saisit une flûte comme si elle était faite de nuages, avec grâce et précision. Le temps se suspend, les mouvements se figent, les visages s'affadissent et les conversations se fondent dans un murmure inaudible. L'instant prend la saveur de l'atemporel, comme un fragment d'éternité.

« Aloïs... »

La voix est suave, soyeuse comme une caresse, et roule langoureusement sur les syllabes de son prénom. La voix est chaude, chargée de soleil et de lumière, comme le zénith d'une journée d'été. Elle est également sensuelle, traversée et porteuse d'érotisme brûlant, comme la pierre sous le soleil impitoyable du désert ardent.

Camus se retourne lentement, souffle suspendu. Dans sa poitrine de longs coups puissants retentissent et l'ébranlent, le laissant essoufflé et pantelant. Presque épuisé. Et fébrile, en même temps.

Devant lui se tient un jeune homme, beau à couper le souffle. Ses cheveux sombres et sa peau dorée lui donnent un air méditerranéen et ses yeux bruns, pailletés de vert, sont attachés sur lui. Avec ferveur. Camus frémit longuement, de ce frisson de reddition de l'être qui va se donner. Le temps est toujours suspendu et anormalement ralenti.

La main dépose la flûte sur le plateau et saisit sa taille. Camus se voit doucement tiré vers ce beau jeune homme qui affole son être. Leurs corps entrent en contact et leurs visages se rapprochent. Une chaleur puissante, impossible à arrêter se loge dans son ventre et pulse doucement, comme un second cœur qui circule dans ses veines. Milo fixe sa bouche intensément. La chaleur s'accroît et devient brasier ardent. Camus gémit sourdement, ferme les yeux et entrouvre les lèvres. Son corps se tend péniblement.

Il ressent intensément la caresse de lèvres douces sur les siennes. Le baiser est respectueux et brûlant en même temps. Les mains de Milo s'insinuent sous ses vêtements. Les siennes se mettent aussi en mouvement et défont la chemise du jeune photographe. Sa peau est étonnamment fraîche et aussi veloutée qu'il l'imaginait.

« Aloïs… Es-tu sûr de vouloir ce qui va suivre ? »

La voix chaude est tendre et l'interrogation urgente qui la traverse est touchante. Comme une note de fragilité et de pudeur, mâtinée de passion et d'envie. Camus gémit encore. Il a envie de plus, de bien plus qu'un simple baiser et quelques caresses timides. Il le veut tout entier contre lui, en lui, vite, très vite. Soudain la faim lui tord le ventre. Faim de cet homme, là, dans ses bras. Une passion qu'il n'a jamais ressentie encore, un incendie violent qui le consume. Il enlace étroitement Milo et l'embrasse à son tour avec une urgence proche de la frénésie. Oubliées ses réticences d'une autre époque, sombre et douloureuse, envolée sa peur née d'une terrible humiliation. Plus rien d'autre n'a d'importance. Il ne reste que Milo et cette faim incroyable qui le pousse invinciblement vers lui, comme s'ils étaient deux parties d'un tout longtemps dissociées qui se retrouvent enfin après plusieurs vies à se chercher.

« Oui, Milo, je le veux. Fais-moi l'amour !

- Comme tu voudras. »

Voilà, il l'a dit, il l'a acceptée, cette partie de lui qu'il refuse depuis… Depuis cette douleur jamais oubliée complètement.

Soudain, il est couché sur une surface moelleuse et l'air frais qui coule sur sa peau le fait frissonner. Lentement la silhouette masculine harmonieuse et élégante de prédateur le surplombe, à contre-jour. Les mains saisissent ses genoux et les écartent, glissant sur ses cuisses, affolant les longs coups douloureux dans sa poitrine et attisant le brasier dans son ventre.

« Tu verras, tu vas aimer. »

Camus se fige soudain. La chaleur change de nature et les coups puissants s'affolent davantage encore. Sa respiration se fait sifflante et difficile, comme si l'air n'arrivait plus dans ses poumons. Ses yeux s'habituent à la luminosité et un gémissement d'incompréhension et de panique l'étreint. La chevelure, longue soudain, qui ruisselle sur son corps nu, a l'éclat de l'or , et le regard transperçant qui le vrille méchamment est d'un bleu lagon radieux et éclatant.

Mais ce regard cruel change et se fait intense, habité de colère et de déception mêlées. Et hanté d'une question non exprimée, que la peur accompagne.

« Aloïs... Je suis désolé. Je regrette. Pourras-tu me pardonner ? »

Camus porte les mains à son visage, sur ses yeux. Il ne peut plus supporter l'intensité de ce regard d'été suppliant. La chaleur est toujours là et la faim aussi. Comment est-ce possible ? Pourquoi éprouve-t-il cela pour cet homme entre tous ? Que lui arrive-t-il ? Est-il vraiment ce qu'ils disaient de lui ? Une sale pédale qui ne pense qu'à se faire grimper ? Un animal en rut ?

La chaleur se transforme en sueur glacée et il se débat, se débat avec violence et désespoir. Il ne veut pas !

Camus se redressa d'un coup, avec un cri de détresse, dans son lit. Par le velux unique de son taudis un jour blafard et sale se levait sur Paris. Il était encore très tôt, c'était à peine l'aube. Il serra les bras sur son corps et frissonna longuement sans pouvoir se calmer ni se réchauffer. Puis petit à petit l'apaisement et le calme revinrent. Il se recoucha et fixa longuement le plafond. Il devait se reprendre et comprendre ce qui lui arrivait. Se voiler la face n'avait jamais mené nulle part et il n'avait jamais fui ses difficultés. Ce matin, il n'irait pas en cours. Il allait retourner à la galerie et faire face à ses questions. Peut-être trouverait-il des réponses...

oOoOo

Dans la chambre aux rideaux tirés se déroule un corps à corps intense. Les râles, les soupirs, les froissements de tissu et les grincements du lit se mêlent, révélant l'union passionnée de deux corps. Un cri soudain, d'extase et de surprise jointes, s'élève et la silhouette du dessus, couchée sur l'autre, se cambre avec délectation et se fige dans sa contemplation.

Aloïs est si beau, étendu sous lui, éperdu sous ses baisers et ses caresses. Ses incroyables yeux d'ambre rougeoyant sont à demi fermés sous l'onde de plaisir et de volupté qu'il vient de lui arracher. Ses lèvres gonflées et rougies se pincent pour retenir ses soupirs et ses cris de plaisir. Et sa chevelure de mercure rouge incroyable tranche sur le blanc des draps, dessinant des arabesques écarlates d'une stupéfiante beauté.

Red, d'un mouvement de tête renvoie sa propre chevelure en arrière, pour mieux le contempler. Il le sent frémissant sous lui, autour de lui, palpitant et brûlant. Que c'est bon… Ça n'a jamais été aussi bon. Jamais. Que se passe-t-il ? Quel sort Aloïs lui a-t-il jeté ? Il caresse tendrement la bouche obstinément fermée, qui tente de contrôler le surgissement du plaisir. Puis il sourit d'un air narquois. Il a envie de jouer. Ça aussi, c'est nouveau... Un mouvement de hanche, lent et précis, parfaitement dirigé.

Le cri troublé et étonné retentit à nouveau dans la moiteur du lit et Red rit doucement. Il adore ça. L'entendre crier de plaisir dans ses bras, par l'action de son corps. Il adore lui faire du bien. C'est important comme jamais. Jamais.

« Oooh oui… Oui… Là, comme ça. Encore. Encore, Milo ! »

De longs coups profonds et puissants se lèvent soudain en lui. Une décharge violente le parcourt. Que vient de dire Aloïs ? Quel prénom a-t-il utilisé ? Pourquoi ? Comment ? Comment voit-il ce que personne avant lui n'a ne serait-ce qu'imaginé ? Quel est ce pouvoir qu'il a sur lui ? Cette clairvoyance semblable à aucune autre ? Est-il magicien ? Elfe ? Fée ?

« Plus vite, Milo ! Plus fort ! »

La fièvre s'empare de lui et ses pensées se disloquent. Il n'est plus que faim et urgence et son corps se met en mouvement, guidé uniquement par cette passion qui les consume tous les deux. Les à-coups se font plus vifs et les gestes deviennent frénétiques. Les respirations se hachent de cris et de gémissements des deux côtés. Soudain, le corps sous lui se tend brutalement, les ongles se plantent dans son dos et le cri retentit, puissant et comblé.

« Milooo ! »

Et subitement, un râle étonné sort de sa gorge. Son corps s'embrase et le contrôle qu'il garde toujours lui échappe. La vague de chaleur est si forte qu'elle l'entraîne dans un mouvement d'une intensité affolante qu'il ne peut maîtriser. Il va et vient encore avec affolement, jusqu'à l'implosion et son esprit se déchire dans un blanc luminescent et douloureux. Son souffle se perd et il s'abat, parcouru de tremblements violents sur Aloïs.

Ils reprennent doucement leur souffle, enlacés. Milo sombre doucement dans un noir apaisé et émerveillé qu'il ne connaît pas. Ses nuits sont invariablement parcourues de visages, traversées de cris et de sanglots. Mais là, il est à l'abri. A sa place, de toute éternité. Il vient brusquement de retrouver son port d'attache, si longtemps perdu, dans une autre vie, dans une autre réalité. Il peut s'endormir, enfin…

« Pourquoi m'as-tu fait ça, Red ? »

Avec un tressaillement, immédiatement sur le qui-vive, corps tendu, Red s'éveilla et se redressa dans son lit. Interdit, il reprit pied dans la réalité à l'instant même de son réveil, la main crispée sur l'arme à ses côtés, fruit d'une longue pratique de l'obscurité et de ses lois cruelles. Ne jamais s'endormir totalement et encore moins désarmé.

Immédiatement aussi, le regard de mer d'été se fit transperçant et embrassa rapidement la pièce, notant tous les détails, vérifiant les pièges installés pour décourager d'éventuels assaillants. Une fois assuré que rien n'avait été dérangé et qu'il était seul avec lui-même, il se détendit enfin et s'autorisa à revenir à ce qui venait de se passer.

Les sourcils d'or se froncèrent. Non seulement il venait de s'endormir suffisamment pour rêver, mais en plus il avait fait un rêve érotique. Un vrai. Un de ceux qui ont ce genre de résultat, songea-t-il, perplexe et ennuyé, en baissant les yeux sur son corps. La sensation humide et collante le frappa soudain et il se mordit violemment la lèvre inférieure avec un léger cri. Il jeta un coup d'œil sous le drap et son visage s'assombrit encore. Il ne se comprenait plus. Son propre fonctionnement lui échappait. C'était totalement inédit. Et grave.

Sa force venait de son impassibilité. Il était le meilleur parce qu'il était un instrument, une machine, sans émotion, capable de tout et d'effectuer tous les ordres sans jamais envisager la cible, ce qu'elle pouvait bien éprouver, qui elle était. Et il fallait que cela reste ainsi, ou il cesserait d'être le meilleur. Les dents se crispèrent à nouveau sur la lèvre du bas et une goutte de sang apparut. Il fallait qu'il reste dépourvu d'émotion, en contrôle absolu, ou il deviendrait fou, comme il avait bien pensé le devenir… Au début…

Rejetant le drap avec un juron sous l'effet de la friction pénible sur son corps palpitant et tendu, Red se dirigea d'un pas rageur vers la salle de bain. Il ouvrit l'arrivée d'eau et eut un hoquet sous la morsure du froid. Fermant les yeux et plongeant en lui-même, il calma sa respiration et s'attela à reprendre le contrôle de son corps. Petit à petit sa concentration et l'action de l'eau froide vinrent à bout de la situation embarrassante.

Avec un soupir de soulagement, Red tourna le robinet et une eau chaude bienfaisante coula sur son corps. Avec un gémissement de bien-être, les yeux toujours fermés, levant le visage et l'offrant à l'eau qui coulait sur lui, il savoura sa douche. Il prit le savon et commença à se frictionner lentement. Son corps était courbaturé, ses muscles douloureux, comme s'il avait vraiment fait l'amour avec Aloïs, cette nuit.

Aloïs…

Un visage de porcelaine, aux lèvres de soie et au regard d'ambre rouge, s'imprima sous ses paupières. La douceur de longs cheveux écarlates se glissa dans sa main. La fragrance délicate et fraîche du givre sur des bourgeons naissants, pure et envoûtante senteur des froids matins de printemps, se leva. Il gémit et ses mains gagnèrent un endroit de son corps qui répondait invinciblement à l'évocation du jeune homme.

Plus vite, Milo. Plus fort !

Ses mains se firent de plus en plus rapides et son souffle erratique. Avec un long gémissement de délivrance, il s'abattit contre la paroi froide de la cabine de douche, la respiration sifflante. Il était perdu. Totalement perdu. Jamais il n'avait réagi ainsi, qui plus est en songeant à un jeune homme rencontré la veille seulement, avec lequel il n'avait passé qu'un court instant et auquel il n'avait donné que deux baisers. Si encore ils avaient réellement passé la nuit ensemble, il pourrait peut-être comprendre, mais là… Que se passait-il ?

Reprenant difficilement son souffle, il arrêta l'eau et sortit de la douche. Croisant son reflet dans la glace, il eut un haut le corps en voyant ses yeux cernés à la lueur étrange, son visage rougi et ses lèvres gonflées. Il s'approcha de l'image face à lui et tendit la main vers le miroir. C'était un visage troublant, de plaisir et de sensualité comblée. Un visage indécent. Un visage qu'il ne se connaissait pas…

Le regard de mer d'été se durcit, la bouche gonflée se pinça. En superposition, un visage de neige exsangue apparut, aux yeux d'ambre rouge heurtés et peinés, aux lèvres de soie tremblantes.

Pourquoi m'as-tu fait cela, Red ?

Le poing s'abattit violemment sur la vasque. Red se courba sur le meuble en gémissant.

Qu'avait-il fait ?

oOoOo

Thétis Spirakis, véritable étoile… Filante !

La belle Thétis, qui a joué dans la dernière trilogie, adaptation du film d'animation à succès La Reine des Neiges, de la société Walt Disney, se révèle bien plus proche de son rôle que ne laissait imaginer son image lisse de jeune fille parfaitement convenable. L'actrice partage en effet avec son rôle titre, la reine Elsa, le goût de la surprise et de l'imprévu ainsi qu'un penchant avéré pour la rébellion et la transgression des règles. La belle se plaît à s'amuser et a été vue dans plusieurs soirées branchées, au bras de trois hommes différents chez lesquels elle a apparemment passé la nuit. Au cours de ces sauteries, l'alcool et la drogue circulaient et Thétis s'est offert le goût du frisson, ainsi qu'en témoignent deux selfies de l'actrice et de son amant d'un soir, verre et pilules colorées à la main.

Reste à savoir ce que son public va penser de ces excès, pour lequel elle représente une sorte d'icône idéale dont rêvent les petites filles… Va-t-il continuer de la soutenir ? Et même si son public accepte ses écarts de conduite, il y a fort à parier que ceux-ci ne soient pas du goût de la société Walt Disney, très strict sur la conduite de vie de ses stars pour enfants. Rappelons-nous de la chute de la dernière star Walt Disney, écartée de la compagnie pour avoir été ivre en public… Thétis sera-t-elle une nouvelle étoile filante dans les cieux cinématographiques pour jeune public ? Les clauses de son contrat, que nous avons pu nous procurer incluaient une clause de moralité valant rupture immédiate, si les valeurs véhiculées par l'actrice s'éloignaient de celle de la société…

Farewell, Thétis. Mais cette fin, si triste soit-elle, reste après tout plus proche de la véritable fin du conte de la Reine des Neiges. Bien joué, Thétis, quelle abnégation dans ton rôle. Et bonne chance pour la suite.

RED

Penché sur le journal, Kanon émit un sifflement appréciateur. Pour le coup, le scoop était parfait ! Et cruel, en effet. Le regard du serveur glissa sur les clichés qui accompagnaient l'article et sur l'encart décrivant brièvement la montée du beau journaliste dans la chambre de la star. En photos, Thétis souriant à Red lui tenait le bras et sur le second cliché, celui du photographe ceinturait la taille de la jeune femme. Les yeux de l'actrice étaient candidement admiratifs et elle paraissait subjuguée, tandis que le journaliste qui avait écrit l'encart et pris la photo ne laissait planer aucun doute sur la manœuvre de Red et la façon triviale dont il obtenait ses scoops… Une égratignure de plus sur la réputation de la jeune femme. Un peu plus bas, Red embrassait et tripotait une fille en petite tenue sur le parvis d'un hôtel.

Après cela, il était évident que l'actrice verrait son contrat rompu et pourrait s'asseoir sur le fait que Walt Disney voulait faire d'elle une héroïne récurrente de sa nouvelle série.

Kanon revint pensivement à la photo avec la groupie et se mit à rire doucement. Ce Red était un beau salaud ! Très fort, décidément. Il avait parfaitement réussi son coup. Le regard d'océan passa aux selfies de l'actrice éméchée avec deux hommes différents, plutôt louches. Il accrocha les détails sordides : les bouteilles vides et les pilules devant eux. Pas besoin de se demander d'où venaient les clichés. C'était visiblement Thétis qui prenait les photos : ils devaient venir de son téléphone… Coucher avec un requin comme Red et omettre de verrouiller son portable, voir son ordinateur, puisque Red semblait avoir eu accès au contrat de la jeune femme… Kanon soupira. C'était triste pour elle, mais elle l'avait un peu cherché, à ce niveau. Ce journaliste était une hyène. Le sourire du serveur s'accentua en glissant sur la silhouette de dos du photographe enlaçant Thétis. Non, il était injuste. Une hyène était trop laide pour pouvoir soutenir la comparaison avec Red. Le jeune homme tenait plus du loup ou du tigre, d'un animal puissant et terrible, mais d'une beauté et d'une élégance certaines.

La clochette de la porte d'entrée de la brasserie détourna l'attention de Kanon du journal qu'il jeta machinalement sur le comptoir lustré en se levant. Le serveur eut un large sourire en avisant le nouvel arrivé, sourire qui se figea et disparut pour laisser place à une préoccupation sincère devant les traits tirés du visage bien connu.

« Oh, Camus, ça va ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette, ce matin. Dure nuit ? A cause du boulot ?

- Bonjour Kanon. Oui, en effet, le travail n'a pas été de tout repos.

- Tiens, tu as pris froid ?

- Pourquoi dis-tu cela ?

- Tu as la voix enrouée et tu portes un foulard. C'est étrange, vu que tu n'es pas vraiment sensé parler si j'ai bien compris ton job.

- J'ai été négligent et suis rentré sans me couvrir suffisamment après une soirée passée dans la chaleur de la galerie. J'ai dû m'enrhumer à ce moment-là.

- Décidément Saga a raison quand il dit que tu ne fais pas assez attention à ta santé et que tu devrais te couvrir mieux. On est bientôt en hiver, je te rappelle.

- Je te remercie, Kanon. Je tâcherai de m'en souvenir.

- Je t'en prie, j'aime rendre service, comme tu sais. »

La clochette de la porte d'entrée retentit à nouveau interrompant le badinage des deux jeunes gens. Kanon étouffa un juron entre ses dents, la mâchoire soudain raide et tendue et Camus, étonné, se retourna.

« Good morning everybody. Fine weather for a winter day, isn't it ? »

Avec un tressaillement de surprise, Camus vit le client anglais dont la maladresse avait tant fait rire Lilian et Kanon la veille, gagner sa place pour s'asseoir et sortir un journal, levant la main vers le serveur. La sonnerie retentit de nouveau indiquant une nouvelle arrivée.

« Putain, mais qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ! C'est pas la seule brasserie du quartier quand même !

- Pas la seule mais celle dont le service est le meilleur, bien loin au dessus des autres établissements. Sans contestation possible !

- Lilian !

- Oh, je prends ça comme un compliment.

- Mais tout à fait. Et un gros compliments, venant d'un expert, sois-en certain.

- Lilian ! Mais tu n'es vraiment pas sortable !

- Je suis assez d'accord avec Aloïs sur ce point et je vous prierai d'être plus discrets tous les deux.

- Oulà ! Voilà la maréchaussée ! Aux abris, Lilian !

- Whouahou, les gars, vous êtes vraiment identiques, c'est dingue !

- Je te prierai de ne pas m'insulter, Lilian !

- Kanon ! Arrête de dire des conneries, tu veux. Tu n'avais pas des choses à faire ce matin ?

- Oui chef ! Bien chef ! A vos ordres chef ! Je suis parti, chef ! »

Et sur un clin d'oeil à l'adresse de Camus amusé et Lilian hilare, Kanon se détourna avec raideur et sortit d'un pas martial. Saga poussa un soupir à fendre l'âme en regardant son frère quitter la brasserie et tendit la main à Lilian.

« Ravi de faire ta connaissance, Lilian. Je m'appelle Saga et comme tu l'as finement observé, je suis le frère de cet énergumène qui vient de partir.

- Enchanté de te rencontrer. J'étais curieux de mesurer votre ressemblance et je ne suis pas déçu. Je pense que je ne parviendrai pas à vous différencier sans Camus.

- Oui, Aloïs ne se trompe jamais.

- Comment fais-tu ?

- Mais j'ai mes petits secrets, comme tout bon magicien.

- Ahahah, sacré Rastignac, il n'y a que toi pour sortir ce genre de chose d'un air pince sans rire, avec la classe d'un gentilhomme d'autrefois. Je suis soulagé de voir que tu t'es remis des événements d'hier et…

- Bon, ce n'est pas tout, mais j'ai du boulot ! Je file à la bibliothèque Sainte-Geneviève ! Tu m'accompagnes ?

- Euh… Sans façon, vraiment.

- Très bien, à plus tard. Saga, à tout à l'heure. Je repasserai cet après-midi. »

Sur un bref salut de la main, Camus sortit précipitamment de la brasserie, main crispée sur son foulard. Le bref éclat du regard de Saga ne lui avait pas échappé lorsque les yeux d'océan s'étaient posés sur son cou. Sa main s'agita convulsivement et il secoua la tête, tout en allongeant le pas, repoussant les images violentes et le sentiment d'insécurité qui s'emparait de lui. Il ne fallait plus y penser, avait-il décidé. Il allait mettre tout cela derrière lui et immédiatement ! Le regard d'ambre rouge se chargea de défi et Camus releva fièrement la tête. Il avait décidé de ne plus être une victime !

Dans la brasserie, Lilian regardait avec étonnement la réplique parfaite de Kanon tournée vers la rue. Quelque chose avait changé dans le beau serveur blond et son attitude. Si la ressemblance entre les deux était époustouflante, ils étaient malgré tout profondément différents. Il émanait de Saga une dureté et une rigidité que Lilian n'avait pas perçues dans Kanon. Le jeune homme se remémora les mots de ce dernier, la veille, quand il avait parlé de son frère : « une maman tigre protégeant ses petits »…

Saga se retourna. Son visage était avenant et il souriait. Pourtant aucune chaleur ne se dégageait de lui, bien au contraire. Instinctivement, Lilian recula d'un pas. Le regard d'océan s'animait et se chargeait de vagues impérieuses et puissantes et chaque ligne du beau visage devenait coupante. Une autorité effrayante, intransigeante, se levait tout à coup et l'enserrait, comme dans des rets. Lilian recula à nouveau d'un pas, brusquement sur le qui-vive. L'obscurité venait de surgir devant lui et il réalisait trop tard le piège. Cet homme était terrifiant. Et mortellement dangereux. Il devait fuir.

Mais tout à coup, comme elle était venue, l'ombre disparut et Saga se détourna. Il prit une carte et un plateau et se dirigea vers l'Anglais.

« May I take your order, sir ? »

Lilian n'entendit pas la réponse du client, trop occupé à reprendre ses esprits. Il devait rapidement se mettre hors d'atteinte et quitter cet endroit. Mais il n'en eut pas le temps. Le bras s'abattit sur le sien et le cloua sur un tabouret au comptoir. Incapable de se dégager de l'étreinte, comme fasciné par l'ascendant que cet homme venait de prendre sur son esprit, Lilian regarda Saga s'asseoir à côté de lui et le tourner vers lui comme une poupée de chiffon docile. Comme s'il était sous hypnose ou sous emprise, dépourvu d'individualité, et que Saga régnait dans son esprit.

« Bien, à nous deux maintenant. Que s'est-il passé hier au juste, dont Aloïs aurait eu besoin « de se remettre » ? Pourquoi porte-t-il un foulard ? »

oOoOo

A peine sorti de la douche, Red entendit frapper discrètement à la porte de sa chambre et une enveloppe blanche fut glissée sous le battant fermé. Il l'attrapa avec un léger sourire. Décidément, c'était très « old fashioned » cette façon de faire.

Il ouvrit l'enveloppe et trouva une carte imprimée muni de ces seuls mots : « Le Café Drouot. 15 heures. Gemini. » Jetant un coup d'œil sur son portable, Red nota qu'il avait juste le temps de se préparer à sortir sans être remarqué.

Ça y était, enfin. La mission allait commencer.

oOoOo

Chapter Text

Le café Drouot s'ouvrait discrètement au rez de chaussée de l'hôtel du même nom. La décoration en était élégante et de bon goût, dans une ambiance raffinée mêlant art déco et touches de design. Des serveurs snobs et empressés circulaient rapidement entre les tables, prenant et apportant des commandes, avec l'air de servir la reine d'Angleterre elle-même.

Personne ne faisait particulièrement attention à lui. Apparemment son déguisement était réussi. Red scruta discrètement la salle pleine de monde, s'arrêtant parfois sur l'un ou l'autre des hommes présents, cherchant à repérer son contact. Gemini. L'un des planificateurs de Iéros les plus insaisissables et les plus redoutables, dont l'efficacité était presque légendaire. Il avait déjà fait plusieurs boulots avec lui pour le compte de l'organisation, mais il ignorait à quoi il pouvait bien ressembler.

Son regard transperçant accrocha un homme dont le maintien lui parut assez étrange, à la fois plein d'assurance et de nervosité. Mais, alors qu'il concentrait son attention sur lui, arriva une femme, cherchant visiblement à ne pas attirer l'attention, qui le rejoignit. Le couple partit ensemble non sans jeter de brefs coups d'œil aux alentours. Red sourit derrière ses lunettes. Allons, il s'agissait juste d'un couple adultère, apparemment. Il embrassa à nouveau la salle du regard, laissant ses yeux comme son esprit vagabonder.

Aussitôt ses pensées s'envolèrent et le transportèrent dans une galerie parisienne huppée, lors d'un vernissage. Aussitôt un regard d'ambre rouge heurté, douloureusement incrédule, le frappa de plein fouet, accélérant son pouls comme sa respiration. Aussitôt un capharnaüm de sensations et de sentiments mêlés et indistincts se leva comme une tempête en lui. Le regard transperçant se voila et s'assombrit. Il secoua la tête, pour chasser ses préoccupations comme on chasse une mouche.

Voilà pourquoi il s'appliquait à ne plus se souvenir de la soirée et de la nuit passées... Un soupir s'échappa des lèvres bien dessinées. Voilà pourquoi il s'astreignait à ne plus penser qu'au boulot et à la mission…

Retenant un soupir contrarié, il promena un regard en apparence détaché sur les lieux et la foule qui l'entourait. Immédiatement, son coup d'œil à la précision incroyable grava dans sa mémoire le moindre détail des lieux, de la rue et de ses façades comme de l'hôtel Drouot.

Il repéra le poste parfait pour pouvoir effectuer la mission et atteindre l'hôtel des ventes : la terrasse verdoyante et discrète d'un appartement qui s'ouvrait au dernier étage d'un immeuble au coin du carrefour, un peu plus loin. La distance ne serait pas un obstacle. Au contraire. Il ne manquait jamais son coup, y comprit à plusieurs centaines de mètres. Et de cette façon, il pourrait quitter rapidement les lieux, dans l'étonnement et la panique qui suivraient le tir. Mais ça, c'était si le commanditaire désirait une exécution publique, comme il semblait bien que cela soit le cas... C'était la première fois qu'une configuration comme celle-ci se dessinait lors d'une mission. Habituellement, il touchait la cible dans la sécurité de ses appartements, discrètement, sans vagues ni remous...

Pourquoi m'as-tu fait ça, Red ?

Il se mordit la lèvre inférieure pour détourner son esprit de cette question obsédante qui le hantait jusque dans son sommeil. Il devait se reprendre ou il allait devenir fou, à ce rythme. Et il risquait d'être gêné dans le boulot, si cela continuait ainsi...

Un jeune homme, de dos, perdu dans la contemplation d'une photo surgie on ne sait d'où avec une force invincible. Une chevelure rouge profond que la lumière habille de flammes, comme les éclats d'un feu follet tremblant dans un vent invisible. Une beauté délicate et envoûtante, parfaite et incroyable, dont chaque trait tombe douloureusement juste. Et une fragrance de givre sur des bourgeons naissants un frais matin de printemps…

Il rejeta la tête en arrière, mâchoires serrées sous l'effort qu'il s'imposait et la colère qui s'emparait de lui. Une colère traversée d'impatience, dirigée contre lui-même. Que lui arrivait-il à la fin ? Cela ne lui ressemblait absolument pas d'être ainsi obsédé par un homme, si beau soit-il ! Et un jeune homme qu'il avait à peine touché, qui plus est. Qui lui avait craché son mépris au visage. Deux fois.

Pourquoi réagissait-il ainsi, à son propos ? Etait-ce parce qu'Aloïs l'avait atteint au moment où, pour la première fois depuis qu'il avait basculé dans le monde de l'ombre, il baissait sa garde ? Aurait-il réagi pareil avec n'importe qui ou était-ce justement parce que c'était lui ? Et ce rêve qui lui avait incendié les reins et procuré des sensations qu'il pensait détruites en lui... Que signifiait-il ? Avait-il seulement une signification... Pourquoi était-ce différent de d'habitude, loin de cette parfaite insensibilité qu'on avait soigneusement forgé en lui, dans son esprit autant que dans sa chair ?

Red avait eu d'innombrables partenaires au cours de ses sept années d'existence. Il avait couché dans bien des positions et assumé tous les rôles. Des hommes. Des femmes. Des jeunes, des moins jeunes… Parfois même des êtres repoussants, qui lui avaient donné l'envie de vomir quand leurs mains s'étaient posées sur son corps... Mais les ordres étaient les ordres. Iéros ne plaisantait pas. Et au fond, à force, cela n'avait plus eu réellement d'importance. C'était le boulot. Il obéissait, s'évadant de son corps quand la réalité devenait trop difficile à supporter, bien dissimulé derrière le masque cruel et sublime de Red. Et ça marchait parfaitement.

Enfin… Jusqu'à hier soir, où tout avait volé en éclats douloureux. Et depuis, se levait un frémissement, une palpitation pénible et étonnée d'exister, comme le reflet, ténu encore, d'une vie qui reprend.

Red soupira, baissant la tête sur ses poings crispés sur la table devant lui. Et c'était pénible et effrayant d'exister. Il avait oublié à quel point...

oOoOo

« J'ai peur, Milo ! Où est maman ?

- Je ne sais pas, Charis. Baisse-toi. Nous devons restés cachés jusqu'à ce qu'elle ou papa viennent nous chercher.

- Mais j'ai faim et soif. Tellement soif.

- Oui, moi aussi. Mais nous devons rester cachés encore. C'est important ! »

Le bruit retentit très fort et fait hurler Charis. Milo la bâillonne rapidement de sa petite main d'enfant, étouffant brutalement ses cris. Une rafale de coups de feu claque dans la nuit et des cris s'élèvent, à nouveau. Cela fait des heures qu'ils sont blottis, cachés dans ce trou, dissimulés par les décombres de ce qui a été autrefois une maison.

Milo serre sa sœur contre lui et ravale ses larmes, bravement. C'est à lui d'être fort, du haut de ses six ans, il le sait. La peur affreuse lui broie le cœur et le ventre sous sa poigne de glace, mais il tient bon. Ils ne sont plus que tous les deux, à présent, il le sait. Son menton tremble et des sanglots étranglés submergent sa respiration.

Quand la salve de coups de feu a retentit dans son dos, alors qu'il courait sans se retourner en traînant sa petite sœur derrière lui, comme maman l'avait dit, il a compris. Il a su. Ils n'ont plus de maman. Et plus de papa non plus sans doute, car sinon, les soldats ne seraient jamais arrivés jusqu'à eux. Ils les ont tués. Ils sont seuls, maintenant.

Charis se roule en boule contre lui en pleurant à gros sanglots et il referme les bras sur elle, en protection. Son visage se contracte en silence tandis que sa main apaisante caresse les boucles de sa sœur. Une larme unique coule sur sa joue qui tremble et sa bouche s'ouvre sur un cri déchirant et pourtant inaudible, ce cri de désespoir si poignant qu'il ravage et change irrémédiablement l'être qui le pousse…

oOoOo

« Monsieur, votre commande.

- Merci. Voici pour vous. »

Se reprendre immédiatement. Ne rien laisser paraître. Jamais. Être en contrôle absolu. Toujours.

Et survivre, seul entre tous. Survivre.

Il l'avait promis.

Red tendit nonchalamment le billet au serveur qui s'inclina et déposa un verre devant lui. Il n'avait rien commandé. Mais cela faisait certainement partie du plan. Gemini était redoutablement prudent. Il saisit le verre et le porta à sa bouche, faisant semblant de boire. L'odeur le renseigna sur la nature de la boisson. Un gin tonic. Le sourcil d'or se fronça de perplexité. Allons bon, qu'est-ce que cela signifiait ? Pourquoi un tel breuvage ?

Le regard transperçant affina encore sa perception derrière les lunettes aux encombrants montants noirs et parcourut la salle. Mais encore une fois sa perception si fine et aiguisée ne rencontra rien que des vies étroites et normales autour de lui.

Avec un geste d'humeur, il saisit le sous-verre et le retourna. Une clé était dissimulée dans l'épaisseur du carton qui semblait avoir été creusé pour la recevoir. Toujours avec une distraction d'apparence, Red la saisit et la glissa rapidement dans sa poche. Maintenant restait à savoir ce qu'elle ouvrait… Il revint au verre pétillant devant lui. Il devait y avoir un message quelque part. Son agacement grandit. Décidément, s'il devait jouer les détectives pour chaque étape de la mission, il n'avait pas fini ! Il n'aurait pas trop de quatre jours, finalement.

Ses yeux tombèrent sur le ticket de caisse et il eut un mince sourire sarcastique qui disparut aussi vite qu'il était né. A la place du nom du serveur qui avait pris et apporté la commande figurait un nom. Gemini. Juste avant le numéro de la commande. Le chiffre trente huit.

Bien. Il avait presque tous les éléments. Ne restait plus qu'à trouver le lieu de la livraison. Il revint pensivement au cocktail entre ses doigts, releva la tête encore une fois sur la rue qui se déroulait derrière les fenêtres du café et soudain tout s'éclaira. Sa vue presque surnaturelle accrocha une enseigne dans le lointain, difficilement accessible, même pour lui. Et il regarda à nouveau le verre en riant silencieusement. Pour un peu, il se serait incliné. Gemini était décidément à la hauteur de sa réputation.

En sifflotant d'un air dégagé, il se leva, saisit son blouson, rajusta ses lunettes et quitta le café Drouot à grandes enjambées. Il descendit la rue sur plusieurs centaines de mètres jusqu'à arriver devant l'enseigne bleue et blanche, à l'écriture stylisée.

Il leva le visage avec amusement et lut le nom écrit en lettre blanches.

Gym Tonic.

Il pénétra dans la salle de sport et se dirigea vers l'accueil. Avec un sourire enjôleur, il s'accouda au comptoir et engagea la conversation avec la réceptionniste. Rapidement son charme opéra et après quelques compliments dits d'une voix chaude et appuyés par un regard velouté, la jeune femme, conquise, lui indiqua ce qu'il cherchait et le laissa entrer.

Rapidement, suivant les indications données par la réceptionniste, Red arriva dans les vestiaires des hommes. Il poussa la porte battante et pénétra dans la pièce. Il n'y avait qu'un homme qui achevait de s'habiller, indifférent à sa présence. Sans se troubler, d'un air parfaitement naturel, il se dirigea vers les casiers numérotés et fermés par des serrures. Avec un sourire, il sortit la petite clé du café Drouot et l'inséra dans la serrure du casier numéro trente-huit.

Avec un déclic, la porte s'ouvrit sur un sac de sport en cuir noir qu'il attrapa rapidement et jeta négligemment sur son épaule. Il sortit du vestiaire et s'arrêta un instant dans le hall, sur le seuil de la salle de sport. Plusieurs hommes étaient en plein entraînement, certains sur des machines de marche, d'autres sur des bancs de musculation. Le célèbre regard hypnotique de mer d'été, en partie dissimulé derrière les grosses lunettes, erra avec hésitation sur eux. Trois étaient suffisamment athlétiques et musclés pour correspondre, mais aucun indice ne permettait de trancher. Red eut un mince sourire de connivence avec le planificateur tant vanté de l'ombre. Bien joué, Gemini.

Il sortit de la salle de sport et descendit la rue avant de héler un taxi pour retourner à son hôtel. Lorsqu'il poussa la double porte de verre qui ouvrait sur la rue, il ne vit pas l'un des hommes couchés sur un banc de musculation se redresser et lui jeter un long regard. Pas plus qu'il n'entendit ces quelques mots, murmurés d'une voix grave, à la tonalité légèrement incrédule :

« Eh bien, si je m'attendais à ce que ce soit toi, Scorpio... »

oOoOo

Camus descendait la rue de Rivoli en direction de la rue de Turenne. Il voulait absolument se confronter à nouveau à cette galerie d'art dans laquelle il avait rencontré en une seule soirée les deux hommes qui l'avaient le plus marqué jusque là. En bien comme en mal. Comme deux anges opposés…Un Père Goriot et un Vautrin...

Il secoua la tête en souriant à ses pensées. Décidément, Lilian l'influençait jusque dans son for intérieur avec ses références balzaciennes. Il pressa le pas, soudain pressé d'arriver. Il devait en avoir le cœur net et regarder en face ses démons, si séduisants soient-ils.

Sur le ciel grisâtre, s'imprimèrent avec force des pupilles enchanteresses, au regard cruel, le transperçant douloureusement. Il fronça les sourcils et releva fièrement la tête en bifurquant dans la rue de Turenne.

L'hôtel particulier où se situait la galerie était en vue. Et une certaine foule entrait et sortait du lieu. Apparemment, la publicité faite par les trois photographes célèbres présents la veille avait attiré du monde. Tant mieux, songea-t-il, ainsi personne ne ferait attention à lui. Il pourrait se fondre tranquillement dans le flot des visiteurs anonymes et resterait tranquillement en face à face avec l'œuvre de Milo. Il n'avait vu qu'une seule photo de lui. Il voulait voir les autres et vérifier qu'il n'avait pas rêvé ce qui s'était passé en lui ce soir-là. Vérifier qu'il ne s'était pas trompé. Vérifier que cet instant de grâce n'était pas dû au hasard ou juste aux circonstances…

Il pénétra dans la galerie et croisa le regard d'un couple de trentenaires branchés qui en sortaient et qui le fixèrent avec une insistance qu'il ne comprit pas et qui le dérangea. Étonné, Camus se retourna machinalement et constata avec une désagréable impression que la jeune femme le désignait du doigt avec un sourire à son compagnon. Celui-ci lui attrapa la main en remarquant le regard rougeoyant posé sur eux, puis il entraîna sa compagne rapidement.

Camus resta saisi par la scène. Elle éveillait des échos douloureux en lui, qu'il n'aimait pas se rappeler.

Des rires, des chuchotements sur son passage. Des doigts qui le montrent, comme on pointerait du doigt un objet ou une chose. C'est mal de montrer du doigt. Cela ne se fait pas, ou alors cela montre bien le manque de considération qu'on a pour la personne. Encore des rires, plus forts, jusqu'à la curée, les moqueries dites à voix hautes, suggestives et dégradantes. Et inévitablement viennent enfin les bousculades, parfois les coups…

Le regard d'ambre rouge se voila de peine et de souvenirs amers. Il ravala le goût de cendres qui coulait dans sa gorge et entra, tête haute et œil sec, dans la galerie. Il était plus fort que ça !

Immédiatement il vit les photos esthétiques et vides de Red. Immédiatement il ressentit à nouveau la colère presque violente qui l'avait saisi en constatant les mises en scène et les angles de prise de vue léchés et sans émotion de cette poudre au yeux sublime. Red...

Il décida cependant de s'arrêter dans cette salle et de mieux regarder. Dans la première émotion rageuse d'hier soir, il avait parcouru rapidement les clichés de Red. Il voulait être sûr de son jugement et comprendre ce que la foule d'admirateurs du photographe pouvait voir dans son œuvre.

Il s'astreignit à regarder sans concession mais sans parti pris chaque photographie. Il se détacha de son ressenti de la veille, du souvenir douloureux d'un baiser méchant au goût de sang et d'un autre invraisemblable, d'une sensualité inouïe. Et ce fut difficile. Sans cesse, lui revenait à l'esprit le flux d'émotions violentes et d'images tranchées de la veille. Sournoisement Red s'insinuait en lui à chaque cliché, malgré son refus, malgré ses efforts.

D'image en image, une sensation éminemment désagréable émergeait. Une vision, malgré tout, naissait, il devait le reconnaître. Et soudain, au détour d'une photo qui le surprit, il comprit. C'était la photo parfaitement saisie d'une destruction d'appartement, un berceau éventré au premier plan, d'une netteté insupportable, avec la tête cassée et maculée de sang d'une poupée. Le regard de Red n'était pas vide mais il était habité d'une vision insoutenable, qui n'avait presque plus rien d'humaine. C'était pour cette raison qu'il l'avait si fortement rejetée. Son art mettait profondément mal à l'aise à la fois par sa cruauté mais aussi par la fascination qu'elle finissait par provoquer en soi. Une fascination dévoyée, morbide et dérangeante, libérée de la moralité humaine. Une vision sans sentiment, qui jetait au visage du spectateur des faits affreux sans l'accompagner. « Débrouille-toi avec ta conscience et ose détourner les yeux de ce dont tu es capable, comme les autres. Tous les autres ! » criait la photo. Et c'était cela qui était insupportable et mettait en colère. Ou fascinait.

Camus frémit longuement jusqu'au plus profond de lui-même, glacé d'effroi. Comment un homme pouvait-il avoir ce regard-là ? Qu'avait-il pu vivre qui l'avait ainsi presque désincarné ?

Parce que la guerre, c'est le propre de l'homme. C'est le fondement de tous les échanges de l'humanité.

Les paroles de Milo le frappèrent d'un coup, comme une balle, et la douleur qui le traversa résonna en lui comme une piqûre douloureuse. Il lui sembla comprendre un peu mieux ce que Milo avait voulu lui dire et que la vision de Red lui montrait crûment. Ironique que ce beau monstre cruel éclaire ainsi les paroles belles et poignantes du jeune photographe…

Profondément mal à l'aise, sur un dernier regard hésitant au berceau éventré, Camus quitta la pièce principale de l'exposition, poursuivi par un rire éblouissant et cruel, ancré au fond d'un regard hypnotique de mer d'été. Une vague de chaleur puissante, montée des limbes de son être au souvenir d'un baiser inoubliable, s'empara de lui accentuant son mal-être. Un baiser qui l'avait marqué au fer rouge, sans doute à jamais. Un baiser enivrant, accompagné d'un regard méditerranée en coin, hésitant et troublé, et d'une silhouette fuyante, aux épaules voûtées avec accablement.

Avait-il rêvé cet instant étrange et fugitif ? Red pouvait-il regretter ses actes ? Pouvait-il se défaire de cet éclat mortel qui le nimbait ? Il l'avait sauvé de Drüger et lui avait sans doute sauvé la vie. Et si Lilian n'était pas intervenu ? Que se serait-il passé ?

Camus passa pensivement la main sur ses lèvres, comme s'il sentait encore la bouche du photographe sur la sienne, douce, presque timide. C'était pour cela qu'il l'avait confondu avec Milo. Il n'imaginait pas Red hésitant et troublé. Et pourtant… Ce regard fuyant en coin le hantait. Il n'avait pas de réponse à ses questions. Et il avait peur de descendre en lui-même pour tenter de les trouver.

Il s'arrêta brusquement dans la salle de Tanizer face à une photographie poétique qu'il ne vit pas, sous la pointe vive qui le piqua à nouveau. Il connaissait la réponse. Il n'était pas suffisamment naïf pour se voiler la face. Si Lilian n'était pas intervenu, s'il avait repris connaissance dans les bras de Red, il aurait sans doute cédé. Ils auraient couché ensemble. Un frisson le parcourut. Il n'avait jamais ressenti quelque chose d'aussi fort. Presque vingt-quatre heures plus tard, son corps lançait douloureusement aux endroit que le photographe avait touchés, comme un cœur pulsant et enfiévré dans ses veines. Son regard s'assombrit. Il ne se comprenait plus depuis hier soir. Il s'échappait totalement et ne se reconnaissait plus. Jamais il n'aurait pensé être brutalement ravi, en une seule soirée, de cette façon opposée, par deux hommes différents. Une communion de pensée et de sensibilité chez l'un, une union des sens et du corps dévastatrice chez l'autre…

Avec un soupir, Camus entra dans la dernière salle et se heurta de plein fouet à la photo extraordinaire. Tout à ses pensées, il n'avait pas eu conscience de rejoindre la salle de Milo. Mais il plongea immédiatement, avec délices et sans réserve, dans la vision déchirée et palpitante du jeune photographe. L'émotion qui le submergea, vaste et puissante, ne lui laissa aucun doute. Il sut tout de suite. Il ne s'était pas trompé. Milo avait un talent rare. Un de ces talents qui transporte les foules et les fait pleurer.

D'ailleurs la salle n'était plus vide, bien au contraire. Les gens allaient et venaient s'arrêtant longuement, en discussion sans paroles avec l'œuvre du jeune photographe. Le silence qui régnait était celui que l'on ne trouve que dans les églises, le silence religieux et profond de l'homme qui converse avec le divin. D'une façon inexplicable, Camus se sentit fier. Fier d'avoir été le premier à voir et reconnaître le talent de Milo. C'était un peu comme si le jeune photographe lui appartenait, rien qu'à lui, au milieu de tous ces hommages vibrants.

Il resta longtemps en tête à tête avec le jeune homme touchant et troublant qui avait trouvé son âme autant que son cœur. Et tout à sa révérence et sa discussion tacites, il ne s'aperçut pas des regards insistants et luisants de curiosité qui glissèrent sur lui, accrochant sa chevelure de feu liquide et miroitante, comme un signe de reconnaissance.

oOoOo

Red jeta le sac de cuir noir sur le lit de sa chambre d'hôtel et remit en place avec soin les pièges de protection de la pièce. Il décrocha le tableau et ouvrit le coffre, s'assurant que le boîtier noir de Scarlet Needle était toujours là et intact. Il lança une playlist de musique et se débarrassa de ses lunettes, de sa perruque et de son chapeau.

Puis il s'assit sur le lit et ouvrit le sac. Il en sortit les documents, les uns après les autres. Le passeport d'abord, le billet d'avion et les instructions à suivre pour s'enfuir. Il regarda longuement le plan de l'hôtel et celui de l'immeuble qu'il avait identifié comme poste parfait pour atteindre la cible. Visiblement Gemini était du même avis. L'appartement terrasse appartenait à un magnat de l'industrie minière chilien, un homme de vingt huit ans, plutôt séduisant. Obtenir de pénétrer chez lui serait facile, avec les informations données, précises et complètes, par Gemini.

Io Rojas. Né au Chili sur l'île de San Felix. Son père, Felipe Rojas, a fait fortune dans l'extraction minière de cuivre et de lithium. Sa mère est décédée quand il avait huit ans. Fiancé à l'héritière très jeune et ingénue d'un conglomérat industriel. Mariage arrangé ne coïncidant pas avec les goûts du jeune homme, bisexuel plutôt tourné vers le savoir-faire et l'expérience. Visiblement union conclue dans le but de fonder un empire. Ambitieux et intelligent. Aime l'art moderne et la musique classique et le polo.

Red eut un sombre sourire. Oui, le séduire et obtenir l'accès à son appartement ne serait pas difficile. Mais, et son sourire disparut, brouiller les pistes sur sa longue présence à Paris serait beaucoup plus dur.

Il saisit une photographie qu'il imprima mentalement dans son esprit. La cible. Un magnat du pétrole, richissime potentat des Émirats Arabe Unis. Il se mordit la lèvre de contrariété en lisant les instructions jointes à la photo. Tuer la cible d'une seule balle, sur le parvis de l'hôtel Drouot, en plein coeur – la signature de Scorpio. Iéros voulait visiblement délivrer un message clair et sanglant à quelqu'un d'autre. Jamais on ne lui avait demandé de signer aussi clairement son acte. Voilà qui allait considérablement compliquer les choses…

S'échapper après cela serait difficile. Il devrait faire vite, très vite. Et, le regard de mer tropicale s'assombrit, jusque là brouiller les pistes entre Red et Scorpio allait s'avérer plus que délicat… A moins d'une excellente raison qui puisse détourner les esprits et les empêcher de faire le rapprochement… Pour une fois, tant pis, quelqu'un d'autre publierait le scoop et le cliché du meurtre. Le risque était trop grand.

Barricadant machinalement sa chambre avec l'habitude que lui avaient conféré des années d'entraînement, Red dissimula sa crinière d'or sous une casquette, son regard trop célèbre derrière des lunettes noires et il sortit. Il avait faim et surtout besoin d'air et de se changer les idées. Il prit la sortie de l'arrière de l'hôtel, par prudence, et gagna rapidement les petites rues commerçantes pleines de monde.

Songeur, il regarda machinalement les cartes des restaurants, sans parvenir à se décider. Son alibi le préoccupait beaucoup. Il ne voyait pas comment faire diversion et empêcher que, cette fois, les limiers du FBI et d'Interpol, lancés à la poursuite de Scorpio, ne fassent le lien entre Red et le sniper exceptionnel de l'ombre… Red ne s'attardait jamais. Jamais. Alors pourquoi le ferait-il cette fois ? Devait-il partir et revenir en douce ? Un soupir exaspéré lui échappa. Il n'y avait pas de solution… Il en était là de ses pensées sombres quand une exclamation attira son attention. Il se retourna.

« Regarde un peu cette Une !

- Laquelle ?

- Là ! Le vendeur est en train de changer le poster du kiosque ! C'est Red !

- Oh ! Tu crois que c'est vrai, ce qu'ils disent ?

- La vache ! J'espère pas ! Sinon je suis trop jalouse du mec ! Le veinard absolu !

- C'est clair ! Si c'est vrai, je suis verte ! »

Stupéfait, Red vit son image s'étaler en une d'un énième journal à scandales. Il tenait Aloïs dans ses bras, couché au sol et inconscient, et caressait sa joue. Les incroyables cheveux de mercure rouge sombre se répandaient à terre en volutes incandescentes lascives et les lèvres gonflées et meurtries du jeune homme étaient éminemment voluptueuses. Visiblement, la scène avait été prise après l'agression de Drüger et leur sulfureux baiser. Son regard troublé, sa tendresse, l'inquiétude et la sollicitude qui se dégageaient de la photo lui furent soudain insupportables. Autant que le titre racoleur : « Info ou intox : Red enfin amoureux ? »

Il s'éloigna à grands pas rageurs, visage sombre et regard terrible, quand soudain, il s'arrêta net. Un rire bas lui échappa et il se retourna vers l'affiche.

Faire diversion. Égarer les esprits. Leur donner toujours ce qu'ils attendent, pour qu'ils t'oublient. Mentir. Manipuler. Et survivre. Encore et toujours. Contre tous. Survivre.

Il venait de trouver son alibi.

oOoOo

Chapter Text

Le temps avait disparu. Les minutes ou les heures s'égrenaient, sans consistance et sans importance. Camus avait plongé dans un monde de couleurs éclatantes et conversait avec Milo, dans un tête à tête silencieux, d'une intensité troublante. Il était seul avec lui dans une pièce pleine de monde, ébloui par une vision magique du monde et des hommes, avec la guerre comme toile de fond.

Aussi mit-il du temps à émerger et à saisir les chuchotements autour de lui. Cependant l'éclat excité d'une voix féminine finit par l'atteindre et l'arracher à sa contemplation éperdue. Il s'extirpa difficilement et à regret du regard de Milo. Et il n'eut pas le temps de reprendre pied dans la réalité que les paroles le frappèrent de plein fouet, résonnant très fort dans le cocon intime de cette petite salle.

« Mais si ! Je te dis que c'est lui ! Une couleur de cheveux pareille, ça ne se voit pas à tous les coins de rue…

- La chance…

- Oui, enfin, il se fait désirer visiblement.

- Il se la joue bel insensible, impassible et sans expression. Très classe.

- Oh, plus pour très longtemps, on peut faire confiance à Red sur ce sujet.

- Rho, tais-toi, il va nous entendre : il nous regarde... »

L'anxiété et le trouble s'emparèrent de Camus et achevèrent de le sortir péniblement de sa contemplation atemporelle. De quoi ces femmes parlaient-elles ? Il ne comprenait pas le sens de leurs paroles. Il ne les connaissait pas, ne les avait jamais vues mais elles semblaient le reconnaître et l'associaient à Red. Des images désagréables surgirent avec force. Un regard translucide de mer d'été cruel et accusateur, une catastrophe de verres brisés au sol et un toast moqueur et humiliant porté d'une voix chaude et méchante. Et les sensations qui accompagnèrent ces instantanés hachèrent sa respiration. Une boule chaude lui broyant le ventre. Le poids de tous ces regards ironiques et dégradants sur lui. Une morsure douloureuse et des attouchements qui mettaient le feu à son corps. Et un baiser incroyable qui enflammait encore son esprit et accélérait la circulation de son sang vingt-quatre heures plus tard… Red… Ce mystère insondable et pénible qui lui échappait. Red… Une morsure et un regard suppliant… Des paroles d'excuses et un baiser timide… Avait-il rêvé ce moment irréel où Red ne semblait plus être Red, où lui-même l'avait confondu avec Milo ?

Les deux femmes peu discrètes avaient l'air de parler de lui et lui jetaient des regards en biais en chuchotant à voix plus basse à présent. D'ailleurs, en embrassant la salle et les personnes présentes, il lui sembla rencontrer plus d'yeux fuyants et luisants que la normale. Camus frémit péniblement. Il semblait être devenu, pour une raison qui lui échappait totalement, le point de mire des gens. Ceux-ci le regardaient à la dérobée, puis chuchotaient entre eux et revenaient à lui avec un intérêt qui lui parut désagréable et malveillant. Son regard s'obscurcit et il sentit son visage se durcir, en réponse à l'intrusion violente qu'il pressentait. Cela recommençait donc ? Encore une fois ? Pourquoi ne pouvait-on lui ficher la paix. Il n'aspirait pourtant qu'à l'anonymat et à la tranquillité… Il leva un regard rougeoyant peu amène sur la présence intrusive de la salle et le frémissement constaté s'apaisa. Aux aguets durant un instant, Camus ne rencontra plus de regard aigu de curiosité malsaine. Il secoua la tête, en expirant longuement, soulagé. Il avait dû se faire des idées...

Mais la magie était brisée et sur un dernier regard déchirant et palpitant aux photos de Milo, Camus sortit lentement de la salle, comme s'il quittait un ami bien-aimé, comme s'il laissait derrière lui une réalité idéale. La réalité d'un jeune photographe au talent rare. Celle qu'il rêvait de vivre. Lentement, encore perdu dans le monde de couleurs éclatantes qu'il abandonnait dans cette petite pièce intime, il suivit l'itinéraire de l'exposition : les « petits » photographes, puis Drüger dont les clichés le firent frissonner d'aversion, et Tanizer, qui lui parut bien fade malgré sa poésie. Enfin, il arriva dans la salle de Red.

A sa grande surprise, sans qu'il y soit préparé, une puissante lame de fond de sensations étranges le saisit. Un profond malaise s'abattit sur lui et l'idée le frappa comme la foudre sans qu'il comprenne d'où elle avait jailli. Elle s'imposa en lui avec la force des certitudes absolues, malgré son côté irrationnel et absurde. Milo et Red avaient le même regard, comme s'ils étaient deux facettes d'un tout. Ils se complétaient parfaitement, mais Milo était la lumière et Red l'obscurité. Frappé au coeur brutalement, Camus s'arrêta net, en plein milieu de la salle de Red et faillit pousser un cri. Il porta une main à son front, soudain la tête lui tournait. D'où cette idée lui était-elle venue encore ? Il était las de ces impressions fuyantes perpétuelles et de ces idées qui surgissaient sans raison et s'imposaient avec cette force inébranlable de la vérité, sans autre fondement que son intuition. Oui, c'était une idée invraisemblable, complètement folle ! Et pourtant… Il contempla les scènes de dévastation cruelles et magnifiques. Il observa les lignes et analysa les angles de vue et l'idée naissante grandit invinciblement en lui. Il se recula, le coeur étreint d'une peur sourde et d'une fascination étourdissante. C'était le même regard, exactement. Qu'est-ce que cela signifiait ? Comment était-ce possible ?

Il allait faire demi-tour pour retourner dans la salle de Milo et se forger enfin une certitude, quand il rencontra le regard de la galeriste qui le fixait avec insistance. Son malaise s'accrut d'un seul coup sous ce regard luisant et lorsque la femme lui sourit d'un air entendu, presque comme si elle le félicitait, Camus perdit totalement contenance. La peur s'abattit sur lui et un maëlstrom d'émotions douloureuses l'emporta. Complètement défait et désemparé, il quitta la galerie.

Dans la rue qui s'assombrissait déjà en ces courtes journées d'un automne bien avancé, il marcha rapidement pour évacuer l'impression pénible et lutter contre le froid humide. Il souffrait de ces sensations, idées et émotions fulgurantes et intenses qui se partageaient son être. Il voulait que tout cela cesse et que le calme anesthésié de la réalité monotone de sa vie d'étudiant sans particularité reprenne. Pourquoi avait-il voulu prendre ce job et sortir de cette invisibilité protectrice ? Il avait fait une erreur. Il valait mieux abandonner et retourner à sa solitude rassurante. Il le dirait à Lilian et irait travailler dans son repaire, comme Saga le lui avait conseillé. Il aurait dû l'écouter… Soudain il passa devant un kiosque à journaux et s'arrêta net. Son œil venait d'accrocher une photo, mais son esprit semblait refuser de lire et d'accepter ce qu'il venait de voir. Il se tourna très lentement sur sa droite, le coeur tambourinant et l'estomac au bord des lèvres. Le vendeur, en train de changer une affiche de Une, lui lança un regard insistant avec un sourire de connivence. L'esprit de Camus se déchira en lui et se mit à hurler à la mort.

Sur l'affiche immense, il était couché au sol, dans les bras de Red, serré contre lui, visage exsangue et cheveux de feu répandus en volutes sombres et superbes sur le parquet clair. Le titre qui s'étalait en caractères majuscules en gras lui arracha vraiment un cri : « Info ou intox ? Red enfin amoureux ? » Une seconde photo, zoomée sur le visage du photographe et son regard sur lui, lui parut insoutenable et le fouailla brutalement, comme une lame chauffé à blanc, comme la piqûre brûlante d'un insecte. Red le regardait et caressait tendrement sa joue. Ses yeux limpides de mer d'été s'attachaient sur lui avec intensité. C'était un regard hypnotique inquiet, hésitant et tendre. Un regard incompréhensible. Un regard insupportable.

« Oh regarde ! C'est le garçon que Red a embrassé ! J'ai lu l'article, c'est trop romantique ! C'est lui ! Regarde ! »

Relevant la tête comme un animal traqué vers la jeune fille qui le désignait du doigt à son amie, Camus s'enfuit.

oOoOo

La sonnette d'entrée dans la brasserie tira à peine Kanon de la lecture qui l'occupait depuis de longues minutes. Sourcils froncés et regard d'océan tempétueux, le serveur était entièrement plongé dans son journal. Même l'arrivée de son énervant client anglais, comme chaque jour depuis le premier où il s'était fait remarqué, ne l'avait pas distrait. Dans ses mains, se trouvait un journal à scandales à la Une accrocheuse et à la photo, belle au demeurant, de Red tenant Camus dans ses bras.

Et Kanon rageait sec. La veille, il avait remarqué le foulard et la voix enrouée de Camus, mais avait accepté l'explication du jeune homme selon laquelle il avait attrapé froid par négligence. Saga l'avait détrompé. Lilian lui avait avoué l'agression du jeune homme par Drüger et son sauvetage par Red qui avait tourné en abus sexuel, d'après le jeune extraverti. Et Kanon, depuis, enrageait. Il était en colère. Contre cet enfoiré absolu qui avait levé la main sur son ami. Contre Red qui avait osé en profiter. Contre Camus pour lui avoir menti. Contre Lilian pour avoir tenté de leur dissimuler la vérité. Et par-dessus tout le reste, contre lui, pour avoir pris la chose à la légère et n'avoir pas compris la réalité. Le regard d'océan s'anima de vagues violentes et sa mâchoire se serra. Il avait encore des progrès à faire, apparemment. Il était loin de la pénétration puissante de son frère et de sa compréhension effrayante des êtres et des choses…

La sonnette retentit à nouveau. Kanon leva brusquement la tête devant l'arrivée de Lilian, visage grave et coupant, et regard terrible. Apparemment, lui aussi était en colère… Puis, alors que le jeune homme le rejoignait au bar et s'assombrissait en voyant le torchon qu'il tenait en main, Kanon sauta du tabouret où il était assis et jeta un regard aigu et urgent autour de lui.

« Salut, euh… Kanon ?

- Salut Lilian. Tu vois que tu arrives à faire la distinction entre Saga et moi. Excuse-moi, mais j'ai un client à servir. Puis je suis à toi. »

Sur un clin d'oeil, le serveur se dirigea d'un pas rapide vers le client entré quelques minutes plus tôt et qu'il avait ignoré, pris par sa lecture.

« Excusez-moi, monsieur. Que désirez-vous ?

- Un café serré, sans sucre, je vous prie. »

Oh… La voix était pénétrante et faisait un effet certain. Chaude et grave, presque veloutée, à la légère pointe d'accent étranger. Une voix d'une sensualité envoûtante. Kanon sentit un léger frisson remonter le long de sa colonne vertébrale et il considéra le client d'un œil curieux. Habituellement, il prêtait une attention très relative aux gens qu'il servait. Il n'était pas comme Saga. Les gens ne l'intéressaient pas. Ou plutôt le commun des mortels ne l'intéressait pas. C'était le truc de son frère d'analyser les esprits et de comprendre tous les rouages, y compris les plus banals. D'ailleurs, en y réfléchissant, c'était sans doute la raison pour laquelle, Saga avait monté beaucoup plus vite que n'importe qui les échelons de l'organisation et qu'il était le bras droit d'Arès. Le serveur secoua la tête, comme on chasse une mouche. Même à ce prix, il n'avait pas envie de s'intéresser aux petites vies étroites et ennuyeuses des gens. Il n'accordait son attention qu'à l'exceptionnel !

Le jeune homme devant lui devait avoir environ vingt-cinq ans. Il était grand, à la silhouette harmonieuse et bien prise, juste mélange entre l'élégance et la force. Sa musculature déliée lui donnait la grâce d'un félin au repos, terrible dans sa nonchalance affichée. Ses cheveux châtains mi-longs, un peu négligés et son bouc lui donnaient un air bohème, un peu artiste. Cette impression était renforcée par ses vêtements, un jeans déchiré et un pull-over largement échancré sur un torse à la peau dorée, orné d'un tatouage en partie visible. Un autre tatouage ornait son bras droit et s'enroulait autour du poignet. Ses yeux étaient en partie dissimulés par des lunettes teintées, qui laissaient cependant apercevoir un piercing au coin du sourcil gauche. Le jeune homme en avait deux autres : à l'oreille droite et au menton. Ce devait être un peintre, ou quelque chose du genre.

« Tout de suite, monsieur. Je vous apporte cela. »

Kanon retourna derrière le comptoir, préparer le café, puis l'apporta à l'artiste qui s'était plongé dans un carnet de croquis, de ce qu'il put en juger en jetant un coup d'oeil au passage. Puis il retourna s'asseoir au bar, non sans avoir vérifié que tous les clients de l'établissement étaient servis et ne manquaient de rien. Lilian avait pris sa place et lisait son journal, s'assombrissant graduellement à mesure qu'il avançait dans sa lecture. Kanon s'accouda à côté de lui et lui chipa le papier des mains.

« C'est vrai ce que ce canard raconte ? Drüger a agressé Camus ?

- Oui, c'est vrai. Je suis arrivé trop tard, à cause du service.

- Et tu comptais nous le dire ? Heureusement que Saga t'a tiré les vers du nez. »

Lilian eut un frisson à peine perceptible, vite réprimé, à l'évocation de son frère et Kanon sourit d'un air torve. Saga était décidément très fort pour impressionner les gens et se faire obéir. Il admirait vraiment cette capacité chez son frère.

« Je ne comptais pas le cacher, mais c'était à Camus de décider de vous en parler ou non. Je crois qu'il avait eu son compte de consentement bafoué à cette soirée.

- Mmmh, je comprends ce que tu veux dire, en effet. Le reste de l'article est vrai aussi ? Le baiser en public et le toast ?

- Oui, ça aussi.

- Quel enfoiré, ce Red !

- Ça, tu peux le dire ! Et il a recommencé en plus ! Je l'avais mis en garde, pourtant.

- Ne le prends pas mal, hein, Lilian, mais tu n'es pas exactement effrayant. »

Et soudain, le jeune homme au joli visage doux lui lança un regard acéré, éclairé d'un sourire sinistre. Ses yeux très clairs prirent un éclat métallique et sa beauté un peu fade s'anima d'un feu intérieur piquant comme les épines acérées d'une rose belle et sanglante. Et tout disparut, comme l'éclair silencieux d'un orage d'été, qui tranche la noirceur d'un ciel d'ardoise sans bruit et s'enfuit comme un rêve.

Oh, oh... songea Kanon, brusquement sur le qui-vive. Voilà qui était très intéressant, pour le coup. Il faudrait en parler à Saga. Étonnant d'ailleurs que son frère n'ait pas remarqué cette facette de Lilian… A moins qu'il l'ait vue et ne lui en ait pas parlé, bien entendu...

« Tu as raison, Kanon. Je ne suis pas effrayant du tout, à vrai dire. Mais je l'ai tout de même mis en garde, en lui promettant d'aller chercher le patron s'il se permettait de mal se conduire à nouveau avec Camus.

- Tu as eu parfaitement raison, Lilian. Mais à ce que j'ai lu, cela n'a pas été suffisant. Et vu la photo, Red a effectivement pris des libertés avec Camus. Il n'a pas intérêt à me tomber dans les pattes celui-là, je t'assure.

- Non, on est d'accord sur ce point. Il passerait un très mauvais moment avec moi aussi.

- De ce que j'ai lu sur lui depuis quelques jours que je m'intéresse à lui, c'est vraiment une belle saloperie, pour ne pas dire une belle salope.

- Tu peux le dire. Je ne l'aime pas non plus, désormais.

- Toujours le premier sur les coups sanglants, à l'affût du scoop et échangeant ses faveurs contre des infos. Tous genres de faveurs, comme tu disais. Hommes, femmes, peu importe. Il s'allonge comme il dort : toutes les nuits.

- C'est ça. Il ne doit plus approcher de Camus !

- Bah, ce sont les circonstances de l'autre soir qui les ont rapprochés. Cela n'ira pas plus loin.

- Je n'en suis pas sûr…

- Allons, un gars comme Red, il passe et disparaît. C'est désagréable pour Camus, mais c'est un feu de paille. Bientôt plus personne n'y pensera et ce beau salaud s'envolera pour une prochaine destination de scoop et de baise.

- J'espère vraiment que tu as raison…

- Pourquoi penses-tu le contraire ?

- J'ai vu son regard ce soir-là, sur Camus, quand il était évanoui.

- Bah, quand il aura compris qu'il n'obtiendra rien de lui, il cherchera ailleurs.

- Ben justement… J'ai vu aussi le regard de Camus…

- Quoi ? Tu es sûr ? Non, tu te trompes. Camus n'est pas comme ça !

- Comme quoi, je te prie ? C'est une tare d'aimer les hommes pour toi ?

- Ne dis pas de bêtises ! Ça n'a rien à voir. D'ailleurs je les apprécie aussi. Non, ce que je veux dire, c'est qu'il n'est pas du genre à se laisser tourner la tête par un bellâtre superficiel et séducteur.

- C'est sûr. Et j'espère que c'est bien tout ce qu'est Red…

- C'est une évidence ! En dehors de son physique, remarquable il faut bien l'avouer, ce mec n'a rien pour attirer Camus. Il lui en faut plus. Beaucoup plus. De l'intelligence, de la sensibilité, du charme et la capacité d'accompagner et de répondre à son intuitivité. Il faut une véritable communion d'esprit pour lui. Voilà pourquoi Red n'a aucune chance. Ils ne sont pas du même monde, tout simplement. Et il ne s'attardera pas. Il repartira vite pour une autre destination.

- Je l'espère vraiment.

- Tu peux me faire confiance, Lilian, sur ce point. Quand je te dis que Red ne s'attardera pas à Paris, je sais de quoi je parle. Je parie même que passé dimanche, dans trois jours, on n'entendra plus parler de lui pendant un bon bout de temps. Il ne s'attarde jamais nulle part. Et cette fois ne fera pas exception.

- Oui, tu as raison. »

Tout à leur discussion, ni Lilian, ni Kanon, ne remarquèrent le sourire fugitif qui passa sur les lèvres pleines d'un client occupé à boire son café et à griffonner dans un carnet d'esquisses. Personne n'y fit attention, au demeurant, à part un autre client, anglais, qui lui lança un regard d'une intensité étrange par dessus son journal avant de disparaître à nouveau derrière.

Red reprit rapidement un visage impavide et s'absorba dans son observation des lieux sans pour autant perdre le fil de la discussion entre le serveur appelé Kanon et Lilian. La fugace transformation de ce dernier ne lui avait pas échappé. Décidément, il faisait partie du monde de l'ombre, lui aussi. Son sourcil percé se fronça. C'était décidément totalement imprévu, invraisemblable et très dérangeant de se retrouver confronté à l'un de ses semblables, lui aussi sous couverture… Cela ne s'était jamais présenté encore… Etaient-ils sur la même opération pour deux camps opposés ? La ligne pure de sa mâchoire se contracta imperceptiblement avant de se lénifier à nouveau. Cette mission était très particulière, vraiment. Il avait le sentiment de se retrouver à l'aube d'une métamorphose profonde, aux prises avec des enjeux qui le dépassaient complètement. Comme si son monde d'ombres cruel mais permanent était sur le point de subir de grands changements… Avec Aloïs au beau milieu.

Un soupir léger, qui disparut rapidement, passa les lèvres sensuelles. Que cela était compliqué de vivre… Vraiment. Il avait presque mal à la tête sous ce tourbillon incessant d'impressions, d'émotions, de sentiments qui s'agitaient en lui. Oui, c'était épuisant… Et passionnant aussi. Vibrant même. Depuis sa rencontre avec Aloïs, il avait l'impression de s'éveiller d'un long, d'un très long cauchemar, et de se déplier pour habiter à nouveau pleinement son enveloppe de chair et de sang jusque là creuse et vaine.

Ramenant son esprit à l'objet de sa venue, il concentra son attention à observer attentivement les êtres et les lieux qui constituaient la vie d'Aloïs. Il devait en apprendre le plus possible sur lui, s'il voulait pouvoir mettre son plan à exécution. Il devait connaître sa proie pour pouvoir la capturer, la captiver et se l'attacher.

Son alibi parfait. Une étrange émotion, indéfinissable, fugace et douce-amère, le parcourut vivement. Une émotion qui le tourmentait incessamment depuis la rencontre entre Milo et Aloïs devant La photo. Une émotion qui s'insinuait en lui à la moindre inattention de sa part et le plongeait dans un état bizarre, fait d'hésitations, d'atermoiements et de brusques va-et-vient entre l'euphorie et l'abattement. Une sensation violente et douce en même temps, qui accélérait la course de son sang et la marche de sa respiration... Il la chassa encore de ses pensées, comme sans cesse depuis deux jours.

Aloïs n'était que son alibi, la raison qu'avait Red de rester à Paris. Un béguin, un « love interest ». Un prétexte commode et qui flatterait tellement ce que ces journalistes miteux et leur lectorat avaient envie de dire et de lire le concernant.

Détourner l'attention. Donner aux autres ce qu'ils attendent pour qu'ils ne cherchent pas plus loin. Et survivre. Absolument survivre. Survivre pour eux deux...

L'alibi était nécessaire à sa survie. L'échec signifiait la mort, il le savait. S'il se faisait prendre par le FBI ou par Interpol, Iéros l'éliminerait sans remords. Et s'il échouait… Il savait ce que cela voulait dire. Il n'aurait pas droit à une seconde chance. L'échec n'était pas une option.

Aloïs devait être son alibi. Et au milieu de ses plans parfaits et insensibles, se levait encore ce vent nouveau de résurrection de quelque chose qui avait disparu et une voix, presque inaudible encore mais qui s'affirmait de jour en jour, susurrait à son oreille. Ce murmure quasiment imperceptible lui chuchotait sans cesse qu'il se leurrait, qu'il y avait d'autres moyens, qu'il voulait qu'Aloïs joue ce rôle, qu'il désirait se rapprocher de lui…

Red eut un geste contrarié et une rature apparut sur le papier blanc parmi les croquis et les notes prises sur la brasserie et ses occupants. Il inspira profondément et son regard, dissimulé derrière les verres teintés, se fit transperçant.

Se recentrer sur la mission et l'alibi. Ne plus divaguer. Aller droit à l'objectif.

Ses pensées s'éclaircirent et se firent nettes et précises, uniquement attachées aux faits qu'il avait rassemblés sur le jeune homme qui le hantait depuis deux jours entiers à présent et qui incendiait ses nuits.

Aloïs de Montclar. 23 ans. Né d'Aliénor de Monclar, dernière descendante d'une famille noble appartenant à l'ancienne famille royale de Savoie, et de père inconnu. Mère désavouée par les siens et chassée de chez elle avec son nouveau-né. La mère et l'enfant, depuis, vivotent dans une petite ville de Haute-Savoie. La mère fait des ménages et brode. A quinze ans, Aloïs s'est illustré en slalom ainsi qu'en patinage artistique, mais n'a pas poursuivi sa carrière : trop de frais pour sa mère qui n'a pas pu payer les différents « arrangements » nécessaires pour poursuivre une carrière sportive à un haut niveau. Scolarisé au collège puis au lycée public de son secteur, Aloïs a été harcelé scolairement jusqu'à un événement assez grave nécessitant l'intervention de la gendarmerie et un rappel à la loi vigoureux auprès des autres élèves de l'établissement.

Un nouveau soupir, plus prononcé, passa les lèvres harmonieuses. S'il avait su… La scène du baiser puis du toast avait dû être insupportable pour lui. Elle avait dû résonner si douloureusement avec ses souffrances anciennes. S'il avait su… Jamais il ne lui aurait infligé cela… A la pensée qu'Aloïs devait l'assimiler à ces gamins infects s'acharnant sur lui jour après jour, il avait envie de hurler, de cogner, de mordre. C'était insoutenable de réaliser qu'il ne devait pas être plus pour lui, à présent.

Un regard d'ambre rouge troublé et incertain, et le frisson incarnat d'une peau de soie blanche sous ses doigts. Le frémissement éperdu de l'être qui va se rendre et les yeux admirables qui se baissent sous les siens. Le consentement fragile et tout puissant de l'acceptation... Et par sa faute, tout avait volé en éclats…

Ses poings se serrèrent, comme sa mâchoire, et il inspira à nouveau.

Se concentrer ! Arrêter de divaguer. Penser à la mission !

La sonnette de la porte d'entrée de la brasserie, ainsi qu'un éclat de voix tira Red de ses pensées troublées. Un jeune homme à l'incroyable chevelure de feu liquide incandescent tentait de pénétrer dans l'établissement, retenu par le bras d'un homme qui tenait la porte et un autre qui s'interposait entre lui et la brasserie.

Red faillit se lever d'un bond et se reprit juste à temps, retrouvant difficilement son calme d'apparences. Ces hyènes de paparazzi étaient déjà lancées aux trousses d'Aloïs. Heureusement, le serveur et Lilian volèrent au secours du jeune homme et commencèrent à se quereller avec les deux pseudo-reporters qui lançaient de grandes phrases : « liberté de la presse » ou d'autres « le public a le droit de savoir » pour parvenir à pénétrer dans l'établissement.

Le regard hypnotique dissimulé se fit acerbe et le mépris s'imprima fugitivement sur les traits grimés. Ces déchets de journalistes de merde étaient prêts à tout pour obtenir leur scoop, y compris à foutre en l'air la vie d'Aloïs ! Ils ne méritaient pas de vivre… Soudain, une pointe vive et blanche, éminemment douloureuse, le parcourut. La voix chuchotante qui ne quittait plus son oreille rit doucement en lui. N'était-ce pas ce qu'il s'appliquait à faire habituellement ? Etait-il différent d'eux ? En quoi ? Qu'avait-il fait à Thétis ? Pourquoi serait-ce différent en ce qui concernait Aloïs ? Parce qu'il s'agissait d'Aloïs, tout simplement, n'est-ce pas ?

Red blêmit sous son maquillage. Il ne voulait pas écouter cette maudite voix ! Et surtout il refusait d'admettre qu'elle avait probablement raison. Raison sur tout. Et surtout, elle avait raison à propos d'Aloïs… Non ! Il ne voulait pas penser à cela !

La querelle à la porte de la brasserie s'envenimait, les deux paparazzis étant très insistants et coriaces, même pour Lilian. Sans doute les deux hommes étaient-ils trop bêtes pour faire attention à l'éclat mortel bien dissimulé du jeune homme… Mais soudain, le double du serveur fit irruption de l'arrière de l'établissement. Red en resta saisi. C'était la copie parfaite du premier. La même incroyable chevelure d'or pâle, à la longueur surprenante, à ceci près que celui qui venait d'arriver l'avait nouée en queue de cheval. Les mêmes yeux d'océan admirables, aux longs et épais cils d'or et la même beauté troublante, à l'origine sans aucun doute étrangère. Nordique ? Ou slave peut-être.

Pourtant quand le second serveur, aux cheveux noués s'interposa également, Red comprit immédiatement la différence. En quelques mots, prononcés avec calme mais d'une voix sèche et coupante et un seul geste, le nouvel arrivant obtint une reddition complète et le paparazzi qui tenait la porte la lâcha aussitôt. Une autorité incontestée et incontestable exsudait littéralement de l'homme devant lui. Ceci attira l'attention de Red qui attacha pensivement les yeux sur le jumeau de Kanon.

Il tressaillit désagréablement en croisant immédiatement deux yeux d'océan en amande, au regard impérieux et invasif. Une pénible et effrayante impression d'ascendant s'empara de lui, courant dans ses veines, au rythme de son flux sanguin brutalement accéléré par ces yeux inquisiteurs. Aussitôt ses réflexes de survie s'activèrent.

Danger mortel imminent. Se replier. Écarter la menace. Faire diversion.

Il replongea, avec le flegme apparent d'un spectateur non concerné par la scène devant lui, dans son carnet d'esquisse. La pression dangereuse dans son esprit disparut. Il respira et jeta un bref coup d'oeil pour s'assurer que toute menace était écartée. Les deux serveurs et Lilian escortaient Aloïs vers une table, un peu à l'écart de la salle, sur le côté. Putain… Qu'est-ce que c'était que ça ? Il fallait être très prudent et éviter de l'affronter, celui-là. D'ailleurs les paparazzis, qui s'établissaient en planque de l'autre côté de la rue semblaient être arrivés à la même conclusion que lui. Ils n'osaient même pas rester en terrasse. Les sourcils parés de piercings se froncèrent d'inquiétude : comment allait-il accéder à Aloïs avec ce gars-là dans les parages ? Lilian, c'était une chose, mais lui…

Saga jeta un dernier regard aux journalistes auxquels il venait de défendre l'accès de la brasserie, s'assurant qu'aucun des deux n'aurait l'audace de ne pas tenir compte de ses ordres puis ramena son attention sur Aloïs, tremblant légèrement encore. Il s'arrêta discrètement sur l'artiste bohème de la table cinq au passage. Ce mec lui avait fait une fugace drôle d'impression, mais, en s'appesantissant à présent sur lui, il ne remarquait plus rien. Il revint à son ami, qui s'asseyait péniblement à sa place habituelle.

« Ça va ? Tu es tout pâle.

- Oui, Saga, je te remercie de ton intervention. Ils me suivent depuis la fac. Je n'ai pas réussi à m'en débarrasser et je ne voulais pas rentrer chez moi avec eux aux basques.

- Tu as bien fait. Je vais te préparer un café pour te remettre.

- Merci Saga. Merci Lilian. Merci Kanon.

- T'inquiète pas, Camus, il faudra qu'ils nous passent d'abord sur le corps pour t'atteindre, hein Lilian ?

- Beurk. Sans façon, Kanon, je te les laisse ces deux-là.

- Lâcheur, va.

- Je dirai plutôt que j'ai du goût, moi.

- Hé ! »

Camus sourit de la petite dispute amicale entre ses deux amis. Il se remettait difficilement de l'émotion infiniment désagréable qui l'avait saisi lorsque ces deux journalistes l'avaient interpellé au sortir de son amphi, au beau milieu des autres étudiants. Il revoyait les regards étonnés ou moqueurs, voire jaloux et accusateurs. Il entendait à nouveau les chuchotements pénibles sur son passage aux questions intrusives des deux hommes. Cela recommençait. Et vu la célébrité de Red, cela serait bien pire, cette fois. Qu'allait-il faire ?

« Tiens, ton café.

- Merci Saga.

- Bon comment tu vas partir d'ici, Camus ? Les journalistes sont dehors à te guetter.

- On va le faire passer par derrière. Et tiens, mets cette casquette et ces lunettes de soleil, Aloïs. »

Red se raidit. Aloïs ? Pourquoi ce Saga l'appelait-il par son prénom ? Il était le seul à le faire, apparemment. Il se mordit la lèvre inférieure avec dépit en constatant que cela ne lui plaisait absolument pas ! Pas du tout ! Le regard transperçant se leva à nouveau sur la silhouette puissante à l'opulente chevelure d'or pâle nouée. Malgré le danger. A cause de cela. Un goût âcre coula au fond de sa gorge, mêlé à celui du sang. L'amertume de la jalousie. Sous la piqûre insupportable de cette émotion hautement inhabituelle chez lui, Red se leva et s'éclipsa discrètement. Aloïs, déguisé, quittait la brasserie par-derrière. Il n'avait plus aucune raison de rester là.

Remontant le col de son manteau et enfouissant le menton dans ses épaules, le regard au sol qui vérifiait constamment s'il était suivi ou non, Camus marchait vite. Il émergea prestement de la bouche de métro et s'enfonça dans la petite rue puante qui menait chez lui. Il se retourna soudain et plongea son regard derrière lui. Depuis son départ de la brasserie, il avait l'impression de quelqu'un à ses trousses. Mais il ne voyait rien quand il se retournait.

Il poussa la porte cassée de son immeuble, qui ne fermait plus, et se lança quatre à quatre dans les escaliers. Le bruit de ses pas précipités retentit dans la cage d'escalier mais ce fut le seul bruit de pas qui lui parvint. Arrivé, le coeur battant et la respiration rapide sur son palier, il s'autorisa enfin à se relâcher. Il n'avait donc pas été suivi… la ruse de Saga avait fonctionné. Sans le signe de reconnaissance de ses cheveux de feu, personne ne l'avait reconnu… Il allait devoir faire attention à partir de maintenant, et se déguiser pour sortir. Il soupira de lassitude et de découragement en sortant sa clé.

Ça recommençait, encore et toujours…

Et soudain, il se crispa. Une respiration provenait de l'ombre du corridor, derrière lui. Il fit volte-face et se retrouva devant un homme surgi de nulle part, à moins d'un mètre de lui. Il sentit sa respiration se suspendre brutalement et son ventre se nouer. Des images violentes d'un visage qui s'écrasait sur le sien et de mains avides qui le ceinturaient avant de déchirer ses vêtements déferlèrent sur lui. La peur et l'urgence le saisirent en même temps et il eut un geste de recul.

L'inconnu ne semblait pas menaçant mais il n'était vraiment pas rassurant pour autant avec ses cheveux négligés, sa barbe et ses piercings. Et il était athlétique, avec une musculature puissante et élégante de prédateur. Camus recula à nouveau quand l'homme s'avança vers lui et il sentit sa porte d'entrée dans son dos. Il était coincé.

L'homme face à lui sembla comprendre sa peur et il s'arrêta. Puis il porta la main à son visage et ôta ses lunettes foncées, aux verres fumés. Un incroyable regard d'eau translucide, à mi-chemin entre le vert et le bleu surgit soudain. Camus poussa un cri étranglé de surprise.

Red sourit et s'avança jusqu'à le forcer à lever la tête pour le regarder, mais il ne fit pas un geste pour le toucher. Plongeant son regard hypnotique envoûtant dans ses yeux, il prononça d'une voix chaude et prégnante, au léger accent étranger :

« Je pense que nous avons à parler toi et moi, tu ne crois pas ? »

oOoOo

Chapter Text

« Toi ! Que fais-tu ici ?

- Je t'ai dit, il faut qu'on parle.

- Je n'ai rien à te dire !

- Dans ce cas, moi, j'ai à te parler. Tu es sûr que tu veux le faire ici ? Ça ne me dérange pas...»

Camus, la mort dans l'âme, contempla la silhouette élégante accoudée au chambranle vermoulu de sa porte d'entrée. Le regard de mer d'été intense lui arrivait comme un jet de métal en fusion et sa température corporelle montait en flèche, sa respiration s'accélérait et se faisait saccadée. Comment la beauté et la grâce pouvaient-elles ainsi s'allier à la cruauté et à la puissance menaçante ? Il hésita un instant, coincé entre le corps souple dont la proximité l'affolait et l'entrée de son misérable appartement. Il n'avait pas le choix. S'il n'ouvrait pas, Red était capable d'entamer la discussion en plein couloir et ses voisins n'en manqueraient certainement pas une miette. Déjà qu'il n'était pas sûr qu'ils n'entendent rien une fois dans l'appartement…

Avec un soupir de défaite, il se retourna, chercha son trousseau et glissa la clé dans la serrure. Il dut s'y reprendre à deux fois, tant ses doigts tremblants peinaient à faire leur office. La présence silencieuse et la respiration de Red dans son dos accentuaient sa gêne et sa fébrilité. Le bras du photographe n'avait pas quitté le mur et se trouvait à quelques centimètres à peine de son visage. Il s'était rapproché et le frôlait presque, mais ne le touchait pas. Pas encore. Camus avala nerveusement sa salive et actionna la poignée. En grinçant, sa porte s'ouvrit et il se précipita presque dans son appartement, échappant à l'étreinte dangereuse.

Lorsqu'il se retourna, Red était entré et regardait autour de lui. Et devant le regard enchanteur qui détaillait son taudis, Camus prit horriblement conscience de sa misère. Le lit étroit au matelas bâillant, affaissé. La table bancale sous le pied de laquelle il fallait replier une feuille pour qu'elle tienne droit. Le lavabo qui servait à tout, à la toilette comme à la vaisselle et à la lessive et dans lequel trempait une chemise. Les piles de livres posées çà et là, à même le sol. Il se plia imperceptiblement, comme si Red venait de le frapper en plein ventre et sa respiration se fit sifflante. Pour un peu, il aurait haï le photographe de venir ainsi mettre en lumière sa vie minable. Il serra les poings et jeta rageusement son sac de cours et ses clés sur la table, inspirant profondément pour maîtriser ses sentiments exacerbés et sa panique de voir chez lui son cauchemar personnel, responsable de tous ses maux et de la sale journée qu'il venait de vivre. Une fois un peu remis de ses émotions et en fragile maîtrise de lui-même, il se retourna, combatif. La vue le stupéfia.

Red s'était tranquillement assis sur son lit et défaisait patiemment son déguisement, enlevant faux bouc, faux piercings et effaçant un maquillage savamment réalisé pour changer totalement son expression et son visage. Ébahi, Camus vit s'effacer doucement l'artiste bohème et peu rassurant pour laisser place à l'homme dont la beauté l'avait ébloui dès le premier soir où il lui était apparu, dans les flashs crépitants d'une troupe de journalistes rassemblés sur le passage d'une actrice.

Aussitôt lui revinrent des images violentes et tranchées d'une soirée marquée au fer rouge en lui. Et aussitôt aussi remontèrent des limbes de son être des sensations étourdissantes d'un baiser incroyable dont le souvenir enflammait invinciblement son être. A chaque fois. Il ferma les yeux, proche une nouvelle fois de la panique que suscitait toujours en lui le fait de perdre le contrôle. Le photographe emplissait tellement de sa présence sa pauvre petite chambre de bonne. L'aura de Red débordait et l'enserrait de ses rets, le privant de la possibilité de s'éloigner de lui et de lui échapper. Exactement comme ce soir-là, à la galerie, quand il s'était noyé dans son regard hypnotique sans pouvoir faire le moindre geste. Le temps distendu et anormal de ce soir de cauchemar et de magie recommençait.

Débarrassé entièrement de son déguisement et ayant terminé son incursion curieuse dans les détails sordide de sa chambre, Red se tourna vers lui et ancra son regard dans le sien. Camus déglutit péniblement et pour masquer sa gêne et sa soudaine faiblesse étrange, se dirigea vers le lavabo et le réchaud posé sur une étagère juste à côté.

« Tu… Tu veux… boire quelque chose ? Je vais me faire un café, je pense.

- Mmh, un café, c'est parfait. »

Le silence s'installa à nouveau, épais à couper au couteau. Camus s'y reprit à deux fois pour doser le café dans sa petite moka italienne, et en renversa la moitié dans le lavabo, au passage. Il était atrocement mal à l'aise et n'osait pas regarder Red assis sur son lit, pourtant à moins de deux mètres de lui. Il sentait le regard translucide de mer d'été attaché sur lui, suivant le moindre de ses gestes. Et la tension montait dans la pièce. En revissant le haut de la petite cafetière sur sa base, il risqua un bref coup d'œil en biais et se heurta aussitôt aux yeux incroyables.

Camus frissonna longuement et sa respiration se coupa brièvement avant de repartir précipitamment, accompagnée de longs coups puissants qui résonnaient dans sa poitrine. Le regard de Red était étonnamment sérieux et intense. C'était un regard concerné, presque pensif. Comme s'il le transperçait et lisait dans ses secrets les mieux gardés, ceux que personne n'avait jamais effleurés. C'était un regard si étrange pour ce beau monstre cruel et superficiel, qui ne s'arrêtait jamais à rien ni à personne… Les longs coups puissants s'accentuèrent dans sa poitrine et il frémit à nouveau. C'était presque un regard magique, capable d'accéder à cette autre vérité du monde qu'il effleurait dans ses livres. Le même regard que des yeux bruns pailletés de vert qui l'avaient enflammé ce même soir et s'était imprimés indélébilement en lui...

L'idée le frappa de plein fouet à nouveau avec cette fulgurance de l'évidence qui jaillit soudain et il tressaillit et expira difficilement. Encore cette idée ridicule ! Pourquoi lui revenait-elle ainsi depuis deux jours, depuis qu'elle s'était imposée à lui en contemplant les photos des deux photographes à la galerie ? Un nœud douloureux se noua dans son ventre et sa température chuta d'un seul coup, le glaçant subitement. Un gouffre vertigineux venait de s'ouvrir sous ses pieds et menaçait de l'engloutir. L'atroce peur gelait ses entrailles, les tordant vicieusement entre ses doigts crochus.

Allumant avec peine son petit réchaud, Camus s'extirpa de sa gangue glacée et paralysante et recomposa son esprit et ses défenses. Il fallait qu'il garde la tête froide, ou il était perdu… Inspirant, les yeux fermés, il plongea en lui-même, descendant aux pires moments de sa vie, qui avaient forgé sa force et sa résistance et face auxquels il avait juré de ne plus jamais se laisser faire sans se défendre de toutes ses forces.

Les jointures de ses doigts crispés sur le rebord du lavabo blanchirent et son esprit agité redevint une surface lisse et calme comme un lac un soir d'hiver, sous la morsure du froid. Le tumulte des émotions s'apaisa et la voix hurlante de la panique ne fut bientôt plus qu'un chuchotement à peine audible. Il éteignit calmement le feu sous la cafetière sifflante.

Il se retourna et rouvrit ses yeux d'ambre rouge qu'il darda sur le photographe. Sans une crainte, sans une hésitation. Avec fermeté et assurance, d'un seul coup.

« Bien. A présent qu'es-tu venu faire ici exactement ? »

Red admira sans réserve l'assise ferme et fière des yeux admirables sur lui. Le trouble et la peur d'Aloïs ne lui avaient pas échappé et vu le passif de leur première rencontre, il était naturel qu'il lui inspire une telle aversion. Mais le voir juguler ainsi le flots d'émotions qui faisait rougir et frémir sa peau de soie blanche sous son regard l'impressionnait réellement. Si fier… Si fort et si vulnérable en même temps… Oui, il était vraiment admiratif...

Mais l'éclat combatif du regard magnifique ne lui avait pas échappé non plus. Visiblement, Aloïs n'entendait pas lui faciliter la tâche… Le regard hypnotique se fit transperçant et les yeux de lagon tropical s'étrécirent. Red poussa un long soupir et passa à l'attaque.

« Déjà, je voulais savoir comment tu vivais tout ça. Les journalistes, les articles. Moi j'y suis habitué. Ça ne me fait plus rien. Mais toi, ce n'est pas ton monde. Alors comment vas-tu ?

- Eh bien, vu que c'est entièrement ta faute et que tu m'as agressé l'autre jour, je suppose que c'est le moins que tu pouvais faire, en effet, de t'enquérir de mon état d'esprit. »

Red accusa le coup et sa mâchoire se serra sous l'attaque franche. Il ne s'attendait pas à une confrontation aussi directe. Il serra les poings sur la couverture du lit mais resta calme.

Ne pas s'emporter. C'est une faute. Seuls les perdants cèdent à la colère. Garder la tête froide. Toujours. Et vaincre. Toujours vaincre pour ne pas être vaincu.

Il inspira à son tour et se reprit. Un sourire sinistre éclaira son visage comme un éclair fugace et Camus se tint sur ses gardes, conscient d'un danger soudain et mortel aussi fugitif qu'un battement de cils. Red se leva et s'avança vers lui, tout en souplesse et en lenteur inquiétantes. Camus avala nerveusement sa salive, luttant contre la peur inexplicable que lui inspirait soudain le photographe. Glissant son bras dans son dos, il tâtonna, à la recherche de son portable, en vain. Red s'arrêta à un mètre de lui sans le quitter de son regard hypnotique.

« Allons, si je me souviens bien, ce n'est pas moi qui ait tenté de t'étrangler, il me semble.

- Et tu n'as pas renversé mon plateau pour ensuite te moquer de moi et me mordre au sang avant de m'embrasser de force, peut-être ?

- Ce n'était qu'une plaisanterie, pour te faire sortir de ton état de choc, pauvre petite chose tremblante.

- Arrête immédiatement de te foutre de moi ! La vérité, c'est que tu t'es comporté comme un sale con !

- Et je ne t'ai pas sauvé des sales pattes de ce salopard qui t'étranglait pour mieux te violer ?

- Et tu veux que je te décerne une médaille pour avoir juste porté secours à la victime d'une agression ?

- Une médaille, sans doute que non, en effet. Mais tu pourrais me remercier.

- Drüger a pu m'agresser parce que j'ai dû m'isoler après ce que tu as fait. Donc non, je ne te remercierai pas. Tu as juste réparé le mal que tu avais fait. Tout était de ta faute ! »

Le rire de Red prit Camus au dépourvu. Après un bref moment de surprise face à sa dernière réplique, le photographe rejeta la tête en arrière et se mit à rire, doucement d'abord, puis de plus en plus fort. Il recula et se rassit sur le lit. Au bout d'un instant qui lui parut long, Red se calma et reprit son sérieux, mais une lueur amusée et admirative luisait dans le regard à mi-chemin entre le vert et le bleu.

« Eh bien, tu n'y vas pas par quatre chemins, toi ! Jamais personne ne m'a parlé ainsi. Personne qui soit encore en vie, en tout cas. »

Camus tressaillit à nouveau sous une fugitive note de noirceur inquiétante dans la voix chaude et veloutée, à la légère pointe d'accent étranger. Mais il releva fièrement la tête en refusant d'écouter sa voix intérieure lui murmurant de reculer face au danger.

« Je ne vois pas pourquoi je te ménagerai. Tu ne m'as pas ménagé, toi.

- Mmh, par instinct de survie ? Mais tu as raison, mieux vaut jouer cartes sur table. Ça me fera gagner du temps. Et puis j'aime beaucoup…

- Que… De quoi parles-tu ?

- Mais j'aime beaucoup ta combativité, ça me change agréablement.

- Je ne parlais pas de ça ! De quoi parles-tu quand tu dis que tu vas jouer cartes sur table ? Pourquoi es-tu venu au juste ?

- Droit au but, hein? Oui, vraiment ne change rien, tu es parfait comme tu es pour ce que je veux faire de toi.

- De… De moi ?

- Vois-tu, j'ai un boulot à accomplir à Paris et j'ai besoin de détourner l'attention des médias de ce boulot, alors j'ai besoin de ton aide sur ce coup.

- Un boulot ? Quel genre de boulot ?

- Une mission d'infiltration pour un reportage photo dans la pègre roumaine à Paris. Rien d'important pour toi. Mais ce serait ennuyeux que les paparazzis grillent ma couverture.

- Et en quoi cela me concerne ? Je ne vois pas.

- J'ai besoin d'un alibi pour qu'ils ne cherchent pas la raison de ma longue présence à Paris. Je ne m'attarde jamais plus d'un jour ou deux au même endroit, normalement. Mais j'ai besoin de rester jusqu'à dimanche cette fois. Un gros coup. Alors il faut détourner leur attention et leur donner ce qu'ils veulent.

- Leur donner ce qu'ils veulent ? Je ne comprends pas...

- Toi. Moi. Notre merveilleuse love story. Ils seront tellement ébloui par Red tombé amoureux d'un jeune serveur au secours duquel il a volé, qu'ils ne se mêleront pas de mes affaires. Tu comprends, chéri ? »

Camus se sentit blêmir sous le mot qui sonnait comme une insulte dans la bouche de Red et sa voix moqueuse. Comment osait-il lui jeter en pleine figure son mépris de la sorte ? Il porta les mains à ses tempes, trop estomaqué pour pouvoir lui répondre comme sa proposition le méritait. Une colère blanche, aveugle, s'emparait de lui sous le regard amusé de mer d'été et le sourire cruel.

« Hors de question ! Comment tu peux penser que je serai d'accord pour ce genre de choses avec toi !

- Vu la réponse que tu as faite à mon second baiser, je ne pensais pas que ce serait un problème.

- Je… C'est parce que je pensais qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre. Pas de toi, évidemment ! Comme si je pouvais être attiré par toi après ce que tu m'as fait ! Tu es vraiment un être abject ! Jamais je ne ressentirai autre chose que du dégoût pour toi ! »

Red tressaillit à son tour et une pointe vive lui lacéra l'esprit. Les mots d'Aloïs se répercutaient douloureusement en lui. Le souvenir d'un baiser invraisemblable et son cortège de sensations incroyables, qu'il pensait ne plus être en mesure d'éprouver, refirent surface avec une force invincible. La chaleur le submergea, des réminiscences d'un plaisir qui incendiait ses nuits se levèrent. Des lèvres douces et tremblantes qui s'ouvrent sous les siennes. Une langue hésitante et malhabile qui s'anime et s'enroule passionnément autour de la sienne et un corps qui se soude puissamment au sien, l'enivrant totalement. Et soudain, tout se figea. Quelqu'un d'autre ? Quelqu'un d'autre…

Aloïs lui avait ainsi rendu son baiser en pensant à un autre homme ? Sa passion, le feu qu'il avait mis dans son baiser, ses râles de plaisir et ses frémissements éperdus dans ses bras, tout cela était destiné à un autre ? L'image d'une longue chevelure cendrée nouée en queue de cheval et d'un regard d'océan démonté qui l'avait mis en déroute le frappèrent de plein fouet. Une colère incompréhensible lui tordit le ventre et le brasier qui l'envahit brusquement n'avait plus rien à voir avec la chaleur sensuelle du désir. Soudain, sa vision se brouilla, se teintant de la piqûre écarlate de la rage. Il se leva d'un bond, terrible de fureur.

Camus recula jusqu'au mur, blême et éperdu face à une colère dont la cause lui échappait totalement. Terrifié soudain par l'éclat noir d'un danger terrible qui s'avançait vers lui, il tenta de s'enfuir mais une main qui lui fit pousser un léger cri de douleur l'arrêta et le projeta à nouveau contre le mur qu'il venait d'essayer de quitter et un corps à la musculature ferme l'immobilisa.

Un goût de cendre coula dans sa gorge et ses yeux le piquèrent en rencontrant un regard de mer tropical inflexible et cruel. Pourtant, ravalant ses larmes de détresse, il soutint le regard transperçant et méchant et cessa toute résistance. Immobile, l'oeil sec, la mâchoire serrée, luttant pour maîtriser sa respiration et sa peur, il lança d'une voix coupante et basse :

« Tu vas encore me forcer ? C'est ainsi que tu comptes faire croire à une histoire d'amour ?»

Red tiqua et son visage comme son regard s'assombrit. Son étreinte brutale se relâcha mais il ne s'écarta pas et ne prononça pas un mot. Les yeux hypnotiques changèrent d'expression et la détresse intérieure de Camus s'allégea quelque peu. Et soudain le regard intense, ce regard magique qui semblait lire en lui, refit surface et s'ancra dans le sien. Camus frémit puissamment et sentit une vague de chaleur monter invinciblement en lui. Catastrophé, il identifia le trouble profond qui se levait et parcourait son être, enflammant ses sens, précipitant sa respiration, creusant son ventre. Ce brasier ardent qui le consumait entièrement et le laissait épuisé, à la merci d'un mot, d'un souffle, d'une caresse… Ce même brasier qui l'avait ardemment brûlé sous le regard brun de Milo… Qui hantait ses nuits depuis cette soirée… Pourquoi ? Comment Red le faisait-il naître en lui d'un simple regard ? Comment pouvait-il avoir ce pouvoir sur lui après toutes les horreurs qu'il lui avait jetées au visage ? Il ne s'agissait pas d'une confusion, cette fois. Il avait Red sous les yeux, contre lui. Que se passait-il ? Etait-ce ce regard profond, si semblable à celui du jeune photographe qui avait cet effet sur lui ? C'était le même regard, même si la couleur des prunelles était différente...

« Pas besoin de te forcer, chéri… »

Atterré, Camus se sentit s'embraser sous la caresse soyeuse de cette voix incroyable, d'une sensualité telle qu'à elle seule elle enfiévrait son être. Il ferma les yeux en gémissant, conscient de sa défaite tandis que les bras de Red l'enlaçaient avec une autorité impossible à combattre. Les lèvres du photographe vinrent caresser les siennes avec douceur, presque légères malgré leur brûlure cuisante. Le brasier dans son ventre devint incandescent et Camus ouvrit la bouche pour accueillir Red en lui. Les mains sur son corps affermirent leur prise et le corps du photographe accentua sa pression contre le sien. Le baiser s'approfondit, le vidant de ses forces, le laissant séduit, presque inerte dans les bras qui resserraient leur étreinte sur lui. Une odeur de soleil et de pierre chaude, de désert brûlant, se leva. Et parmi le maelstrom d'émotions violentes qui l'habitaient, une pensée fulgurante passa à la vitesse de la lumière. Même regard, même odeur que Milo…

Et soudain le baiser et l'étreinte s'arrêtèrent. Camus faillit glisser le long du mur au sol. Il se rattrapa au dernier moment au rebord du lavabo, les jambes tremblantes, qui se dérobaient. Le regard de lagon indéfinissable, Red le regardait avec intensité, le visage illisible, la respiration saccadée lui aussi. Il se passa la main dans les cheveux d'un geste hésitant et Camus cilla, sous le geste familier. La voix chaude s'éleva, troublée, plus rauque, et l'impression étrange s'accentua.

« Parfait. Nous sommes donc d'accord, chéri...

- Je… Je refuse.

- Dans ce cas, essaie d'être convaincant quand tu dis non. »

Et sur ces derniers mots dits d'une voix moqueuse, Red l'embrassa à nouveau. Mais son baiser était différent, plus impérieux, plus dominateur. Les mains du photographe se mirent en mouvement, partant à l'assaut de ses vêtements. Camus tenta de résister, mais ses faibles tentatives furent contrées avec une facilité humiliante. Rapidement ses vêtements tombèrent à terre et Red le dirigea vers le lit sans cesser de l'embrasser. Le feu du désir s'empara de Camus à mesure que les mains du photographe parcouraient son corps, l'explorant de caresses qui le rendaient presque fou. Il n'avait jamais ressenti quelque chose de semblable. Sa respiration déchirait ses poumons de longs jets de flammes, son coeur grondait comme un tonnerre et son corps frémissait comme un arbre courbé par la bourrasque d'orage. Il était perdu.

Le désespoir l'étreignit au milieu de ces sensations incroyables et son esprit surnageant dans cet ouragan dévastateur se déchira de peine et de honte cuisante face à sa complète et ignominieuse reddition.

Red arrêta ses caresses et se redressa. Le corps d'Aloïs tremblait trop fort sous lui. Ce n'était plus seulement du plaisir. Il contempla le visage admirable, coloré de rouge, les lèvres gonflées et brûlantes qui l'hypnotisaient et la soie blanche de ce corps incroyable. Aloïs était parfait. Et ses jambes s'ouvraient toutes seules, comme s'il le suppliait de le prendre. Il n'avait qu'à se défaire de son pantalon pour accéder enfin à tous ses désirs.

Alors pourquoi hésitait-il ? Que se passait-il ?

Le jeune homme qui enflammait ses nuits était dans ses bras, incapable de lui résister. Il n'avait qu'à le cueillir. Qu'attendait-il pour le faire ? D'habitude, il l'aurait déjà fait sien… Il avait gagné, Aloïs avait perdu. Il était à lui. Il se courba à nouveau sur le corps blanc, caressant doucement la bouche frémissante de ses lèvres. Elle s'ouvrit toute seule, appelant son baiser. Il se coucha sur Aloïs, écartant à peine les longues jambes qui lui faisaient déjà place, glissant sur la soie de cette peau diaphane dont la douceur était à la mesure de la blancheur. Mais ses doigts dessinèrent les contours de muscles tendus à se rompre, qui frémissaient sans cesse sous l'effort d'une terrible lutte intérieure. Avec un ecrasant sentiment de frustration, Red se redressa et contempla longuement le visage crispé sous lui. Avec un violent geste de dépit qui envoya la lampe de chevet posée sur un cageot s'écraser au sol, il se leva et fit quelques pas dans la misérable chambre, cherchant à retrouver son souffle et à calmer l'ardeur de son désir.

Camus, sentant le froid couler sur son corps rouvrit les yeux et s'enroula rapidement dans sa couverture. Il était dévasté par la honte. Il ne pouvait même plus regarder le photographe dont il entendait la colère et la frustration s'abattre sur ses pauvres possessions. Une pile de livres rejoignit sa lampe de chevet brisée au sol, puis une seconde pile s'effondra à terre et finalement, la cafetière, projetée dans le lavabo, éclaboussa l'émail blanc de son liquide noir.

Que venait-il de se passer ? Pourquoi Red l'avait-il épargné ? Avait-il eu pitié de lui ? Vraiment ? Ce monstre d'égoïsme avait eu pitié de son désespoir alors même que les réactions de son corps le livraient sans merci à ses désirs ? Fugitivement, un regard hypnotique en coin hésitant et des épaules courbées lui traversèrent l'esprit. Des mots d'excuse entendus au beau milieu d'un évanouissement lui revinrent en mémoire. Son prénom hurlé avec peur et désespoir par une voix familière le frappa de plein fouet. Une main douce saisit son menton et lui releva la tête. Il leva les yeux sur un regard intense familier et une idée complètement folle, totalement incompréhensible et illogique.

« Qui était-ce ?

- Quoi ?… De quoi parles-tu ?

- Cet autre que tu pensais embrasser ?

- Je… Ça ne te regarde pas.

- Oh si, cela me regarde. Parce que, que tu le veuilles ou non, nous sommes liés maintenant, chéri.

- Je… Arrête de m'appeler ainsi ! Je ne suis pas ton petit ami. Je ne le serai jamais !

- Si je ne m'étais pas arrêté à temps, tu le serais déjà.

- Parce que tu penses qu'il suffit de coucher ensemble pour être un couple ? Laisse-moi rire !

-… Mmh, tu as sans doute raison. Mais je ne sais pas ce que c'est d'être un petit ami. Tu vas devoir m'apprendre.

- Je refuse ! Je n'éprouve rien pour toi. »

La caresse douce sur son visage d'une main chaude qui en redessinait les contours le fit trembler. Un trouble puissant s'empara de Camus. Red saisit une mèche de ses cheveux qu'il laissa glisser lentement dans sa main en le regardant avec une intensité insoutenable. Camus baissa les yeux et une impression de déjà-vu s'empara de lui. L'idée folle s'ancra en lui et soudain, elle ne lui parut plus si invraisemblable.

« Rien ? Tu es sûr ?

- Je… Je ne veux pas jouer la comédie. Ce serait une comédie de sortir avec toi. Un mensonge. »

Une colère blanche et terrible émergea de ses entrailles et ravagea Red. La douleur était insupportable et inconnue. Qu'était-ce que cette sensation de toucher du doigt, de pouvoir prendre ce qu'il désirait et pourtant d'en être invinciblement incapable ? La rage réveilla sa méchanceté.

Rendre coup pour coup, toujours. Et prendre ce qu'il voulait. Aloïs l'aimerait !

Oubliés l'alibi, la mission, Iéros. Tout ce qui comptait était de gagner cet être si fier et pourtant si fragile. Il pouvait le plier à ses désirs si facilement, le prendre ici et maintenant ! Et pourtant… un monde les séparait. Pourquoi ? Comment ? Quelle était cette force tout puissante, dévastatrice, qui emportait tout sur son passage ?

« Parfait. Ne le fais pas dans ce cas. Mais en ce qui me concerne, que tu le veuilles ou non, je vais mettre mon plan à exécution. Tu seras à moi.

- Tu es vraiment un sale type. Egoïste, froid, calculateur.

- Et c'est pour cela que tu m'aimes, chéri, n'est-ce pas ?

- Salaud ! »

Sur une dernière caresse, balayée par un geste rageur de la main de Camus, en riant, Red quitta l'appartement sans déguisement. En sortant dans la rue, il surprit du coin de l'oeil un flash. Un sourire cruel arqua les lèvres sensuelles. Allons, voici exactement ce qu'il espérait. On pouvait toujours compter sur ses semblables : ces paparazzis sans vergogne qui ne reculaient devant rien pour le scoop. Demain, tout Paris saurait pour lui et Aloïs. Alors il ne pourrait plus lui échapper…

Camus claqua la porte avec rage derrière Red. Il ne parvenait pas à se calmer. Il tournait en rond comme un lion en cage et donnait parfois de grands coups de pieds dans ses pauvres meubles. Son esprit bouillonnait. Et son corps brûlait à nouveau. Quel sort ce démon lui avait-il jeté ? Comment pouvait-il embraser son sang ainsi, d'un simple regard ? Comment pouvait-il l'atteindre avec ce qu'il était et ce qu'il affichait comme volonté de se servir de lui ? D'ailleurs pourquoi voulait-il le faire ? Il n'avait pas besoin de lui, contrairement à ce qu'il prétendait ! Que cachait-il encore ?

Son regard tomba sur la perruque, les faux piercings, le bouc et la lumière aveuglante l'éblouit.

Il avait raison.

Depuis le début.

Il avait cru que Milo l'attirait invinciblement et enflammait son coeur, tandis que Red n'embrasait que son corps. Qu'il était attiré et déchiré par deux hommes finalement étrangement proches l'un de l'autre. Et depuis le début, c'était juste là, sous son nez, bien caché en pleine lumière. Son regard qui s'agrandissait d'effroi ne pouvait plus se détacher du déguisement abandonné au sol dans son misérable appartement, comme la chrysalide d'un effroyable papillon.

Red était Milo.

oOoOo

Chapter Text

La cuisine était parfaitement propre, les surfaces chromées luisaient doucement dans l'éclairage blanc et tranchant du plafonnier. Les batteries, les plats et les assiettes s'empilaient dans un ordre net et parfait. Lilian engloba du regard avec un mince sourire la pièce rangée et nettoyée presque avec rigidité. Dans l'arrière cuisine, les derniers bruits de pas et de voix s'effacèrent doucement. Et le silence de la nuit bien avancée tomba sur le restaurant. Il ferma les yeux avec une certaine forme de volupté. Son heure était arrivée, cette heure sombre où régnaient les hommes de l'ombre, comme lui. Un pas appuyé, bien que léger, lui parvint et il rouvrit les yeux sur le visage à la peau mate, aux traits fermes et décidés qu'il aimait tant.

« Cazzo ! j'ai bien cru qu'ils ne partiraient jamais ces abrutis !

- Tu es sûr qu'on ne pourra plus être interrompus ?

- Tu me prends pour le dernier des demeurés, Aphrodite ?

- Bien sûr que non, voyons. Je ne me permettrai pas…

- T'as pas intérêt à te foutre de ma gueule, je te préviens !

- Bon ! Mettons-nous au travail. On n'a pas toute la nuit.

- Juste. Bouge ton joli cul de ma crédence. J'en ai besoin.

- Ah oui, tu le trouves joli, mon cul ?

- Aphrodite. Arrête ça. Tout de suite.

- Mmmh, pourquoi ? Je n'arrive pas à comprendre tes réactions : tu n'arrêtes pas de me dire que ma sexualité ne te pose pas de problèmes et que tu t'en fous, mais dès que je fais une blague, tu pars au quart de tour. C'est pour le moins contradictoire, tu ne crois pas ?

- Une blague ? Vraiment ? Tu es sûr qu'il ne s'agit de rien d'autre ? »

Les deux hommes s'affrontèrent un moment du regard, en silence dans la cuisine lustrée et mangée d'ombres. Puis Lilian poussa un profond soupir, rejeta ses cheveux en arrière et sauta avec grâce de la crédence étincelante où il était assis.

« Laisse tomber…

- Ouais, c'est ça. Je préfère. Sans compter qu'on a du pain sur la planche. Et Gemini a été très clair. Il vaut mieux pour nous qu'on échoue pas sur ce coup. »

Un frisson traversa Lilian à l'évocation de la voix métallique et sinistre, qui lui avait glacé le sang. Une voix aux inflexions vides, comme dépourvue d'humanité. Le frisson s'accentua et il dut faire un effort sur lui-même pour se reprendre sous le coup d'œil surpris et circonspect bleu nuit de Vitale.

« Hé, ce n'est pas le moment de flancher !

- Idiot. Cela ne m'arrivera jamais, tu le sais bien. Allez, commençons.

- Bien. Voilà le plan du bâtiment. Ça n'a pas été facile de l'obtenir, mais passons…

- Tu n'as pas laissé de traces, j'espère ?

- Putana, tu me prends vraiment pour un con ce soir !

- Calme-toi. C'était une simple question. Nous devons être très prudents.

- La cible arrivera par cette entrée, à l'arrière.

- Je vois… Judicieux. Aucune possibilité de l'atteindre au moment où elle quittera son véhicule blindé…

- Voilà pourquoi Iéros nous a chargé de la mission : corps à corps impossible car le traître sera là pour assurer la protection de la cible et nous savons tous qu'il excelle au combat rapproché.

- Mmh et l'arbalète de Sagittarius ou le fusil de Scorpio sont inutiles dans cette configuration… très habile, vraiment.

- Pas tant que ça, puisque nous serons en place, dans les cuisines.

- Oui, mais le mode opératoire de Pisces est connu : ils auront sans doute prévu le coup et il y aura un goûteur…

- Ça, c'est ta partie, Aphrodite. A toi de faire en sorte de passer cette défense.

- Ne t'inquiète pas. Occupe-toi juste de m'ouvrir la voie et d'assurer mes arrières, comme d'habitude. Mon joli cul compte sur toi pour ne pas se cramer les miches. »

Cette fois un léger sourire amusé voltigea rapidement sur les lèvres fines du chef et il échangea un long regard de connivence avec Lilian. Cela faisait si longtemps qu'ils opéraient en duo qu'ils finissaient par parfaitement se connaître…

« Te bile pas pour ça, Dite. C'est déjà parfaitement prévu. Après le coup, on filera par là et un chauffeur nous attendra.

- Un chauffeur ? Il a intérêt à être fiable ! Parce qu'on dépendra tous les deux de lui !

- Il le sera. C'est Capricorn.

- Oh ? Je vais enfin voir à quoi il ressemble celui-là ! Tu le connais ?

- Tu sais bien que non. Dans l'Organisation, il n'y a que toi que je connais. Les autres ne sont que des noms de code.

- La mission doit vraiment être cruciale pour que Iéros déploie de telles forces… Mais restera les flics français, sans compter le FBI et Interpol… Dès qu'ils sauront, et ils sauront vite, ils débarqueront.

- Non, ils seront attirés sur un autre front.

- Comment cela ?

- Tu n'as pas à le savoir, mais Iéros a prévu une autre opération dimanche pour couvrir la nôtre et attirer l'attention des forces de l'ordre.

- Oh… Et quel est celui d'entre nous qui risque d'être sacrifié ?

- Scorpio.

- Je vois… Il faisait du bon boulot, pourtant.

- Personne n'est irremplaçable apparemment. Et il est un peu trop spectaculaire dans son mode opératoire. Il attire trop l'attention du FBI.

- Oui et pourtant il réussit à leur échapper depuis des années à présent.

- Oui, mais tôt ou tard, il fera un faux pas. Je suppose que Iéros a compris cela et préfère sacrifier un pion qui chutera tôt ou tard.

- Nous ne sommes que cela… Des pions…

- Tiens le toi pour dit, Aphrodite. Tu as fait ce que je t'ai conseillé ?

- Prévoir une issue de secours pour disparaître le cas échéant ? Je n'avais pas attendu que tu me le conseilles.

- C'est ce que j'aime chez toi encore plus que ton cul : ton sens de la survie à tout épreuve.

- Et donc voici la cible ?

- Oui. C'est un chef yakuza extrêmement riche et puissant. Son organisation tient toute l'Asie dans sa main. Même la mafia chinoise compose avec lui. Il a réussi à fédérer plusieurs branches yakuzas sous son commandement. Et à, présent, il tend la main à Inferno. C'est la raison pour laquelle, il doit être éliminé.

- Je vois. Et ceux-là ?

- Ses hommes. Inutile de te présenter le traître : tu le connais déjà.

- En effet. Aries…

- Voilà. A éliminer également, avec le vieux.

- Et lui ?

- Le secrétaire particulier du vieux. Sans doute le goûteur aussi. Les autres ne sont que des hommes de main. Aucun intérêt.

- Aries donc… Il va poser problème, parce qu'il me connaît.

- Tu vois pourquoi il est utile que nous ne nous connaissions pas.

- Oui… Je dois trouver un moyen de le contourner. Je vais réfléchir.

- Il nous faudrait une personne de confiance dont il ne se méfierait pas… Tiens, et pourquoi pas ton très joli rouquin de l'autre jour à la galerie ?

- Camus ?

- Peu importe son nom. Mais oui. Il est parfaitement inoffensif et très séduisant : Aries est de ton bord. Ça devrait lui plaire.

- Mmmh, ça ne me plaît pas d'impliquer Camus dans cette histoire…

- Ne me dis pas que t'es amoureux de lui ? »

Lilian tiqua sous le mépris sous-jacent qui perçait dans la voix de Vitale, dissimulé en partie par une certaine forme de colère. Un dédain palpable, dont le jeune homme ne savait s'il était dû à son hypothétique coup de coeur ou à l'erreur grossière que signifierait un attachement quelconque dans leur position. Son regard très clair se durcit et s'étrécit en se posant sur le chef.

« Ça n'a rien à voir, je te rassure. Mais c'est hors de question. Et non négociable.

- Et pourquoi ?

- Tu n'as pas à le savoir, ça ne te concerne pas.

- Très bien. Alors à toi de te débrouiller. Il te reste deux jours pour trouver.

- Pas de souci, je trouverai. On a fini ? J'ai cours moi, tout à l'heure.

- Je ne comprends pas cette couverture que tu as choisie. Elle est inutile pour cette mission.

- Mmh, pour cette mission, oui. Mais pas pour autre chose. »

La main s'abattit sur son avant-bras, si rapidement que Lilian ne put l'esquiver. La poigne était dure, presque à faire mal, mais le jeune homme ne broncha pas et darda son regard translucide dans les yeux sombres qui le détaillaient sans complaisance.

« Aphrodite… Tu n'oserais pas agir dans mon dos, contre moi, n'est-ce pas ? Tu sais ce qui t'arriverait si jamais tu faisais cela, n'est-ce pas ?

- Non, je ne ferais pas cela. Et je ne le fais pas. Mais j'ai une autre tâche qui m'a été confiée et qui n'a rien à voir du tout avec notre mission ou avec toi, tu as ma parole. Et je ne la donne pas souvent car étrangement, je la tiens, comme tu sais.

- Oui, je sais que tu es un homme d'honneur, autant que nous pouvons l'être. »

Vitale desserra son étreinte et relâcha son bras. Puis il rangea le plan annoté dans une serviette de cuir et vérifia que tout était en ordre pour le service du lendemain. D'un geste chevaleresque et moqueur qui serra péniblement le coeur de Lilian, il s'inclina et, balayant sa poitrine de son bras, lui ouvrit le passage.

« Après vous, ma belle Aphrodite. »

Le regard transparent miroita. Lilian savait que c'était une plaisanterie entre eux et que Vitale ne voulait pas lui faire de mal ou se moquer de lui, que c'était une façon pour lui d'accepter quelque chose qui n'appartenait pas à sa conception du monde. Mais ça faisait mal. A chaque fois…

Le chef bascula l'interrupteur et la nuit engloutit la cuisine rutilante.

Allons, la mission allait pouvoir commencer. Il allait vraiment falloir jouer serré, cette fois.

oOoOo

Le brouhaha l'attira jusqu'à la fenêtre, dont il écarta nonchalamment le rideau. Le perron de l'hôtel était noir de monde et les deux portiers avaient du mal à contenir la foule de journalistes qui tentaient de pénétrer dans l'édifice. Les lèvres sensuelles s'arquèrent dans un sourire sombrement satisfait, révélant des dents blanches parfaites. Allons, la ruse avait parfaitement fonctionné et les paparazzis étaient lancés sur ses traces. Aloïs ne pouvait plus lui échapper. Le regard translucide de mer d'été turquoise se fit transperçant et le sourire s'effaça.

C'est parce que je pensais qu'il s'agissait de quelqu'un d'autre. Pas de toi, évidemment ! Comme si je pouvais être attiré par toi après ce que tu m'as fait ! Tu es vraiment un être abject ! Jamais je ne ressentirai autre chose que du dégoût pour toi !

La ligne pure de la mâchoire se contracta et quelque chose de sinistre apparut dans le regard enchanteur qui se posait pensivement sur la foule grouillante en contrebas. Qu'il le veuille ou non à présent, le destin d'Aloïs venait d'être irrémédiablement associé au sien. La main qui écartait le rideau de la fenêtre se crispa soudain sur le tissu, faisant naître de nombreux plis dans toutes les directions, comme un labyrinthe d'étoffe, comme une toile d'araignée textile. Qu'il le veuille ou non, il serait sien…

La bouche aux lèvres pleines se pinça fugitivement et les traits du visage admirable se figèrent. Qu'il le veuille ou non ? Dans ce cas, pourquoi ne l'avait-il pas fait sien la veille ? Pourquoi s'était-il arrêté dans son entreprise de possession ? Et qu'étaient cette voix murmurante et ironique qui raisonnait dans son esprit, ces scrupules invraisemblables qui ne l'avaient jamais effleuré auparavant ? Qu'est-ce qui était différent, cette fois ?

Qu'il le veuille…

Un regard hésitant et émerveillé qui se baisse sous le sien. Le frémissement d'une peau blanche sous son souffle, contre lui. Et l'acceptation. Le consentement et sa force invincible…

La différence était là... Il fallait qu'Aloïs le veuille, l'accepte sans réserves, pour ce qu'il était.

Comme si je pouvais être attiré par toi après ce que tu m'as fait ! Tu es vraiment un être abject ! Jamais je ne ressentirai autre chose que du dégoût pour toi !

L'air lui manqua soudain, il lâcha le rideau et envoya se briser au sol un vase qui avait le malheur de se trouver sur une commode, à portée. La colère lui serra la gorge. Une colère rouge, dirigée contre lui-même et contre cette voix moqueuse dans son esprit. Il ne voulait plus l'écouter !

Sur une impulsion, il saisit son blouson et ses lunettes de soleil et sortit précipitamment de sa chambre. Il n'eut pas la patience d'attendre l'ascenseur et s'engouffra dans les escaliers, avalant les marches à toute vitesse. L'urgence devenait presque physique. Il devait le voir, il en avait besoin. Sans une hésitation, il s'avança vers la porte d'entrée de l'hôtel et la masse de journalistes. Aussitôt les questions fusèrent, en même temps que les flashs.

« Red ! Red ! Est-ce vrai ? Êtes-vous en couple ?

- Red, est-ce enfin l'amour ?

- Comment êtes vous tombé amoureux, Red ?

- Red, allez-vous le rejoindre ? »

Fendant la foule un sourire de circonstances plaqué sur les lèvres, se protégeant de la main des photos agressives et marchant précipitamment, Red frappa de l'index sur la vitre d'un taxi garé le long du trottoir. Puis il se retourna et d'un geste réclama l'apaisement. Une fois l'effervescence de sa sortie imprévue un peu calmée, il lança de sa voix chaude et sensuelle, à la légère pointe d'accent étranger :

« Je vous prierai de bien vouloir respecter notre intimité, à Aloïs et à moi. C'est un jeune homme sensible, qui n'est pas habitué encore à tout ceci. Et puis nous sommes tout juste au stade « lune de miel » à nous découvrir l'un l'autre. Merci de respecter cela. Je sais pouvoir compter sur vous ».

Et sans répondre aux cris qui reprenaient de plus belle après sa courte déclaration, il indiqua précisément l'adresse d'Aloïs au chauffeur en lui recommandant de se dépêcher. Le taxi démarra et se dégagea non sans mal de la foule qui l'entourait. Le plan se déroulait à merveille. Les paparazzis ne marchaient pas, ils couraient. Plus personne ne se poserait la moindre question sur sa présence prolongée à Paris. Il avait encore gagné la partie.

Alors pourquoi son cœur sombrait-il ?...

oOoOo

Camus claqua violemment la porte de son bouge, les clés dans la bouche, se débattant avec son manteau qu'il tentait de boutonner à la va-vite, tout en maintenant son sac de cours sous son bras dans un équilibre précaire. L'entrevue de la veille avec Red et toutes les implications qui en avaient découlé l'avaient empêché de fermer l'œil. Il n'avait sombré dans le sommeil que sur le petit matin et n'avait pas entendu son réveil. Il allait être en retard pour le module de littérature comparée, s'il ne se dépêchait pas ! Jetant un coup d'œil contrarié à sa montre en bataillant pour fermer sa porte brinquebalante, Camus poussa un juron sourd. S'il arrivait trop tard, il n'aurait pas de place dans l'amphi. A moins que Lilian ne lui ait gardé une place ?

Ayant enfin réussi à verrouiller sa porte, le jeune homme s'élança dans les escaliers et avala rapidement le huitième étage. La cage d'escalier résonnait de ses pas précipités, mais pas seulement, s'avisa-t-il soudain, étonné des bruits de voix plutôt nombreux qui lui parvenaient. Sans réfléchir, par curiosité, il s'arrêta sur le palier du septième étage et tendit l'oreille.

Un homme frappait fortement à une porte quelques étages en dessous de lui et d'autres voix lui parvenaient ainsi que des bruit de pas qui gravissaient les marches. Apparemment la porte frappée venait de s'ouvrir et un dialogue s'engagea. De plus en plus curieux, Camus retint sa respiration et se pencha par dessus la rambarde pour mieux entendre.

« Bonjour monsieur, excusez-moi, je cherche un certain Aloïs de Montclar. Il habite ici mais je ne sais pas exactement où.

- J'en sais rien ! J'connais pas les voisins et je m'en fous !

- Allons, faites un petit effort, s'il vous plaît. C'est très important. C'est un étudiant. Un très beau jeune homme avec de longs cheveux rouges.

- Fred ! C'est l'rouquin du huitième ! T'sais : çui qui nous regarde toujours de haut, comme si qui valait mieux que nous !

- Ah oui, j'vois c'est qui. Le petit homo bourge du haut. Il habite la porte de gauche, au fond du couloir. »

Le coeur de Camus s'arrêta brusquement et le froid le saisit aux entrailles. « Le petit homo bourge » « qui nous regarde toujours de haut ». Pourquoi ces gens le voyaient-ils ainsi ? Il ne leur avait rien fait pourtant, peut-être leur avait-il dit poliment bonjour une ou deux fois. Rien de plus. Alors pourquoi le dénigrer ainsi ?

Il s'adossa au mur du palier du septième étage. La tête lui tournait et il avait le cœur au bord des lèvres. « Le petit homo » tournait en boucle dans son esprit, de plus en plus vite. Est-ce que cela était écrit sur son visage. Avaient-ils tous raison ? Pourquoi ? Pourquoi était-il ainsi ? Etait-il malade ? Anormal ? Qu'est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ?

oOoOo

Le cours de sport se termine dans l'amertume et la crainte, comme à chaque fois. Camus lance des regards en biais pour vérifier qu'ils ne se regroupent pas pour faire bloc contre lui. Il a peur, sans cesse, d'eux, ces autres qui le poursuivent, le harcèlent et se moquent de lui. Il se sent tellement faible et misérable, tout seul contre eux tous. Mais les autres filent dans les vestiaires sans s'occuper de lui, l'évitent et le laissent seul. Pour l'instant encore, c'est la trêve… Il regagne sa place de pestiféré, au fond du vestiaire, loin des autres, et prend sa douche le plus rapidement possible, sans se retourner, en se faisant le plus invisible possible. Encore une fois, personne n'a voulu de lui dans l'équipe.

« Intello ! », « Tes trop nul, on veut gagner, nous », « Le rugby, c'est pas pour les pédales ! », « Tu pourrais te casser un ongle, princesse Fiona ! » Les phrases blessantes ont jailli de toute part et face à l'afflux, il n'a pas pu se défendre. Il ne peut plus, ils sont trop nombreux à présent. Et ça ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Il y a encore les graffitis sur les tables, dans les toilettes, sur la porte de son casier. Les SMS qui le réveillent la nuit, les moqueries acerbes et les insultes sur internet.

« Disparais ! » « Suicide-toi ! » « Tu n'es pas digne de vivre » « Sale pédé dégueulasse » « Anormal » « Honte de ta famille » « Ta mère la pute aurait dû crever au lieu de te chier » Il ne les compte plus.

Mais ce n'est pas le pire. Il y a encore les menaces qui le terrifient et l'empêchent de dormir.

« Je sais où tu habites : avec les potes on va venir t'en foutre plein le cul » « T'aime ça, hein, que les mecs t'enculent ? Tu ne vas pas être déçu, je vais m'occuper de toi » « Ta mère est au courant, que son fils se fait enfiler par tout ce qui a une queue ? » « T'aime sucer ? J'ai trop envie de te la fourrer dans la bouche ». Et tellement d'autres saletés qui le violentent à chaque fois, le meurtrissent un peu plus. L'humanité est-elle si laide et sale ?

Pour un baiser ? Un tel déferlement de haine pour une chose aussi simple ? Qui devrait être si belle et innocente ?

Soudain son ventre se tord comme s'il contenait de l'acide et le brûlait. Il jette des regards éperdus tout autour de lui et se fait le plus petit qu'il peut. Dans l'ambiance moite et lourde des douches du vestiaire que les autres ont quittée, elle lui parvient pourtant parfaitement, joyeuse, cruellement claire et enjouée.

La chanson… Elle s'élève dans les vestiaires, tandis que ses yeux se remplissent de larmes et qu'il se mord les lèvres pour n'émettre aucun son. Ce serait pire, il le sait.

« Aloïs, Aloïs, mes cheveux ont la jaunisse ! Aloïs, Aloïs, parce que je les teins avec de la pisse ! »

Tout ça, toute cette souffrance muette et désespérée, pour un simple baiser… Et un baiser qu'il n'a pas voulu, en plus. Un baiser qu'on lui a imposé, pris par surprise… Pourquoi a-t-il fait cela ? A-t-il voulu se moquer, lui aussi ? Le salir ? N'étaient-ils pas amis ?

Au fond, il le sait. La meilleure défense, c'est l'attaque… Quand le bruit s'est répandu, lui, le fier capitaine de l'équipe de foot, il a préféré se protéger et lancer toute la « faute » sur lui. Et il faut croire que c'est une faute bien grande et impardonnable, quand deux garçons s'embrassent… Un crime insurmontable et dégoûtant, contre l'humanité…

« Aloïs, Aloïs ! Enculé par l'équipe de tennis ! Aloïs, Aloïs, j'ai attrapé la chaude-pisse ! »

Il baisse la tête, se recroqueville, enroule ses bras en protection et glisse au pied du mur de la douche. Ses larmes coulent. Il les déteste. Se déteste. Déteste son prénom...

oOoOo

Les yeux clos, appuyé de plus en plus lourdement contre le mur crasseux du septième étage, Camus se sentait plonger de plus en plus profondément en lui-même, comme si la sirène de ses souvenirs l'entraînait avec elle au fond de son océan de mémoire douloureux. Soudain la cavalcade de bruits de pas pressés dans l'escalier le rappela urgemment à lui. Les journalistes sur ses traces arrivaient ! En panique, il remonta précipitamment, gagna en toute hâte sa porte qu'il ouvrit à tout vitesse et claqua avec force avant de la verrouiller à double tour. Il recula lentement vers le fond de sa misérable chambre de bonne jusqu'à rencontrer le mur opposé, sans quitter la porte des yeux. Soudain, celle-ci frémit sous les coups qui s'abattirent contre le battant et des voix d'hommes s'élevèrent dehors.

« Aloïs ! Sortez-vous avec Red ?

- Êtes-vous tombé amoureux quand il vous a sauvé ?

- Allez-vous le suivre et abandonner vos études ?

- Comment vivez-vous sa célébrité ?

- Qu'est-ce qui vous a attiré en lui, à part son physique, bien sûr ? »

Les cris voltigeaient tout autour de lui, de plus en plus forts. Éperdu, lançant des regards de détresse autour de lui, Camus se prit la tête dans les mains et se recroquevilla. Enroulant les bras autour de lui en protection, il glissa le long du mur.

Il était piégé, irrémédiablement. Son misérable appartement n'avait qu'une seule issue et elle était bloquée. Il ne pouvait pas s'enfuir. Combien de temps la porte brinquebalante allait-elle résister aux coups de plus en plus forts des journalistes ? La serrure était vieille… Elle céderait tôt ou tard. Et de toute façon, il faudrait bien qu'il sorte : sans réfrigérateur, il n'achetait pas beaucoup de provisions, pour ne rien perdre. Il n'avait pas de quoi tenir plus de quelques jours…

Un coup plus fort fit pleurer le bois et Camus tressaillit, aux abois. Il étendit les bras en protection dérisoire au dessus de sa tête, comme pour disparaître. La porte allait-elle lâcher ? tenir ? Allaient-ils faire irruption chez lui ? Il gémit en se plaquant la main sur la bouche. Ses yeux se remplirent d'eau, mais il ravala ses larmes bravement. Pleurer ne le sortirait pas d'affaire, au contraire. Il le savait depuis longtemps à présent. Les larmes rendaient les gens plus cruels encore.

Tout allait-il recommencer ? Les insultes, les messages par SMS, sur internet, les moqueries, les menaces... Il gémit à nouveau, plus fort. Survivrait-il, cette fois ? Il avait tellement voulu la première fois se dissoudre, se détacher de son corps et s'envoler, enfin libéré de cette cruauté sale qui le souillait… Résisterait-il une seconde fois à cette voix insidieuse qui l'appelait de l'autre côté, vers cette rive éternelle et calme ? Une clameur s'éleva, un prénom scandé, comme une chanson « Red ! Red ! » Une rage impuissante et désespérée le saisit. Comme il pouvait détester ce nom maudit !

« Dégagez ! Tous ! Bande de charognards ! Reculez ! »

Une voix claqua, chaude et puissante, comme le tonnerre. Une voix harmonieuse, mais dont les inflexions granitiques le firent frissonner et réduisirent le charivari général au silence. Un silence épais et tendu régna tout à coup dans le couloir. Camus releva la tête lentement et se redressa, aux aguets. Puis un mouvement se dessina de l'autre côté de la porte. Le bruit précipité de gens qui s'écartent précautionneusement face à un danger soudain indiqua à Camus que quelqu'un fendait la foule. Des coups impérieux ébranlèrent à nouveau la porte et Camus poussa un cri étranglé.

« Aloïs, c'est moi, ouvre ! Je suis venu t'aider, tu ne peux pas rester là. »

Camus reconnut aussitôt cette voix veloutée et grave qui lui remuait le sang à chaque fois, qu'elle s'accompagnât d'un regard brun-vert ou d'yeux de mer d'été. Avec hésitation, lentement, il ouvrit la porte. Il était là. Beau à couper le souffle, ses boucles d'or incroyables décoiffées par la course et la lutte avec les journalistes. Red. Milo.

Red se mordit la lèvre inférieure et s'assombrit en constatant la pâleur et la détresse manifeste d'Aloïs. Le jeune homme était livide et son regard de bête traquée en disait long sur la panique qui venait de l'étreindre. Il semblait hagard et ne cessait de serrer les bras sur lui ou de jeter des regards dérobés, comme s'il cherchait une issue où fuir ou un recoin où se cacher. L'amertume et la colère s'accentuèrent encore dans l'esprit du photographe. Il savait pourtant de quoi ces hyènes étaient capables… Le piège avait fonctionné… Le regard transperçant devint terrible devant l'étendue des dégâts. La rage crispa sa mâchoire et son ventre se mit à bouillonner. Il était terriblement en colère contre lui-même, il avait envie de hurler, de frapper, de tuer. Il piège avait fonctionné… Et Aloïs était terrifié et souffrait. Et c'était entièrement et seulement sa faute...

Mâchoire serrée, visage inflexible et fureur rentrée et difficilement contenue, dans le silence anormal qui continuait de régner autour d'eux, Red attrapa Aloïs par le bras, le sac de cours que l'étudiant avait laissé tomber et l'entraîna vigoureusement avec lui, le protégeant de ses bras. Son visage terrible et son regard de ciel d'été redoutable suffirent à dissuader les paparazzis d'intervenir ou de les empêcher de passer. Ils descendirent quatre à quatre les huit étages, sans une parole. Red ne desserrait pas les dents et se contentait de maintenir une poigne d'acier sur son poignet, l'entraînant sans mot dire dans sa course.

Red le poussa dans un taxi auquel il donna une adresse avant de le rejoindre sur le siège arrière. Il se tourna vers lui et tendit les bras pour l'enlacer, tandis que le véhicule démarrait et que les flashs crépitaient. Mais brusquement la peur, la détresse, la souffrance et la colère de Camus explosèrent et le lancèrent contre Red, toutes griffes dehors. Il se jeta sur lui et sans réfléchir, sans se retenir, le frappa aussi fort qu'il put et de toutes les façons possibles. Red ne se défendit pas, se contentant d'amortir les coups les plus violents. Puis la fatigue gagna Camus et Red lui attrapa les poignets, le réduisant à l'immobilité, avant de l'attirer avec force contre lui.

« Chut, là, c'est fini, je te le promets.

- C'est entièrement de ta faute ! De ta faute ! J'étais bien tranquille, moi, avant toi ! Je te déteste ! Te déteste ! »

Il se débattit à nouveau mais cette fois, Red resserra son étreinte sur son corps de façon à le contraindre à l'immobilité tandis qu'il soufflait doucement des mots apaisants contre son oreille, dans ses cheveux. Camus se raidit jusqu'à ce que l'étreinte du photographe se relâche puis il s'écarta légèrement pour le regarder droit dans les yeux, plantant ses yeux d'ambre rouge dans le regard bleu-vert incroyable.

« Pourquoi m'as-tu fait ça, Milo ? »

Red émit un cri étranglé et le lâcha rapidement comme si son corps était devenu brûlant. Ils se regardèrent en silence tandis que le taxi filait dans les rues gagnées par l'obscurité d'un ciel de nuages bas, éclairées par les vitrines des magasins, comme des trouées de lumière au milieu de la pluie.

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Chapter Text

La façade de bon goût s'ouvrait discrètement sur la rue et projetait une luminosité feutrée distinguée. Lilian leva son regard limpide sur l'enseigne élégante et simple : Sur Mesure. Après un bref temps d'hésitation, il fouilla sa poche et en sortit un carton blanc sur lequel était imprimé le même nom avec une adresse qu'il vérifia soigneusement. En bas du carton, bien détaché, un nom lui procura un imperceptible frisson.

Gemini.

Le sourcil presque blanc se fronça légèrement et les lèvres rosées tressautèrent. Mais soudain, le jeune homme se durcit et se reprit et, d'un air décidé, il poussa la porte. Un tintement l'accueillit ainsi qu'un serveur en uniforme.

« Bonsoir monsieur. Avez-vous réservé ?

- Oui. Au nom de Gemini.

- Je suis désolé, mais je n'ai aucune réservation à ce nom.

- Je vois. Regardez à Pisces alors, je vous prie.

- Je n'ai rien non plus, je suis navré.

- Oh… Je ne comprends pas... »

Un instant décontenancé, Lilian hésita puis sur une impulsion, il indiqua au serveur :

« Et au nom d'Aphrodite, avez-vous quelque chose ?

- En effet, j'ai bien une réservation à ce nom. Pour une personne. A vingt heures. Veuillez me suivre, monsieur. »

Le regard presque transparent du jeune homme prit un éclat métallique en se posant sur le serveur qui lui indiquait le chemin et l'expression douce du jeune client devint soudainement coupante et dangereuse. Le serveur marqua un temps d'arrêt et eut un tressaillement que remarqua Lilian. Il se reprit immédiatement et dissimula toute trace de sa colère et de l'ombre qui venaient de lui échapper.

Car il était en colère, ça oui ! Gemini jouait avec le feu en utilisant ce surnom de cette façon. Il n'allait pas se priver de le lui rappeler ! Il suivit néanmoins le serveur avec un calme parfait en souriant doucement, comme s'il n'était qu'un jeune homme de la bonne société ordinaire.

Une fois installé à une table reculée, dans un angle discret, on lui servit son repas, déjà commandé. Après un bref instant d'hésitation, Lilian goûta les mets savamment préparés, aux intitulés et aux dressages extravagants. Avec plaisir, il fut forcé de le reconnaître. La cuisine était excellente. Et novatrice. Il grinça silencieusement des dents. Gemini avait parfaitement bien choisi.

Le serveur lui apporta alors le dessert : des perles d'alginate prises dans une assiette de fumée aux fruits rouges. Malgré l'apparence, une fois de plus déroutante du plat, celui-ci était succulent, du moins jusqu'à ce que que quelque chose ne crisse sous la dent et ne surprenne Lilian. Discrètement, il porta la main à sa bouche et jeta un coup d'oeil. C'était une gélule dissimulée dans l'une des perles du dessert. Elle contenait un message.

D'un mouvement discret de la main, il appela le serveur et demanda l'addition, mais le garçon lui répondit que tout avait déjà été réglé et lui souhaita une bonne soirée. Sans se presser, il prit son manteau, se vêtit, laissa un pourboire généreux et répondit aux remerciements du serveur par un gracieux sourire avant de sortir sans presser le pas. Mais dans la rue, il gagna un porche dérobé et sortit de sa poche la gélule qu'il ouvrit. Elle contenait un numéro de téléphone.

Son ventre se creusa puissamment quand une voix sinistre, aux inflexions vides, comme dépourvue de vie et d'humanité, retentit.

« Aphrodite, quel plaisir.

- Arrête immédiatement d'utiliser ce nom.

- Mmh, je vois, il n'y a que lui qui puisse l'utiliser ?

- … Que veux-tu ? Il y a quelque chose de changé à la mission ?

- Non. Je voulais savoir si Cancer et toi étiez prêts.

- Parfaitement.

- Tu es sûr ? L'échec n'est pas envisageable, tu le sais.

- Oui, je le sais.

- Très bien. Et l'autre mission, celle que je t'ai confiée spécifiquement ? Où en es-tu ?

- Tout va bien là aussi.

- Pisces, tu n'oserais pas me mentir, quand même. Dois-je te rappeler qui je suis ? »

La voix déformée et inhumaine s'assourdit dangereusement, se faisant gutturale. Le danger chargea l'air comme l'électricité un soir d'orage. Lilian avala nerveusement sa salive et ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil autour de lui mais il ne vit rien qu'une rue déserte à Paris, une soirée avancée de début d'hiver.

« Je ne te mens pas ! Il me fait confiance ! Je vais réussir, ce n'est plus qu'une question de temps.

- Et Red ? »

Le poing gracieux se serra sur le combiné et le regard transparent se durcit encore.

« Oui, c'est vrai. Il n'était pas prévu au programme. Mais je ne pouvais pas prévoir qu'il…

- L'énoncé de tes erreurs et de ton incapacité ne m'intéresse pas. Règle le problème, tu entends ? Ou je m'occuperai de toi. »

Un frisson parcourut Lilian tandis que le téléphone raccrochait d'un claquement sec. Le regard translucide aux éclats d'acier tomba sur une photo de Red, en train de fendre une foule de journalistes, un bras en protection autour de Camus qui se dissimulait le visage et l'autre qui écartait les paparazzis sur leur passage. Une lueur de haine éclaira le regard transparent.

« Toi, je t'avais prévenu. Tu es mort... »

oOoOo

Le chauffeur s'arrêta et ralentit le long du trottoir, devant un hôtel discret et chic du centre de Paris. La masse de journalistes qui encombrait la chaussée l'empêchait de s'approcher davantage. Il hésita un instant, incertain de devoir rompre le silence tendu qui régnait dans l'habitacle, puis il jeta un regard dans le rétroviseur intérieur. Les deux hommes se regardaient toujours en silence, d'un bout à l'autre de la banquette arrière.

Son client, le journaliste blond assez connu qu'il avait emmené prendre le second, le roux aux cheveux longs, semblait abasourdi et venait de pousser un cri en lâchant l'autre. Que devait-il faire ? Il risqua un coup d'oeil sur le second jeune homme, qui ne quittait pas le blond du regard. L'avait pas l'air commode, celui-là… Quand ils étaient entrés dans son taxi, il avait commencé par frapper le journaliste, le frapper vraiment, en criant, en l'insultant, lui tirant les cheveux. Il avait même failli se garer pour les séparer ! Mais le blond n'avait pas répliqué, ne s'était même pas défendu. Alors il avait continué de rouler. Et puis le rouquin s'était calmé et le journaliste l'avait pris dans ses bras et lui avait caressé les cheveux en lui chuchotant des mots doux. C'est là qu'il avait compris.

Ils en étaient. C'était donc ça. Il réprima un frisson de dégoût. Bon, ce n'était pas ses affaires. Ils faisaient bien ce qu'ils voulaient, mais pas dans son taxi. Et puis les autres journalistes s'agglutinaient contre ses vitres.

« Red ! Red ! Êtes-vous allé le retrouver ?

- Êtes-vous avec lui, Red ?

- Qu'est-ce qui a changé, Red ?

- Vous êtes arrivés. Ça fera 75 euros tout rond.

- … Oui, tenez, gardez la monnaie. Écoute Aloïs, je… Je sais que tu te pose de nombreuses questions…

- Ça, tu peux le dire, en effet !

- Oui, je m'en doute. C'est mon hôtel. Ton appartement n'est plus suffisamment sûr, je te propose donc de venir avec moi. Les journalistes te laisseront tranquilles. Tu y seras en sécurité. »

Le rire bas et grinçant de Camus décontenança Milo encore un peu plus. Les yeux d'ambre rouge du jeune homme semblaient le transpercer et le clouer sur place.

« Bien entendu ! Je serai en sécurité ! Dans ton hôtel ! Dans ta chambre, même ! Mais tu te fiches vraiment de moi !

- Aloïs, je…

- Je m'appelle Camus ! Et j'en ai assez, tu m'entends, assez d'être ta marionnette !

- Attends, tu n'y es pas…

- Ah non ? Tu ne voulais pas « un alibi » ? Une « love affair » ? Cela ne va pas exactement dans ton sens toute cette merde ?

- Au début, c'est vrai, mais…

- Mais maintenant ça suffit je te dis ! Alors à présent, c'est moi qui vais décider ! Et pour commencer, puisque je n'ai plus le choix, j'accepte de te suivre dans cet hôtel, mais pour que nous y jouions cartes sur table. Tu vas tout me dire, Milo, tu entends. Allez, descends de cette voiture et fraie-nous un passage ! »

Et sans attendre, Camus ouvrit la porte de la voiture. Aussitôt, les flashs crépitèrent et il dut détourner la tête avant de la relever fièrement et de darder à nouveau son regard à la teinte si particulière droit sur les objectifs avec une assurance froide et hautaine que Milo admira. Le photographe contourna la voiture et rejoignit le jeune homme déjà en butte aux questions insistantes et intrusives de certains de ses confrères. Puis ils entamèrent leur progression sans desserrer les lèvres vers l'entrée de l'hôtel. Le portier vint à leur rencontre pour les aider à pénétrer à l'intérieur et se mettre à l'abri. Les journalistes furent forcés de rester dehors.

Camus se retourna et poussa un long soupir de soulagement en apercevant la foule compacte sur le perron. Puis il se redressa et, d'un pas assuré et décidé, emboîta le pas à Milo vers les étages. Dans l'ascenseur, ni l'un ni l'autre n'ouvrit la bouche. Puis Milo le laissa patienter quelques instants dans le couloir avant de lui autoriser l'entrée dans sa chambre. Camus entra, jeta un regard curieux alentour vite déçu. Ce n'était qu'une chambre d'hôtel, élégante mais impersonnelle. Il s'assit sur le lit, tandis que Milo allait se réfugier dans l'embrasure de la fenêtre.

Les deux hommes se regardèrent longuement en silence. Assis sur le lit, bras et jambes croisées, Camus regardait Milo avec détermination. Le jeune homme détournait régulièrement les yeux sous son regard fixe. Mais Camus attendait résolument. Il voulait absolument savoir. Milo lui devait des explications ! Pourquoi s'était-il déguisé ? Pourquoi ces deux noms : son nom et ce nom d'emprunt ? Pourquoi deux expositions ? A moins que Milo soit un autre nom de plume ou de photo ? Que ce ne soit encore pas celui-là son vrai nom ? Combien de noms et de visages possédait cet homme ? Il voulait la vérité ! Concentré, il attendait.

Milo se passa la main dans les cheveux, cette incroyable crinière de boucles d'or. Ça, apparemment, c'était bien sa véritable apparence, au moins. Il avait tiré dessus lors de leur lutte dans le taxi. Camus poussa un soupir. Plutôt il avait tiré sur les boucles de Milo quand il l'avait frappé dans le taxi, car le photographe ne lui avait rendu aucun coup et s'était contenté d'esquiver ou d'adoucir les coups les plus violents… Cela ne lui ressemblait pas, une telle violence… Il leva les yeux sur l'homme face à lui, détaillant sa silhouette, à contre jour. Les courbes des muscles fermes, l'éclat doré de la peau, l'eau translucide du regard… La chaleur monta aussitôt en lui. Un nouveau soupir lui échappa. Cela non plus, ça ne lui ressemblait pas…

On frappa à la porte, les faisant tressaillir tous les deux en même temps. Camus réprima un léger sourire. Au moins, ils étaient tous les deux aussi tendus l'un que l'autre apparemment. Une voix s'éleva à travers la porte, étouffée par le montant de bois. C'était le service d'étage. Milo avait l'air presque soulagé que l'on vienne interrompre ce face à face où aucun mot n'était prononcé. Il régla la transaction et remercia le serveur, puis il revint avec un plateau contenant de l'alcool et des sandwichs avec des fruits.

« J'ai pensé que tu voudrais te restaurer, peut-être... »

Camus darda un regard peu amène sur lui et ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Milo abandonna le plateau sur une petite table, près du lit et se servit un verre d'alcool. Puis il regagna l'embrasure de la fenêtre et lui lança un regard hypnotique hésitant, en coin, avant de boire une rasade d'alcool. Camus décroisa les bras et se tourna franchement vers Milo.

« Bien. Je crois que j'ai été assez patient. Tu me dois des explications, je pense, Milo. »

Il accentua le nom, exprès. Milo cilla et marqua le coup.

« Si, bien entendu, Milo est ton nom et non encore un visage et un nom d'emprunt…

- C'est mon nom. Celui que mes parents m'ont donné et que je n'utilisais plus depuis très longtemps.

- Alors pourquoi l'avoir repris pour cette exposition ? Et pourquoi l'avoir quitté ? Tu ne l'aimais pas ? Je peux comprendre…

Aloïs, Aloïs, enculé par l'équipe de tennis ! Aloïs, Aloïs, j'ai attrapé la chaude-pisse !

« Oui… Je peux comprendre ça…

- Non. J'aimais ce nom. Mais ils me l'ont enlevé quand…

- Quand ?

- Quand j'ai été adopté, à six ans.

- Oh… Mais c'est cruel de priver un enfant de ce repère. Pourquoi tes parents adoptifs ont-ils fait cela ? »

Le rire sans joie, grinçant, de Milo le prit au dépourvu. C'était un rire en pleurs qui le mit profondément mal à l'aise.

« Je n'ai pas été adopté par des parents en fait. Plutôt par une... structure qui a… pris soin de moi et s'est occupé de mon… éducation.

- Je vois. Et pourquoi t'es-tu déguisé alors ?

- Parce que je voulais être quelqu'un d'autre pour cette exposition. C'était important pour moi. Quelqu'un d'autre que... Red... »

La voix veloutée s'était assourdie sur le nom. Presque comme si elle voulait le nier, le cracher, le jeter. Camus ouvrit de grands yeux sous la compréhension brutale qui s'imposa à lui, comme toujours sans explication et fondement autres que son intuition. Milo détestait Red. Il n'avait pas choisi de l'être, n'avait pas voulu le devenir. Il était prisonnier de ce nom, de ce personnage et de sa notoriété. Pourquoi ?

« Je voulais redevenir moi. Avant… Avant tout ça…

- Tout ça ?

- La célébrité. Les photos vides, juste bonnes à faire de l'argent. Les amants et les maîtresses d'un soir. »

Une piqûre vive transperça Camus. Il plongea en lui-même pour comprendre. Pourquoi cette dernière phrase de Milo lui causait-elle une souffrance si forte, presque physique ? Après tout, ce que celui-ci avait bien pu faire de sa vie ne le regardait pas… Alors pourquoi avait-il tout à coup envie de hurler, de frapper, de mordre ? Pourquoi avait-il envie de se ruer sur la porte de cette chambre pour la fermer à double tour et en jeter la clé ? Il savait pourtant. Il avait vu Red monter avec l'actrice. Il avait lu en cachette les articles qu'il avait pu trouver sur ce journaliste aux mœurs dissolues et à la beauté étourdissante qu'il avait admiré. Il savait. Mais alors Milo n'était qu'à lui quand Red était à tout le monde. Et voilà que soudain Milo et Red n'étaient qu'une seule et même personne et qu'il lui fallait faire face à cette terrible phrase et cette affreuse réalité. Le pourrait-il ? Le voudrait-il ?

Il releva le regard vers l'homme toujours dans l'embrasure de la fenêtre qui guettait son attention et croisa un envoûtant regard de mer d'été. Il se noya dans ces yeux translucides, à l'expression intense, à la couleur miroitante, hésitant entre le vert et le bleu. Et surtout, il fut submergé par une certitude immédiate, absolue et pénible.

Il décela une profonde tristesse et un dégoût terrible de lui-même chez Milo. Et il ne comprenait pas. Si le photographe n'aimait pas ce qu'il était devenu, pourquoi continuer ? Quelque chose semblait lui échapper. Sans savoir comment, comme toujours, Milo lui apparut prisonnier d'un destin terrible, incapable d'échapper à une effroyable machination, presque comme un pantin magnifique manipulé par une ombre menaçante. La scène effrayante lui apparut avec une netteté impressionnante et une précision insoutenable. Il secoua la tête et tout disparut. Oui, quelque chose lui échappait… Et apparemment Milo ne comptait pas lui expliquer davantage de choses : il s'était détourné et lui tournait le dos, absorbé par la rue baignée de pluie.

« Si « tout ça » te dérange, tu n'as qu'à arrêter et exposer tes photos réelles, celles que tu aimes, celles qui sont si belles! »

Le rire de Milo lui déchira le cœur une nouvelle fois. Pourquoi était-il si triste ? Comme une marionnette brisée dont l'existence ne tenait plus qu'à un fil effiloché ?

« Ce n'est pas si simple. Je ne peux pas.

- Pourquoi ? Explique moi !

- Tu ne comprendrais pas. Et d'ailleurs je ne veux pas que tu comprennes.

- Pourquoi tu ne veux pas m'expliquer les choses ?

- Pas toi. Je ne veux pas que tu saches.

- Pourquoi ? Je peux comprendre beaucoup de choses, tu sais.

- Non. Tu ne peux pas. Pas ça, je le sais.

Le silence retomba sur les deux hommes qui se regardaient intensément. L'expression des yeux de ciel d'été était intense, à nouveau, presque magique. Et triste, tellement triste. Camus frissonna profondément. Sa colère était tombée. Plus rien n'existait que ce puits de tristesse sans fond.

Qui était réellement Milo ?

oOoOo

Charis hurle. Brutalement le débris de porte qui les protégeait du monde extérieur a volé en éclats. Des bottes s'encadrent à présent dans le trou. Beaucoup de bottes de soldats. Milo attrape sa petite sœur et la jette derrière lui. Il essaie d'être brave et de faire face pour la protéger, mais il n'a que six ans, il a froid et il a faim. Et il a peur, tellement peur.

Une main surgit et l'attrape violemment. Il mord de toutes ses forces et l'homme pousse un hurlement. Deux autres mains le tirent du trou et le lancent à terre. Il se réceptionne mal sur les décombres. Du sang l'aveugle d'un seul coup. Il a dû s'ouvrir le cuir chevelu. Il a mal. Il entend Charis crier mais n'a pas le temps de se redresser qu'un coup de pied en plein ventre l'envoie rouler plus loin. Charis crie toujours et appelle son nom.

Et une main l'attrape par les cheveux et le met debout comme un pantin. La douleur est cuisante, comme si un milliard d'aiguilles lui piquaient la tête. Le sang l'aveugle et son ventre lui fait mal. L'homme qui le tient par les cheveux le lance au milieu des soldats avec Charis.

« C'est le fils et la fille d'Angelos et d'Irini.

- Tuons-les !

- Oui, tue-les ! Après tout les parents étaient nos opposants politiques !

- Mais les enfants sont innocents. »

Milo lève la tête. Parmi les larmes de sang qui coulent sur son visage, il aperçoit la silhouette et le visage d'un homme étrange. Son regard vert est grave et son visage est accusé, comme taillé à la serpe. Ses cheveux mi-longs, la forme de ses yeux et la couleur de sa peau font penser à un chinois : il en a vu un, une fois, à la ville avec papa. L'homme s'agenouille devant lui et essuie doucement le sang sur son visage avec sa manche.

« Nous devons les tuer ou le garçon reviendra se venger plus tard.

- Les temps ont changé. Nous ne sommes plus sous l'Antiquité où l'on éradiquait la descendance d'un ennemi pour éviter les représailles.

- Ça vous va bien de dire ça ! Ce n'est pas vous qui leur rendrez des comptes, à ces gamins.

- Eh bien si, ce sera moi. Je les emmène avec moi. Iéros se chargera d'eux. Allez, prends la main de ta petite sœur et viens avec moi. »

L'homme se redresse et tend la main à Milo. L'enfant la regarde avec suspicion, cette grande main rugueuse, abîmée de cicatrices.

« Où on va ?

- Loin d'ici. Il n'y a plus rien pour vous, ici, à présent. »

Milo baisse la tête tandis que son coeur se déchire. Il a la confirmation de cette douleur insupportable qui ne le quitte pas depuis des heures. Ils n'ont plus de papa ni de maman. Charis, du haut de ses quatre ans, regarde son grand-frère, apeurée, sans bouger.

« Allons, viens maintenant. Comment t'appelles-tu ? Et ta sœur ?

- Je m'appelle Milo. Et elle, c'est Charis. Et vous, monsieur ?

- Je m'appelle Dohko. »

oOoOo

« Comment va-t-on faire ? Pour dormir, je veux dire.

- Tu n'as qu'à prendre le lit. Je vais dormir sur le sol.

- Sur le sol ? Mais…

- Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude. En Syrie, je ne dormais pas dans un bon lit, tu t'en doutes.

- Oui, sans doute, mais…

- Quoi ? Tu es déçu ?

- Dans tes rêves ! Bonne nuit ! »

Milo esquissa un léger sourire en entendant le froissement vexé des draps du lit et le clic d'extinction de la lampe de chevet. Il avait bien cherché la réponse cinglante qu'il avait reçue, mais il appréciait beaucoup le tempérament d'Aloïs, il devait bien l'avouer. Il s'appliqua à feindre une respiration calme et guetta celle de son voisin de chambre. Aloïs mit un certain temps à s'endormir. Sa respiration ne se calma et n'indiqua un sommeil paisible qu'une bonne heure plus tard. Aussitôt, dans le noir de la chambre, en silence, Milo s'habilla et quitta la pièce. Il descendit rapidement par l'escalier pour ne croiser personne et prit la sortie de derrière. Quand il fut sûr d'être assez loin de l'hôtel, il héla un taxi de nuit.

« Au Silencio, s'il vous plaît.

- Tout de suite, monsieur. »

La voiture remonta le boulevard Sébastopol avant de bifurquer vers le second arrondissement et de remonter par la rue du Louvre, puis la rue Montmartre. Elle s'immobilisa devant une porte imposante avec un simple néon bleu portant le nom du club. Milo descendit, régla la course et frappa à la porte. Celle-ci glissa et s'ouvrit en deux et un videur impressionnant, en smoking, inspecta le photographe des pieds à la tête avant de se tourner vers son collègue, moins spectaculaire, en retrait, qui hocha la tête avec un sourire appréciateur.

« C'est bon, monsieur, vous pouvez entrer, avec plaisir. Passez une excellente soirée. »

Milo les salua et leur glissa un billet, puis il prit un long couloir éclairé par des néons de couleur qui produisaient une ambiance lumineuse étrange, comme sortie d'un film de science fiction aux effets spéciaux psychédéliques. Il arriva enfin dans la salle d'un club hype, éclairée avec des néons bleus, aux murs décorés de briques recouvertes de feuilles d'or. Au fond de la pièce se trouvait un bar en bois sculpté avec de vieux tabourets comme dans les vieux bars de l'ouest américain lors de la ruée vers l'or. L'alliance des deux atmosphères produisait un décalage puissant et plongeait le visiteur dans une impression onirique.

A l'entrée de la salle, Milo balaya les hommes et les femmes présents du regard. De nombreux yeux rencontrèrent les siens et bon nombre lui transmirent une franche invitation. Mais soudain, il sembla se décider et sans hésitation se dirigea vers le bar et s'assit sur l'un des tabouret de bois, aux côtés d'un jeune homme vers lequel il se tourna avec un sourire éclatant et séducteur.

« Je vais prendre la même chose que ce que boit monsieur. Ça a l'air délicieux.

- Ça l'est, vous pouvez y aller sans crainte.

- Me voilà donc rassuré, je vous remercie. Je me présente, je suis…

- Red, je le sais, je vous ai reconnu.

- Oh, je suis flatté, vraiment. Puis-je vous offrir un verre en remerciement de votre aide, monsieur ?

- Avec plaisir. Je m'appelle Io Rojas. Je suis enchanté de faire votre connaissance, Red. »

oOoOo

Chapter Text

Au bar du Silencio, dans l'ambiance colorée par les néons, deux jeunes hommes étaient absorbés par leur conversation. Par moment l'un d'eux faisait signe au barman, qui leur servait à nouveau un verre d'alcool multicolore, puis ils replongeaient dans les yeux l'un de l'autre, souriant des lèvres, des yeux, de toutes les fibres de leurs corps, de ce sourire de connivence qui est un consentement. Aussi lorsqu'ils se levèrent ensemble et partirent l'un derrière l'autre, le barman ne fut pas surpris. Pas le moins du monde. Ces deux-là se tournaient autour depuis près d'une heure et il ne faisait pour lui aucun doute sur l'issue de la soirée – et de la nuit – qu'ils allaient à présent passer ensemble.

Dans le couloir underground qui menait du bar jusque dans la rue, Io attrapa Milo par le bras et le plaqua contre le mur. Le corps du jeune homme d'affaire était étonnamment musclé et visiblement il lui plaisait. Beaucoup à ce qu'il sentait contre lui. Parfait. Les choses jusque là se déroulaient comme prévu. Ouvrant la bouche, il rendit le baiser avec un savoir-faire consommé. Après tout, il embrassait comme il respirait, non ? Autant que cela serve...

Io s'écarta le souffle court, les yeux brillants.

« Viens. On va chez moi.

- Comme tu veux. »

Milo retint un sourire de triomphe. Il avait atteint son but, encore une fois avec une facilité déconcertante. C'était presque trop facile…

Dans le taxi qui les emmena vers le luxueux appartement terrasse de la rue Richelieu, ils ne prononcèrent pas un mot, mais Milo sentait la jambe d'Io glisser lentement contre la sienne. Visage tourné vers la rue, il souriait doucement. Il avait gagné l'accès à son angle de tir pour le lendemain.

Le taxi se gara devant une façade d'immeuble haussmannienne élégante et raffinée, parfaitement entretenue. Io sonna et un portier vint ouvrir en s'inclinant. Il ne fit aucun commentaire en voyant Milo lui emboîter le pas mais se contenta de les guider vers l'ascenseur discret, un peu plus loin. Celui-ci s'ouvrit au dixième étage sur un léger tintement et Milo admira le palier, de marbre clair et de bois sombre, sobre mais d'un goût certain.

Il n'y avait une seule porte sur le palier. L'appartement d'Io, que celui-ci ouvrit avec une clé étoilée renforcée, puis il s'effaça pour laisser son invité le précéder. Milo pénétra dans un luxueux duplex, aux pièces immenses, meublées avec soin et dans un style minimaliste bien que visiblement aux meubles hors de prix. Aux murs, des toiles abstraites, de maîtres et originales, de ce que le jeune homme put en juger en un coup d'oeil, tranchaient avec la blancheur aseptisée du reste des pièces.

Immédiatement, l'oeil exercé du sniper repéra l'immense terrasse qui ouvrait sur la rue Richelieu et au loin, dans une minuscule fenêtre de tir basse, sur l'entrée de l'hôtel Drouot. Ce serait très serré comme angle de tir, en effet, même pour lui. La distance, l'angle, la foule, le timing. Là pour le coup, l'enjeu et le défi étaient énormes. Un frisson d'excitation le parcourut. Un défi à sa mesure, pour une fois.

Cette mission était vraiment particulière. L'une des plus spectaculaires de sa carrière, sans aucun doute.

Un visage merveilleux de porcelaine délicate aux grands yeux d'ambre rouge et aux incroyables cheveux de vif argent rouge sombre se superposa en filigrane sur la rue éclairée par les lumières de la nuit.

Et la plus belle de toutes, indéniablement.

Un corps musclé se coula contre le sien et deux bras le ceinturèrent. Une pression désagréable vint brutalement se plaquer contre ses fesses et un souffle chaud et court résonna dans son cou. Des lèvres avides fondirent sur sa nuque et une voix à l'accent étranger chuchota avec urgence contre son oreille.

« La chambre est à l'étage. »

Et le visage magnifique vola en éclats sous le vent violent et sordide de la réalité qui se pressait derrière lui. Milo redescendit brutalement sur terre et reprit son souffle d'un seul coup, comme sonné après un coup. Les caresses d'Io se faisaient plus précises et intrusives et soudain elles lui parurent insupportables. Il se retourna en se forçant à sourire à l'homme qui commençait à le déshabiller.

« Ça ne te dirait pas, un dernier verre ? Il y a une vue incroyable de cette terrasse.

- Je la vois tous les jours. J'ai plutôt envie d'une autre vue. Mais on peut le faire ici, ça ne me dérange pas, au contraire.»

Et les mains d'Io repartirent de plus belle à l'assaut de ses vêtements. Sa chemise était déjà tombée au sol et son pantalon la rejoindrait bientôt au train où le Chilien y allait. Les mains hâlées le parcouraient sans douceur, s'appropriant son corps et Milo sentait un puissant dégoût s'emparer de lui. Il était surpris : Io était un très beau jeune homme et en général, cela lui suffisait pour réussir à coucher sans souci avec ses cibles. Mais là, il ne comprenait pas. Pour la première fois, l'aspect esthétique ne suffisait pas. Au contraire, alors que son partenaire était l'un des plus beaux qu'il ait pu avoir depuis longtemps, il n'avait qu'une envie : le repousser violemment et s'enfuir.

Et il ne pouvait pas. C'était le boulot. Il devait le faire. Les choses étaient graves.

Mentalement, Milo se secoua et tenta de s'extraire de cette aversion profonde qui le faisait se rétracter sous les caresses d'Io et de s'impliquer physiquement. Il se mit également à le déshabiller et le caresser et bientôt il furent nus, tous les deux.

Mais Milo gardait désespérément la tête froide et son corps refusait obstinément de lui obéir et se cabrait de plus en plus sous les attouchements de plus en plus exigeants d'Io. Celui-ci allait immanquablement finir par s'en rendre compte…

Mais au moment où le jeune Chilien le renversa sur le vaste canapé de cuir et le surplomba, Milo comprit. Avec force, surgi des profondeurs de son être, une image s'imprima en lui. Celle d'un jeune homme sublime aux yeux fermés poignants, aux lèvres tremblantes et qui pourtant s'ouvraient toutes seules, aux jambes écartées devant lui et pourtant à l'être qui se refusait de toute ses forces.

Aloïs.

Il avait tout changé.

Il l'avait changé.

Lui également refusait les autres, tous les autres. Sauf lui. Aloïs…

Le consentement et sa force invincible…

D'un geste précis et puissant, il écarta Io, se dégagea et se redressa.

« Ça alors… Red qui recule, je ne l'aurais jamais cru. Alors comme ça tu n'es qu'un vulgaire allumeur ? Très bien. Mais claque bien la porte derrière toi et oublie mon adresse, surtout. »

Le Chilien se détourna avec un geste d'humeur et attrapa son pantalon. Milo sentit un intense sentiment de détresse l'étreindre. La mission ! Il ne pouvait pas faire cela ! Il n'était pas libre.

Survivre. Pour deux. Il l'avait promis.

oOoOo

Le voyage depuis le Kosovo a été fatigant, surtout pour Charis. Milo a pris sur lui, car il est plus grand, mais ses yeux se ferment tous seuls dans la jeep qui les secoue sa petite sœur et lui. Le Chinois – c'est ainsi que Milo appelle Dohko dans son for intérieur – a été gentil avec eux. Il les a protégés, nourris et habillés. Les autres voulaient les tuer, mais lui les a défendus et il les emmène à présent vers leur nouvelle maison.

Milo n'a pas bien compris de quoi il s'agissait au juste, mais Dohko lui a bien dit de faire ce qu'on lui disait et de ne pas poser de problème car « ces gens-là ne plaisantent pas, Milo, tu as compris ? »

Soudain, la jeep s'arrête et des voix retentissent dans une langue inconnue. Les lampes torches trouent la nuit et on les descend de la voiture sans ménagement. Charis pousse un petit cri et Dohko intime à Milo l'ordre de s'occuper de sa petite sœur et de veiller à ce qu'elle ne fasse aucun bruit, surtout.

Puis on les entraîne. Ils traversent une sorte de forteresse faite de plusieurs pièces différentes reliées par des escaliers, beaucoup d'escaliers, un peu comme une sorte de palais, ou de sanctuaire, et ils arrivent dans une grande pièce où se trouve un homme inquiétant. On ne le voit pas très bien car il est assis sur un siège de pierre dans l'ombre, à moitié caché par une tenture et il porte un masque mais il est très grand. Il fait peur. Milo frissonne et Charis a un hoquet et frémit contre lui. L'homme parle. Sa voix est très grave, presque caverneuse, à cause du masque.

« Qu'est-ce que cela signifie, Libra ? Qui sont ces enfants ?

- La mission a été accomplie. Ce sont les enfants de la cible.

- Que font-ils ici dans ce cas ?

- La faction politique rivale voulait les tuer.

- Et alors ?

- Alors ce sont des enfants. Ils sont innocents.

- Je m'en moque complètement.

- Pas moi. »

La voix de Dohko s'est durcie comme la pierre, comme la cascade puissante qui gronde en tombant sur la roche. L'homme assis sur le trône se redresse et se lève, se fait plus menaçant.

« Attention, Libra. Oserais-tu me défier ?

- Loin de moi cette idée. Mais le code moral de l'ombre existe : pas d'enfant.

- Ah oui, le code moral de l'ombre.

- Vous avez tort de vous en moquer : c'est en le respectant qu'on gagne le respect de ses hommes et leur fidélité. Ce n'est pas par la violence et la peur que l'on assoit un pouvoir légitime.

- Tu me fatigues avec tes maximes d'un autre âge ! Tu veux la vie de ces enfants ? Très bien ! Je te l'accorde. Prends-la. Mais tu te rendras compte que tu ne leur as pas forcément rendu le service que tu crois. »

Le ton de l'homme masqué s'est fait plus guttural et il a actionné un cordon à sa gauche. Un homme entre et s'incline.

« Votre Majesté ?

- Prenez la gamine et emmenez-la avec les esclaves.

- NOOOON !

- Libra, attrape le gosse et tiens-le fermement. Tu l'emmèneras aux baraquement des apprentis. Il rejoindra le programme. Autant qu'il serve à quelque chose maintenant qu'il est là.

- Charis ! Charis !

- Miloooo ! Milo ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! »

Deux hommes entraînent Charis qui hurle et se débat en pleurant, mais elle est si petite… Sa résistance est si dérisoire… Milo se débat à son tour contre les mains solides de Dohko qui le retient fermement. Il est en colère, tellement en colère contre ces hommes qui lui ont tout pris : son père, sa mère, sa sœur, toute sa famille, sa vie…

« Eh bien, Libra, n'es-tu pas satisfait ? Les gosses ont la vie sauve. Bon, la gamine devra travailler dur pour gagner sa croûte et quand elle aura l'âge si elle n'est pas trop vilaine, on verra à… l'apprécier. Et le gamin a une chance sur vingt de survivre à son entraînement, mais c'est mieux que rien, non ? »

Milo se fige d'horreur. Il n'a pas bien tout compris, mais la poigne de Dohko qui se resserre sur ses petites épaules à lui faire mal suffit à le convaincre que le sort de Charis et le sien sont suffisamment horribles pour mettre le gentil Chinois dans tous ses états.

L'homme masqué semble très satisfait de lui et se dresse de toute sa taille face à Dohko. Milo est sûr qu'il sourit, peut-être même qu'il rit sous son affreux masque. Et soudain, tout devient clair, il sait ce qu'il doit faire. Il desserre les mains de Dohko sur lui et du regard lui enjoint de le laisser faire, puis il s'avance vers le personnage cruel en face de lui. Les deux hommes le laissent faire. Après tout, il n'est qu'un petit garçon de six ans, sans force. Il n'est rien, face à eux.

Il se campe face au monstre et le regarde bien en face, de ses grands yeux d'eau claire miroitant à mi chemin entre le vert et le bleu et lui lance de sa voix cristalline d'enfant :

« Et si je relève le défi. Si je survis et que je prends cette chance sur vingt dans votre entraînement pour devenir votre marionnette, est-ce que vous laisserez ma sœur tranquille ? »

L'homme masqué marque un temps d'arrêt, surpris par cet enfant à la beauté lumineuse qui se dresse ainsi contre lui, assuré, sans crainte. Puis il répond gravement.

« Te rends-tu compte de ce que tu promets ?

- Oui, parfaitement. Je survivrai et je vous appartiendrai. Je le promets.

- Très bien. Alors si tu survis et si tu me sers, je laisserai ta sœur tranquille et je prendrai même soin d'elle, je te le promets également et Libra, ici présent, en sera le témoin.

- Vous en prendrez soin ?

- Je l'enverrai loin d'ici dans un bon pensionnat pour jeunes filles. Elle recevra une bonne éducation et aura une vie normale. Elle pourra trouver un travail, se marier et avoir des enfants. Tu as ma parole. Une vie pour une vie. Telle est la loi de l'ombre. Marché conclu ?

- Marché conclu. »

oOoOo

Le dégoût intense, difficilement soutenable, lui étreignit la gorge et coula dans son ventre tandis qu'il posait la main sur l'épaule d'Io et le tournait vers lui avec un sourire. Au visage du jeune homme se superposa un autre, aux magnifiques yeux d'ambre rouge et aux cheveux de mercure incandescent. Mais il le chassa rapidement. Il n'avait plus le droit de penser à ce visage-là. Il ne s'appartenait plus, depuis si longtemps déjà. Sa vie était à une machine implacable, qui le broyait doucement et finirait sans doute par l'anéantir.

Mais Charis serait sauvée. Il aurait tenu sa promesse faite à maman. Sa promesse de grand-frère, sa promesse d'enfant.

« Allons pourquoi dire des choses blessantes inutiles ? Reprenons où nous en étions. Je suis d'humeur, finalement. Pas toi ? »

Il ferma les yeux en rendant le baiser et en s'allongeant docilement à nouveau sur le canapé. Pourtant le poids attendu sur son corps ne vint pas immédiatement et il les rouvrit, étonné. Io, les yeux mi-clos le contemplait, immobile. Dans l'obscurité, son visage était impénétrable et son expression indéchiffrable. Mais son regard n'était ni passionné, ni bienveillant et Milo s'étonna de son attitude. Il semblait presque étreint de dégoût, lui aussi.

Puis d'un geste sec, presque brusque, il s'empara de ses genoux, qu'il écarta presque violemment, se plaçant entre ses jambes. Il se pencha sur lui, s'arrêtant à mi-chemin, en appui sur les mains, de chaque côté de son visage.

L'aversion tordit et souleva l'estomac de Milo mais il n'en laissa rien voir et se força au contraire à sourire à l'homme qui s'apprêtait à le posséder. L'effort lui parut quasiment surhumain. Un pauvre sourire… C'était le bout de ses forces. Il ferma à nouveau les yeux, horrifié de les sentir s'humidifier légèrement sous le regard toujours indéchiffrable d'Io. Son souffle se faisait de plus en plus difficile dans sa gorge qui se nouait sous la nausée. Il se sentait presque défaillir.

Et Io ne bougeait toujours pas, semblant surveiller ses réactions, guettant ses gestes. Milo ne comprenait pas ce qui se passait, pas du tout. C'était la première fois qu'un de ses plans cul se déroulait de cette façon étrange. Mais c'était aussi la première fois qu'il réagissait, lui, de cette manière.

Puis soudain, le corps du Chilien s'abattit sur le sien, le clouant au canapé. Il eut un haut le coeur de dégoût qu'il ne put retenir en sentant la force du désir d'Io contre lui et s'attela à museler les autres réactions d'aversion de son corps qui auraient pu le trahir.

Il tourna la tête, ferma les yeux avec force et serra les lèvres dans l'attente de ce qui allait suivre. Il savait. Il l'avait fait des centaines de fois. Et pourtant cette fois, il avait l'envie de vomir chevillée au corps. Sous ses paupières obstinément baissées, le visage d'Aloïs qui lui souriait, nuancé de mille facettes, et celui, lointain et mangé par le temps, de Charis, l'accompagnaient et le soutenaient tandis qu'Io le possèdait dans un râle de plaisir.

Au fond, bien à l'abri, derrière la façade brillante et le bleu limpide et translucide de ses yeux enchanteurs, Red pleurait ses larmes invisibles, une fois de plus.

oOoOo

« Tu es sûr que tu ne veux rien boire ?

- Non, je te remercie. Je dois rentrer avant que les autres ne reprennent la planque devant mon hôtel.

- Ah oui, la « love story » avec ce serveur. C'est vrai, cette histoire ?

- Bien sûr que non, enfin. Tu as oublié à qui tu parles ? »

Milo ébaucha vaillamment un sourire crâneur. Que c'était dur de sourire et de plaisanter sur Aloïs… De plus en plus dur, en fait. Quand était-ce devenu si difficile ? Il ne s'était rendu compte de rien. Il ne s'était pas méfié, trop sûr de lui et certain de tout maîtriser, de tout planifier à la perfection et voilà où il en était rendu… Lui… Il n'arrivait même plus à donner le change pour son alibi lors d'une mission. Il était tombé bien bas… Il secoua la tête, comme quelqu'un qui a fait un rêve et s'éveille soudain.

Un alibi pour une mission ? Aloïs ? Allons, il lui fallait être plus honnête avec lui-même sur ce coup : cela faisait bien longtemps qu'il était devenu bien plus que cela. Infiniment plus. Et après la nuit dernière, il ne pouvait plus se voiler la face… Pour la première fois de sa vie, une autre personne comptait à ses yeux, autant que Charis. Une autre personne pour laquelle, il aurait donné sa vie sans aucun doute.

Etait-ce cela, être amoureux ?

La pensée le frappa comme une balle, il faillit pousser un cri. Que venait-il de penser ? Amoureux ? Lui ? Allons ! C'était ridicule ! Il ne pouvait pas être amoureux ! Quand on était amoureux, on ne faisait que penser sans cesser à l'autre… On voulait toujours être avec l'autre, le voir, le toucher… On voulait découvrir son univers… On voulait le protéger… On ne voulait être touché que par lui… On ne voulait lui faire aucun mal, même pour son propre bien…

Milo se mordit la lèvre nerveusement à l'évocation de tous ces "symptômes" qui résonnaient étrangement en lui avec ses actes de ces derniers jours. Mais alors...

Il était amoureux ? Lui ? C'était possible ?

Les bras d'Io l'enlacèrent doucement par derrière et Milo se tendit. Il devait absolument maîtriser les réactions de son corps ou le Chilien se douterait de quelque chose. Et il avait encore besoin de lui pour ce soir. Mais il se sentait si dérouté et plongé dans un tel état d'esprit tourbillonnant et dangereux... Il devait s'échapper avant de faire une faute. Et vite.

Mais avant il lui fallait obtenir son laissez-passer pour ce soir, ou tout cela n'aurait servi à rien. Il se gifla en pensée, se retournant dans les bras d'Io. Allez, Red, au travail. Museler ce frisson d'aversion pur qui allait le trahir, cet éclat d'hostilité dans l'eau de son regard. Voilà. Sourire. Allumer la tendresse et la grâce. Il savait faire. Il l'avait fait un millier de fois. On lui avait bien appris. Allez, Red, la jolie poupée obéissante, fais-le. Pourquoi était-ce si dur, à présent ? Qu'est-ce qui résistait autant, maintenant ?

Io lui prit le menton et lui tourna le visage vers lui pour le regarder dans les yeux. Il détourna la tête, encore. Il ne fallait pas qu'il fasse cela ! Ce n'était vraiment pas bien. C'était grave, même. Il n'y arrivait plus du tout. Il ne savait plus donner le change comme avant. Son masque cruel se fendillait de plus en plus. Bientôt il serait nu, vulnérable… Et alors ? Que se passerait-il ? Qu'arriverait-il ? Pour Charis ? Pour Aloïs ? Pour lui ? C'était très grave… Milo eut un frisson qui courut le long de sa colonne vertébrale sur l'or fauve de sa peau et se perdit dans ses reins. Pour la première fois, il avait peur. Est-ce que la découverte de l'amour signerait la fin de ses prodigieuses capacités dans le monde de l'ombre ?

« Eh bien ? Pourquoi cette histoire alors ?

- Pour la pub. Il faut bien faire parler de soi, rester dans le coup. Mon agent trouvait que j'avais un peu trop l'air « sans coeur » et voilà.

- Sans coeur ? C'est amusant… Je ne dirai pas ça.

- Que veux-tu dire ?

- Oh là, pas la peine de prendre cet air dangereux. Que du bien, je t'assure. Tu m'as… surpris. Je pensais que tu serais plus… dur. »

Milo tressaillit sous la réflexion dite d'une voix légèrement amusée. C'était extrêmement grave. Même un gars rencontré la veille comme Io s'en rendait compte. Il se mordit les lèvres, son regard se voila. Comment faire ? Comment continuer ? Comment accomplir sa mission maintenant ? Le risque d'un échec était de plus en plus grand. Un gouffre béant, vertigineux, s'ouvrait sous ses pieds. Son monde se désagrégeait à toute vitesse, de toutes parts. Même lui semblait se dissoudre et disparaître. Plus rien n'était reconnaissable ni assuré.

Il se détourna, saisit sa veste et posa la main sur la poignée. Les mots lui écorchèrent les lèvres mais il devait les dire.

« J'ai passé un moment merveilleux avec toi. J'ai… adoré.

- Mmmh, moi aussi, je t'assure. Bien plus que prévu.

- Est-ce que tu acceptes qu'on se revoie ?

- Oh, je suis très flatté, vraiment. Mais avec un très grand plaisir, bien entendu.

- Que fais-tu ce soir ?

- Mais je te vois, évidemment. Chez moi ? 19 heures ?

- C'est parfait. Je m'en fais une joie. A ce soir. »

Rendre le baiser avec un sourire. Ne rien montrer. Le soulagement autant que le dégoût se partagèrent son être. Il avait réussi. Encore une fois. Peut-être la dernière. Il fallait vraiment songer à tirer sa révérence, mais comment ? Il ne voyait aucune issue… A moins que... Peut-être que Dohko pourrait l'aider... Après cette mission, s'il s'en tirait, il lui demanderait son aide pour sortir Charis des griffes d'Arès, même si Libra n'était plus vraiment en odeur de sainteté depuis la trahison d'Ariès. Apparemment le nouveau bras droit de l'ombre était Gemini. Et le moins qu'on puisse dire était que celui-là ne plaisantait pas !

Il se dégagea de l'étreinte d'Io avec un sourire et ouvrit la porte. Puis il s'enfonça avec soulagement dans le couloir luxueux, au marbre blanc et au bois sombre. La porte d'entrée se referma sans bruit.

Io demeura un instant immobile les yeux attachés sur la porte d'entrée qui venait de se refermer, perdu dans ses pensées. Puis à pas lents, il se dirigea vers la luxueuse cuisine d'acajou sombre et se servit une tasse de café. Il savoura quelques gorgées et se dirigea vers la terrasse et sa vue incroyable sur les toits de Paris. En avisant le superbe panorama, il eut un sourire sombre et portant la main à son oreille droite, il sembla se mettre à parler seul dans l'atmosphère vibrante de l'aube à peine naissante.

« Tout s'est bien passé. Mais je suppose que tu n'as pas pu t'empêcher d'écouter, comme d'habitude ? »

Un grésillement se fit entendre et une voix faible, comme sortie de l'oreille d'Io, retentit

« Voyons, tu couches avec Red, le journaliste le plus sexy des journaux à scandales, tu penses bien que j'étais aux premières loges, enfin. Pour ta sécurité, bien entendu.

- Bien entendu. Pour rien d'autre.

- L'homme superbe que tu viens de t'envoyer est aussi Scorpio, l'un des tueurs les plus efficaces de ces vingt dernières années. C'est un as du combat rapproché autant que du tir. Donc, oui, pour ta sécurité, il fallait que j'écoute. Tu le sais, c'est la procédure.

- Mouais. Je ne suis pas convaincu.

- Pas convaincu de quoi ?

- De ce côté « super tueur ».

- Pourtant, il ne semble plus y avoir aucun doute : les infos de la source ont été vérifiées et sont absolument fiables, tu le sais.

- Oui, oui, je ne dis pas que ce n'est pas lui.

- Eh bien ?

- Je ne sais pas. Je l'ai trouvé plus… humain que ce à quoi je m'attendais.

- Attention ! Ne tombe pas dans le panneau ! Tu sais ce que c'est, le boulot sous-couverture. Ne t'attache pas à lui.

- Tu vas en référer à Julian ?

- Évidemment. Encore une fois, c'est la procédure. Je suis ton agent de liaison. C'est mon boulot. Et je suis ton ami aussi. C'est mon devoir. Deux raisons d'en référer.

- Merci Sorrente.

- De rien. Va dormir. La nuit prochaine sera rude.

- Oui, sans aucun doute.

- Bonne nuit. »

oOoOo

Chapter Text

Les rues de la capitale française étaient encore vides et obscurcies par la nuit qui peinait à s'en aller. L'aube grise se levait lentement. Dans le taxi qui le ramenait à son hôtel, Milo somnolait, la tête appuyée contre la vitre. Il avait du mal à garder les yeux ouverts. La nuit avait été éprouvante. Il ne s'y était pas attendu... Ça ne lui était jamais arrivé en mission. Pas à ce point. Plus depuis l'entraînement… Il était vidé, physiquement et émotionnellement, comme s'il venait de livrer un rude combat.

Il n'émergea de sa semi léthargie que lorsque le taxi se rangea doucement le long du trottoir devant la façade discrète. Aussitôt quelques paparazzis tenaces bondirent et les flashs crépitèrent. Il tendit quelques billets au chauffeur, serra les mâchoires, mais ne dit et ne fit rien. Il se contenta de descendre et de passer entre eux sans leur répondre ou les regarder, en direction du porche. Il traversa le hall et appela l'ascenseur, trop las pour monter à pied. Arrivé devant la porte, il resta soudain immobile devant le battant, hésitant à le pousser, presque craintif de ce qu'il allait trouver derrière le montant de bois. Pour la première fois, il avait peur, tout à coup, du regard d'Aloïs sur lui…

Il inspira, puis ouvrit silencieusement la porte, retenant son souffle. La pièce était plongée dans le noir, habitée seulement par une respiration paisible. Apparemment Aloïs dormait encore, il n'aurait pas à l'affronter tout de suite. Ses épaules se relâchèrent sensiblement et il retint un soupir de soulagement. Avec la souplesse et le silence qui le rendaient indétectable en approche, il se glissa jusqu'au lit et se pencha doucement sur le jeune homme endormi.

Qu'Aloïs était beau… Abandonné au sommeil, alangui dans une pose troublante de sensualité innocente, ses incroyables cheveux de feu répandus en volutes sombres sur les draps blancs, il semblait une œuvre d'art, la composition d'un maître qu'il ne restait plus qu'à capturer. Fasciné, sans réfléchir, Milo sortit son portable de sa poche. Son réflex était trop loin. Le temps de l'attraper et d'en faire les réglages, il serait peut-être trop tard et le bel endormi se réveillerait… Tant pis ! La qualité ne serait pas au rendez-vous, mais il aurait au moins un vestige de cette vision féerique.

Le déclic de l'appareil du portable et son flash lui parurent trancher puissamment les ténèbres et le silence et il se crispa, dans l'attente du réveil du jeune homme endormi, mais Aloïs s'étira langoureusement rejetant les draps qui le recouvraient, se retourna et se rendormit, encore plus troublant dans cette nouvelle pose abandonnée et dénudée qu'auparavant. Milo sentit son ventre se nouer et irradier en même temps. Le désir et la chaleur qu'il avait vainement cherchés à ressentir dans les bras d'Io pulsèrent soudain et s'emparèrent de lui. Il se pencha en avant, surplombant le visage de porcelaine, ses boucles effleurant les paupières closes aux longs cils sombres. La bouche à demi ouverte dans le sommeil d'Aloïs l'hypnotisait.

Les battements de son coeur affolé lui semblaient raisonner très fort dans le silence ouaté de la chambre d'hôtel, seulement troublé par la respiration sereine d'Aloïs tandis qu'il poursuivait sa descente vers les lèvres tentatrices du jeune homme. La respiration apaisée d'Aloïs… Une respiration confiante... Milo se figea à une dizaine de centimètres. Confiante… Aloïs lui faisait confiance. A lui ? Lui qui l'avait blessé, humilié, embrassé de force ? Lui qui l'avait utilisé pour son alibi, qui s'était imposé dans sa vie et l'avait jeté en pâture aux paparazzis malgré ce qu'il savait des bleus de sa vie ? Lui qui venait de se salir dans les bras d'un autre homme ? Il se releva, se prit la tête entre les mains et se mordit la lèvre inférieure, secoué d'un rire amer et silencieux. Un autre homme ? Si seulement il n'y en avait eu qu'un ! Le rire fêlé s'accentua et secoua tout son corps, comme un tremblement.

Et soudain l'innocence et la beauté sous lui, la blancheur moirée de la peau immaculée lui furent insupportables. Il ne pouvait plus, n'en avait pas le droit. Il était indigne d'Aloïs… Pour la première fois de sa vie, il se rendait compte, de façon éminemment douloureuse, qu'il se sentait sale. Tellement sale qu'il n'osait même plus toucher à un être pur comme Aloïs. Son estomac se souleva et la nausée lui remonta dans la gorge. D'un bond, il s'arracha du lit et se jeta, éperdu, dans la salle de bain. Il devait se laver, débarrasser son corps de cette boue infâme qui le souillait depuis si longtemps. Il n'eut pas le temps d'arriver jusqu'à l'élégante douche italienne. Son estomac se tordit. Il parvint juste à temps à la cuvette des toilettes pour se pencher en catastrophe et vomir.

Il glissa à terre et s'essuya la bouche, le goût acre imprégné dans la gorge, l'estomac tordu par de puissants spasmes de dégoût. Lentement, avec des tremblements légers, il se releva et gagna la douche. Il ouvrit le robinet d'eau chaude et commença à se déshabiller avec des gestes automatiques, les yeux fixes et perdus dans le vague. Par moments des tressaillements le parcouraient. Il entra sous l'eau chaude, qui ne lui apporta aucun réconfort.

Des images se télescopaient de plus en plus vite sous ses paupières à demi fermées. Le rire dérisoire et brisé monta à nouveau et ses yeux le piquèrent. Sous l'eau qui tiédissait de plus en plus, il ne sut pas si ses larmes coulaient véritablement.

Enfin.

oOoOo

« Toi, Scorpio. Tu vas changer d'identité. On va te donner une couverture efficace.

- Pourquoi ?

- Tu n'as pas encore appris à ne pas poser de question inutile ? »

Milo réprime le gémissement de surprise et de douleur. Arès l'a saisi par les cheveux, violemment, et le tire brutalement derrière lui. Il l'entraîne, sans se soucier de la douleur, vers son bureau, puis le lâche brusquement, comme une chose dont il a cessé d'avoir l'utilité.

« J'ai parlé à tes instructeurs, gamin. Tu es doué. Très doué. Pour le combat. Pour l'approche silencieuse et l'observation. Et plus que tout pour le tir de précision longue-distance. »

Sa foutue acuité visuelle… Milo se mord la lèvre inférieure au sang. Le goût âcre lui coule dans la gorge. Il le savait. Ça ne pouvait que lui apporter le malheur dans cette saleté d'organisation.

« Ça tombe très bien, j'ai besoin d'un tueur efficace et invisible. »

Voilà. Il en était sûr. Le sang appelle le sang. Et depuis la mort de ses parents et le pacte avec ce diable d'Arès, le sang est sur lui.

« Alors j'ai décidé que tu irais à présent sur le terrain. Ta formation au combat est terminée. Mais en te faisant venir, je ne m'attendais pas à ce que je découvre, je l'avoue... »

Milo relève la tête, aux aguets. Il n'aime pas du tout le ton traînant de la voix grave, derrière le masque. Un ton plein de sous-entendus et admiratif en même temps. Un ton qu'il a déjà entendu dans la bouche de certains de ses instructeurs et qui lui a valu quelques déconvenues. Un regard complaisant sous la douche, un homme nu qui lui barre le passage en se masturbant, un baiser violent dont il s'est défait grâce à ses qualités de combattant.

« Quel âge tu as, à présent ?

- Seize ans, Majesté.

- Mmh, le bel âge… Je crois qu'on va pouvoir se servir de ça pour te rendre encore plus mortel. »

En prononçant cette phrase, Arès s'est approché de lui et a attrapé une mèche de ses cheveux, qu'il fait glisser lentement entre ses doigts. Sa voix s'est assourdie et n'est presque plus qu'un murmure. Et soudain, Milo a peur. Effroyablement peur. Il recule de deux pas. Et Arès se met à rire, d'un rire bas effrayant. Le rire terrible d'un monstre qui sait que sa victime ne peut lui échapper. Le ventre de Milo se creuse et se soulève et il a soudain envie de vomir. Sa gorge se serre et l'air de sa respiration ne passe plus très bien. Il recule encore. Arès ne bouge pas. Il continue de rire, de ce rire bas, presque murmuré, qui le terrifie encore plus.

« Déshabille-toi. »

La panique le submerge. Il jette un regard de détresse autour de lui, à la recherche d'une issue qui n'existe pas. La voix d'Arès se fait veloutée, presque soyeuse.

« Déshabille-toi et allonge-toi sur ce bureau. Ou je fais chercher ta sœur dans le pensionnat où elle se trouve. Quatorze ans, pour une fille, c'est parfait. Et si elle est seulement moitié aussi belle que toi, j'en tirerai beaucoup de plaisir. »

Son estomac se soulève et Milo repousse avec peine le goût puissant et affreux de la bile dans sa gorge. Il n'a aucun choix, il le sait. Il a pactisé avec le diable, il y a longtemps déjà. Il ne s'appartient plus. Il baisse la tête, ses yeux le piquent. Il refoule avec une peine immense les larmes qu'il sent poindre. Ce sera sa seule fierté. Il ne pleurera pas, il ne pleurera plus. Plus jamais. Si ses larmes doivent couler, personne ne les verra. Elles seront invisibles désormais.

Ses vêtements tombent à terre. Il se couche sur le bureau.

« Écarte les jambes. »

Arès se penche sur lui.

Il ferme les yeux. Le poids l'écrase sur le meuble ouvragé. La douleur l'envahit. Les halètements de l'homme haï le révulsent. Son corps meurtri se recroqueville. Son esprit blessé se réfugie au plus profond de son être et se terre en lui-même. La douleur le vrille de part en part. Les halètements se font de plus en plus rapides et forts. Il perd presque connaissance. Un cri guttural d'assouvissement bestial retentit. Son âme hurle à la mort et se déchire violemment. Arès se redresse et remet en place sa soutane.

« Rhabille-toi et va te laver. Tu viendras tous les soirs dans ma chambre. Un entraînement d'un autre genre commence pour toi. »

Arès quitte le bureau sans un regard vers lui. Il n'existe pas, il n'existe plus. Ce qui restait encore de sa vie vient de s'achever. Milo a disparu. Il ne reste plus que… Que… Que reste-t-il d'ailleurs ?

Quelque chose coule entre ses jambes. Avec peine, il se redresse sur les coudes. Il souffre. Son corps crie de douleur. C'est du sang, mêlé à du sperme. Le sang appelle le sang. Le sang est sa marque. Écarlate. Scarlet. Rouge. Red.

Milo a disparu. Il ne reste que… Red.

Il ne pleurera pas.

oOoOo

Dans la pénombre de la chambre, un bruit persistant vint troubler le sommeil de Camus et le tirer d'un sommeil réparateur, habité de songes délicieux. Des rêves pétillants comme une coupe de champagne, dont les images se télescopaient légèrement et rapidement, sans conséquences.

Un regard hypnotique fuyant en coin. Une incroyable crinière de boucles d'or, soyeuse dans sa main qui tirait dessus sans ménagement. Un torse bien dessiné et ferme contre lui et des bras rassurants qui l'enlacent. Une voix chaude à la délicieuse pointe d'accent étranger qui murmure des mots apaisants tandis qu'une main douce caresse ses cheveux. Et une senteur de soleil et de pierre, de désert brûlant, qui l'enivre peu à peu…

Petit à petit, le sommeil se fit plus léger et le bruit insistant le traversa pour s'imposer dans son esprit. Les yeux encore clos mais le cerveau déjà alerte, Camus fronça les sourcils, réalisant subitement et à regrets être éveillé. Il ouvrit les yeux sur le plafond éclairé par un rai de lumière venant de la fenêtre. Et il tendit l'oreille, cherchant la provenance de ce bruit qui ne cessait pas.

Il réalisa soudain qu'il s'agissait d'un bruit d'eau. La douche. C'était le bruit de la douche dans la salle de bain. Il se redressa sur un coude, étonné, et son regard tomba sur le lit de fortune de Milo, au sol. Il était vide. Milo prenait-il une douche ? Avec un bâillement, Camus se rejeta en arrière et s'enfouit sous les couvertures avec délices. Il avait très bien dormi et peinait à se réveiller complètement. Il ferma les yeux à nouveau, douillettement lové dans le grand lit, bien au chaud. Son esprit dériva et remonta les derniers jours aux multiples événements. Lentement le sommeil reprenait ses droits sur lui quand une pensée le figea net.

Le bruit de la douche ne cessait pas. Depuis combien de temps à présent coulait-elle ? Longtemps. Trop longtemps. Il se redressa d'un sursaut, un horrible pressentiment soudain ancré douloureusement dans la poitrine. Milo ! Que faisait Milo ? Que lui était-il arrivé ?

Il sauta du lit et se précipita vers la salle de bain. Il frappa à la porte.

« Milo ? Milo ? Tu es à l'intérieur ? Tout va bien ? »

Personne ne répondit et il n'y eut pas un bruit, pas un mouvement à l'intérieur de la pièce. Mais lorsqu'il actionna la poignée, la porte s'ouvrit sans difficultés. Elle n'était pas fermée ! Camus fit irruption à l'intérieur et laissa échapper un léger cri de surprise. La salle de bain était entièrement embuée de condensation. Sur les murs, le miroir, perlaient des gouttes d'eau qui coulaient ensuite lentement à terre. L'eau dans la douche coulait et Camus distingua une silhouette à terre. Il eut un hoquet et se jeta vers elle. Il écarta le paravent et poussa un cri étranglé.

Au sol, assis les genoux écartés de part et d'autre, Milo gisait, entièrement nu. Son visage, levé vers l'eau était inexpressif, presque exsangue, et ses yeux éteints ne renvoyaient plus aucun éclat. Il semblait inconscient.

La gorge serrée par la panique, les mains tremblantes, Camus éteignit le jet d'eau froide avec difficulté. Il dut s'y reprendre à deux fois pour y parvenir. Puis il se tourna vers Milo, toujours immobile au sol, comme une poupée cassée. Il ne savait pas quoi faire, mais la terreur s'emparait de lui. Que se passait-il ? Qu'avait Milo ? Lui qui semblait si fort, si sûr de lui. Pourquoi était-il dans cet état ? Que s'était-il passé cette nuit ?

Il attrapa une serviette et se pencha sur l'homme inerte devant lui. Mais à l'instant où sa main habillée de tissu effleura la peau dorée, l'enfer se déchaîna.

Sans qu'il comprît ce qui lui arrivait, Camus sentit un coup violent sur son poignet qui lui fit pousser un cri de douleur, puis un autre, sec, entre ses jambes qui le projeta au sol. Avant qu'il puisse faire quoique ce soit, il fut retourné comme un fétu de paille et plaqué contre le carrelage trempé du bac de douche et son visage s'écrasa brutalement au sol, lui tirant un gémissement. Ses jambes furent immobilisées par un poids lourd et ses bras bloqués dans son dos par une prise puissante. Camus sentit son souffle se couper brusquement dans sa poitrine tandis que ses articulations craquaient sous la pression. Il gémit. Son épaule ne tiendrait pas longtemps ainsi, Milo allait la lui disloquer. Il voulut crier, mais la force qui écrasait son visage sur le sol changea de nature et s'appesantit sur sa nuque et sa gorge et il suffoqua. Des papillons blancs voletèrent devant ses yeux et les lignes se déformèrent. Ses poumons le brûlèrent. Son épaule craqua sinistrement. Il hurla. Il allait mourir.

Et soudain tout s'arrêta et il aspira l'air en toussant et en sifflant. Son épaule se replaça et la douleur le fit crier tandis qu'elle reprenait sa place. Deux mains le saisirent et l'aidèrent à se remettre, tandis qu'une voix blanche et horrifiée martelait son prénom comme une incantation terrifiée. Il se redressa difficilement et parvient avec peine à se mettre à genoux. Il releva la tête et rencontra le visage livide de Milo. Celui-ci, à genoux à ses côtés tremblait de tout son corps et ses yeux, agrandis par l'effroi, ne le quittaient pas.

« Aloïs… Aloïs… J'ai failli te tuer… J'ai failli te tuer...

- Mi...Milo… Je… Je vais bien… Ne t'en fais pas. »

Milo posa ses mains tremblantes sur ses cuisses et baissa la tête. Ses boucles d'or trempées dessinant des arabesques sur sa peau dorée dissimulèrent son visage. Il tremblait à présent de plus en plus fort.

Et Camus réalisa alors que l'homme à quelques centimètres de lui était nu. Entièrement nu. Les yeux d'ambre rouge s'agrandirent et le jeune homme se sentit rougir invinciblement. Il n'avait encore jamais vu Milo nu. Et il ne put s'empêcher de suivre avidement les lignes admirables de sa peau dorée. Sa gorge devint sèche et son ventre se creusa sous la faim aiguë et brûlante qui s'éveilla brusquement en lui. Le corps de Milo était magnifique… Bien au-delà de ses rêves...Réalisant tout à coup le tour que venaient de prendre son esprit , les yeux d'étincelles de Camus de s'agrandirent encore et sa peau de neige vira à l'écarlate.

Mais vraiment ! A quoi pensait-il ! Milo venait visiblement de se trouver mal sous sa douche et lui ne pensait qu'à mater ? Vraiment ? Camus s'administra une vigoureuse claque mentale et ferma les yeux en se détournant, atrocement gêné de ses propres pensées. Il jeta un coup d'oeil en biais sur Milo. Apparemment le photographe semblait n'avoir rien remarqué de son égarement passager et avoir bien autre chose en tête.

Milo se leva et attrapa une serviette qu'il noua autour de sa taille. Camus poussa un léger soupir de soulagement mais ne put s'empêcher de ressentir une pointe de déception. Il se gifla mentalement une seconde fois. Mais ce fut plus fort que lui. Quand Milo lui tourna le dos, il ne put s'empêcher de le dévorer du regard à nouveau et de parcourir des yeux cette peau dorée qui le fascinait. Et soudain, il tiqua et un cri étouffé lui échappa.

Sur la soie d'or, une estafilade blanche tranchait la perfection. Une cicatrice ? Les yeux d'ambre rouge poursuivirent leur lecture du corps de Milo et s'agrandirent graduellement, jusqu'à s'ouvrir démesurément d'horreur. Une autre cicatrice. Encore une autre. Et une autre. Une autre... Et là ? On aurait dit une trace de balle… Le corps de Milo était couvert de cicatrices, comme un parchemin recouvert d'écritures.

Camus frissonna longuement, plongé dans un doute affreux. Sa main vint couvrir sa bouche tremblante pour s'empêcher d'émettre le moindre son. Ce détail glaçant, joint à ce qui venait de se passer dans la douche lui donnait des sueurs froides. Cette aptitude terrifiante au combat… Ce corps athlétique, entraîné, couvert de cicatrices… Red, parce qu'il était toujours le premier sur les scènes de crimes, parfois même en même temps que la police…

Qui était réellement Milo… ?

oOoOo

Le hall luxueux et habituellement feutré de l'hôtel était étrangement animé d'un va-et-vient d'hommes imposants, habillés de noir et portant d'épaisses lunettes de soleil, même à l'intérieur. Les employés chuchotaient entre eux à voix basse en jetant des coups d'oeil discrets et nerveux aux étrangers. A leur teint et leurs traits, il s'agissait visiblement d'Asiatiques, des Chinois ou des Japonais. Leurs tenues sobres ne suffisaient pas à masquer certains détails qui trahissaient leur origine et n'avaient pas échappés aux employés de l'hôtel où se tenait cet étrange regroupement. Les hommes en question étaient musclés, presque baraqués, certainement entraînés au combat, et armés pour la plupart. Sous les chemises, par l'échancrure du col, ou autour des poignets, on voyait parfois des tatouages multicolores apparaître, qui laissaient deviner que le corps de l'homme en question était sans doute entièrement bariolé.

Les chasseurs et les réceptionnistes échangeaient de fréquents regards tendus et les murmures circulaient. Les hommes réunis dans leur hôtel étaient vraisemblablement des yakuzas, cette puissante organisation mafieuse, qui tenait tête même au FBI américain et aux triades chinoises...

Soudain, le mouvement des hommes en noir s'accentua et se dirigea vers le porche. Plusieurs hommes se mirent en place sur le perron, formant comme un comité d'accueil. Ils se figèrent et attendirent immobiles et tendus, aux aguets.

Au bout de la rue, apparurent trois puissantes berlines noires et racées, qui s'approchèrent presque en silence de l'hôtel et ralentirent jusqu'à s'arrêter devant le perron de l'hôtel. Les portières arrières de la première voiture s'ouvrirent et deux hommes en descendirent et se dirigèrent vers la voiture centrale.

Le premier était grand avec de longs cheveux d'ivoire. Pourtant il était jeune et cette couleur de neige surprenait. Avec ses yeux gris très clairs et sa peau très blanche, on l'aurait presque dit albinos. Son maintien calme et assuré lui donnait une prestance indéniable bien que paisible. Chacun de ses gestes était parfaitement silencieux et dosé à l'économie. Rien de trop. L'excès nuit en toute chose. Le silence est le langage de la perfection. Voilà ce qui venait à l'esprit de quiconque croisait l'eau calme de son regard. Il était tout le contraire de son compagnon, plus petit, paré du teint cuivré des Méditerranéens, avec des cheveux sombres et lisses, aux reflets ailes de corbeau, coupés en un carré impeccable. Celui-ci était plus nerveux et ses lèvres cuivrées s'arquaient inconsciemment – ou non – en un perpétuel et imperceptible sourire ironique, véritable sourire de sphinx, qui le faisait paraître moqueur et hautain vis à vis de ses semblables.

Ce duo étonnant et antithétique se dirigea avec une rapidité et une efficacité redoutable, dénotant des aptitudes combatives certaines vers les deux portières arrières de la voiture centrale. Le plus grand ouvrit la portière de gauche tandis que le second contourna la voiture et fit de même avec la portière de droite. Deux hommes d'une stature imposante sortirent alors de l'habitacle. Le premier était d'un blond platine fascinant, avec des yeux dorés, couleur de vieil or. Il était d'une beauté parfaite, mais son regard pénétrant était éminemment scrutateur et intimidant, presque comme si le possesseur de ces yeux d'or perçants avait le pouvoir terrible de lire les âmes et de juger leurs actes. A l'instant où il apparut, le jeune homme au cheveux immaculés s'inclina profondément avec une respectueuse déférence et un grand respect.

«Monsieur Griffsen, veuillez me suivre, je vous prie. Nous sommes arrivés sur le lieu du rendez-vous. Nous nous devons de nous montrer prudents.

- Allons Rune, ne sois pas si tendu. Nos interlocuteurs n'ont pas intérêt à nous mécontenter, bien au contraire.

- Ce n'est pas d'eux dont je me défie, mais de Iéros, monsieur.

- Ils n'oseraient tout de même pas venir nous défier directement.

- Permets-moi de rejoindre l'avis de ton secrétaire, mon cher frère. Nous devrions rester sur nos gardes. Je n'ai aucune confiance ni en cette fondation japonaise, ni en cette fichue saleté d'organisation « sacrée » et dévoyée ! »

Celui qui venait de parler d'une voix chaude et moqueuse et de rejoindre les deux autres, suivi par le jeune homme aux cheveux noirs coupés en carré net, était aussi brun que la nuit, avec des yeux d'argent ou de pluie. Il était d'une séduction raffinée et d'une beauté troublante, suave et dangereuse. Sa présence était aussi spectaculaire et éclatante que celle de son frère était impérieuse et autoritaire. Pendant que les quatre hommes se mettaient en marche vers le perron où les yakusas, nerveux et se parlant par oreillettes et micros, s'agitaient, quatre autres hommes imposants, en costume sobre, les rejoignirent, venant de la dernière voiture du groupe.

Passant tranquillement, avec une autorité assurée et incontestable, le groupe pénétra et disparut dans les profondeurs de l'hôtel.

oOoOo

Lilian arrangea quelques fleurs au bouquet et fit quelques pas en arrière, content de son effet. Il fit tourner le vase entre des doigts nonchalamment et admira l'éclat des roses parmi le feuillage et les autres fleurs. Décidément, celles-ci restaient ses fleurs préférées : magnifiquement belles, éphémères mais atemporelles et éternelles… Et dangereuses. Parées d'épines acérées qui déchiraient la peau sans merci pour peu qu'on n'y prenne pas garde, fasciné par la beauté de leur corolle sublime… Oui, il aimait véritablement les roses, lui qui n'aimait pourtant réellement pas grand-chose...

Il se recula encore un peu pour admirer son œuvre et soudain dans l'oeil clair et terne du jeune homme passa un éclair puissant qui transforma le regard transparent qu'on ne remarquait presque pas en un éclat intense et superbe. Ce fut comme un éclair d'été. Fugitif, silencieux, et disparu en un clin d'oeil.

Avec un sourire doux et pâle, retombé dans son inexistence protectrice, Lilian tendit le bouquet terminé à l'un des serveurs en lui enjoignant de le déposer dans le petit salon, à l'arrière de la salle de réception. Il attendit d'être sûr que ses ordres soient parfaitement accomplis et, après vérification, s'apprêtait à partir quand un groupe d'hommes qui arrivait retint son attention. L'éclair fugitif reparut brièvement et le jeune homme se rangea rapidement derrière les autres en baissant la tête, s'inclinant dans un grand salut respectueux, manoeuvrant pour ne pas être visible. Les hommes passèrent, indifférents à ce groupe d'employés au travail. Ils ne virent pas un bref et soudain sourire fugitif et mortel éclairer la pâle physionomie d'un jeune homme derrière eux dont la morne beauté s'illumina comme un magnifique et mortifère feu d'artifice.

Dès qu'il furent passés et qu'il se fut bien assuré de ne pas être vu ni suivi, Lilian pressa le pas et arriva en cuisine, rejoignant Vitale, penché sur ses fourneaux, rudoyant sa brigade dans son coup de feu. Il s'approcha du chef comme pour prendre ses ordres, lui glissant dans un murmure :

« La cible vient d'arriver.

- Perfeto ! Je termine juste mes antipasti. Et toi ?

- Moi aussi, je suis prêt.

- Tu es sûr ?

- Oui. On fait comme j'ai dit.

- Il va te reconnaître.

- J'espère bien. Tout mon plan est basé là dessus.

- Il va exfiltrer la cible aussitôt. On n'aura pas le droit à une deuxième chance.

- J'y compte bien. C'est le but. Pragmatique et prévisible. J'espère bien qu'Ariès ne va pas me décevoir et foncer tête baissée dans le panneau.

- Ok, après tout, c'est toi que ça regarde. Si ça foire, c'est ta tête qui tombe, pas la mienne.

- Exactement !

- Où vas-tu ?

- J'arrive pas à joindre Camus depuis hier et ça m'inquiète avec tout ce qui s'est passé avec cet enfoiré de Red.

- Ah oui, ce connard de journaliste qui s'en est pris à Thétis ! Ma Thétis ! Cazzo ! Je m'en occuperais bien de celui-là, tiens !

- Mais je t'en prie, ne te prive surtout pas ! Si ça continue comme ça, de toute façon, il faudra que je l'élimine, alors si tu veux t'amuser, lâche-toi !

- Ce sera avec un grand plaisir ! Personne ne touche à la plus belle des actrices dont je suis le fan number one ! »

Bien qu'il sourît pour le dissimuler, le coeur de Lilian se serra quand il décrocha son téléphone et composa le numéro de Camus.

oOoOo

Io marchait de façon décontractée dans la rue, mais ses yeux surveillaient les passants et les reflets dans les devantures. Il n'avait pas été suivi, il en était sûr. Mais avec ce qu'il y avait en face, mieux valait plusieurs précautions... Il obliqua soudain dans le hall d'un hôtel et le traversa complètement, passant par les couloirs jusque dans les cuisines et les buanderies, puis il ressortit de l'autre côté par l'issue secondaire.

Il poursuivit sa route et repartit en sens inverse, remontant une avenue parallèle à la première de façon à atteindre son objectif par l'autre côté. Il pénétra par l'entrée de service encore une fois puis grimpa les étages quatre à quatre et arriva dans celui des suites. Il s'arrêta et vérifia à nouveau qu'il était seul. Puis il frappa selon un rythme particulier à une porte de chambre qui s'entrouvrit précautionneusement puis s'ouvrit complètement.

Le Chilien s'engouffra rapidement dans la suite. A l'intérieur se trouvait un groupe d'hommes. L'un d'entre eux l'accueillit avec le sourire. Io le lui rendit et alla lui serrer la main avec chaleur.

« Salut Sorrente ! Ça va ?

- Alors tombeur ? T'as réussi à dormir un peu au moins ? »

Une grande claque dans son dos faillit le projeter contre Sorrente. Avec un grondement et en se massant l'épaule droite, Io se retourna vers l'homme à la stature imposante et à la peau sombre qui venait de lui adresser cette bourrade amicale vigoureuse. Krishna, bien sûr, qui aimait particulièrement l'envoyer valser.

« Félicitations ! J'avoue que je ne me serais pas fait prier non plus pour le baiser celui-là !

- Dans tous les sens du terme en plus ! »

Les rires fusèrent de toutes parts et allégèrent un peu l'ambiance pesante, chargée de café et de tension.

« Je ne suis pas sûr que l'heure soit au rire, messieurs. »

La voix, grave et chaude, était porteuse d'une autorité innée. L'assurance d'un leader sûr de la confiance de son équipe et de son sens stratégique. Io tressaillit sous le regard sérieux et profond de Julian. Les yeux limpides s'attachèrent aux siens sans concession, sans ciller, porteurs d'une question tacite.

« Je tiendrai le coup, Julian. Tu peux en être sûr. Tu peux compter sur moi.

- Je l'espère bien. Cette opération est trop importante pour que tu la fasses échouer à cause d'un stupide coup de coeur ou d'une hésitation. Si tu ne la sens pas, quitte la scène et fais-toi remplacer.

- Non ! Je veux aller au bout !

- N'oublie pas à qui tu as affaire. Iéros est une organisation criminelle sans pitié, qui ne se soucie pas de la vie. Nous sommes du côté de la loi et du bien. Nous protégeons les citoyens. Ils les rançonnent, les enlèvent, les torturent et les tuent sans sourciller. N'oublie jamais ça quand tu auras l'un de leurs tueurs en face de toi ou entre tes bras, si séduisant soit-il. Songe au sang qu'il a sur les mains…

- Je n'oublierai pas et je ne faillirai pas. Tu as ma parole.

- Très bien, je te fais confiance. Nous poursuivons donc toute l'opération. »

Les hommes se rapprochèrent et se penchèrent sur l'écran de l'ordinateur allumé sur lequel apparaissait un plan.

« Ce soir, Io sera donc dans l'appartement avec Red alias Scorpio. Les autres vous avez vos postes, tous. Sorrente, tu resteras en liaison avec Io. Krishna et Baian vous serez prêts à intervenir et les autres vous serez postés à l'extérieur, près de la cible de Scorpio.

-Pourquoi ?

- Parce que d'après la source, celui-ci sera épaulé dans l'ombre par un planificateur posté en retrait à la terrasse du café Drouot. Son nom de Code est Gemini. Dans le dossier qui vous a été envoyé sur vos smartphones, vous avez sa photo.

Un long sifflement admiratif s'éleva à gauche d'Io qui se tourna légèrement vers un jeune homme blond, dont l'unique œil bleu glacier luisait d'admiration en contemplant l'écran de son smartphone. Il échangea un soupir mi amusé mi agacé avec Sorrente : Isaak ne savait décidément pas choisir ses mecs...

« Beau gosse… Tout à fait mon genre ! J'adore les blonds avec les cheveux longs ! Les yeux bleu foncé en plus, exactement mon genre !

- Tu n'auras qu'à lui demander son numéro quand on l'aura arrêté.

- Arrêtez de plaisanter, vous deux ! C'est un homme très dangereux. Il serait le bras droit d'Arès, et donc le numéro deux de l'organisation. C'est lui notre cible principale. Lui et les informations qu'on pourra obtenir de lui une fois qu'on l'aura en notre pouvoir. Scorpio n'est qu'un homme de main qui va nous permettre d'atteindre Gemini.

- Comment ça ?

- Si Scorpio est en mauvaise posture et si la mission est compromise, le planificateur entre en jeu et sort de l'ombre.

- Je comprends… En court-circuitant l'homme de main, on force la tête à se dévoiler.

- Exactement Sorrente, tu as tout compris. Des questions ? »

Ils secouèrent tous la tête. Ils savaient tous à présent ce qu'ils avaient à faire.

« Alors tous à vos postes ! Le bal commence bientôt ! »

La partie allait pouvoir commencer.

oOoOo

Chapter Text

Lilian se mordit la lèvre inférieure. Ça sonnait dans le vide. Encore. Camus ne décrochait pas. Ça faisait la troisième fois qu'il tentait de le joindre au téléphone en une demi-heure et pas moyen de l'avoir. Le regard translucide s'obscurcit. Le jeune homme s'inquiétait. Avec tout ce ramdam relatif à Red, cela ne lui disait vraiment rien qui vaille. Il appuya à nouveau sur le nom. L'appareil composa le numéro et la sonnerie retentit. Dans le vide. A nouveau. Lilian eut un geste d'humeur et le téléphone manqua s'écraser au sol, mais le jeune homme se reprit juste à temps.

Sur une impulsion subite, il quitta la cuisine et se dirigea rapidement, d'un pas nerveux, vers la réception de l'hôtel. Sur le chemin, il fit toutefois soigneusement attention à conserver son maintien banal d'employé anonyme. Pas question de griller sa couverture pour cette mission d'une importance capitale !

Arrivé dans le hall de l'hôtel, il trouva ce qu'il cherchait : les journaux du jour, étalés sur une table, le long d'un mur. Il les parcourut rapidement jusqu'à tomber sur ce qu'il voulait. Un léger cri de contrariété lui échappa. L'article relatait en détails, photos à l'appui, le « sauvetage » de Camus par Red lors du siège de son appartement par la horde de journalistes et de paparazzis à l'affût. Cet imbécile ! Il avait suivi le photographe jusque dans sa chambre d'hôtel !

Le jeune homme laissa retomber le journal, en vrac sur la table, tout à l'urgence de la situation. Il devait voler au secours de Camus, en espérant qu'il puisse encore intervenir ! Il fit quelques pas et s'arrêta net. La mission ! Il ne pouvait pas ! La rencontre aurait bientôt lieu et il devait être sur place pour que son plan fonctionne !

Avec un geste de rage et de dépit, il rebroussa chemin et prit rapidement la direction de la cuisine. Il devait absolument voir avec Vitale… Mais quelque chose lui disait que le chef ne serait pas, mais alors pas du tout content de la tournure que prenaient les événements…

« Tu te fous de moi, Dite ! Merda ! C'est hors de question ! Tu ne bouges pas d'ici ! Même si je dois t'attacher à ce piano de cuisson !

- Je serai de retour à temps !

- J'ai dit non !

- Camus est en mauvaise posture !

- Je m'en contrefous ! Je t'ai prévenu : pas de coup de cœur stupide !

- Ça n'a rien à voir ! C'est une mission aussi !

- Je ne suis pas au courant, donc je m'en tape ! Tu ne bouges pas d'un cil, mon tout beau. Même si on doit s'affronter.

- Tu es sérieux ? Tu veux qu'on se batte ?

- Très sérieux, ma beauté.

- Très bien, tu ne me laisses plus le choix... »

Lilian tira son téléphone de sa poche et après une légère hésitation qui n'échappa pas à Vitale, composa un numéro, avec ce qui semblait bien être de la crainte. La sonnerie retentit. Longtemps. Mais finalement on décrocha. Le clic net sembla hostile aux deux hommes et Lilian écarta rapidement le combiné, mettant le haut-parleur. Une voix sinistre, modifiée électroniquement, s'éleva. Mais ce qui saisit Vitale et le fit frissonner instinctivement fut l'inflexion de cette voix. Le modificateur vocal, il y était habitué et il l'utilisait lui-même. Ce n'était rien. Mais le possesseur de cette voix était capable de parler sans manifester aucune émotion. Il parvenait à la libérer de tout sentiment, de toute manifestation d'humanité. C'était épouvantablement inhumain. Comme si cette voix atroce venait d'une autre dimension.

« Pourquoi appelles-tu ? Ce numéro ne doit être utilisé qu'en cas d'extrême urgence.

- C'est le cas. La cible a disparu avec Red. Je ne parviens plus à la joindre et je ne peux pas la retrouver car je me heurte à mon autre mission et à Cancer qui refuse de me laisser partir à sa recherche. Tu es sur haut-parleur et il se tient en face de moi, prêt à user de la force pour me contraindre.

- Je vois. Cancer m'entend ?

- Oui.

- Alors écoute-moi Cancer : je suis Gemini. Et Pisces agit sur mon ordre. Il a une double mission à accomplir.

- Très bien, j'ai compris. Cela ne me regarde pas.

- C'est bien. Tu as tout compris.

- Mais notre mission actuelle est-elle importante ?

- Primordiale.

- Alors je dois insister pour que Dite… Pisces reste en place ou le risque d'échec sera trop grand et je ne veux pas être tenu pour responsable de ça.

- Pisces ?

- Oui ?

- La réussite de la mission dépend-elle de ta présence physique sur place ?

-… Oui, en effet. Il faut qu'Ariès me voit pour que cela fonctionne.

- Je vois. Tu as donc échoué.

- Comment ? Non car Camus me…

- Tu as échoué. Et tu auras des comptes à me rendre pour cet échec, sois en bien certain et prépare-toi. »

La voix sans inflexion se chargea de menaces et d'électricité, comme un nuage d'orage avant que la foudre ne frappe. Vitale frémit et son regard bleu nuit s'attacha avec inquiétude sur Lilian qui pâlissait. Ça ne sentait vraiment pas bon cette histoire… Et ce gars lui foutait clairement les jetons. A lui. C'était pas un mariole, celui-là… Mieux valait l'avoir dans son camp…

« Très bien. Concentrez-vous sur la mission. Je vais me charger personnellement d'Aloïs. Et de Red. Définitivement. »

Avant que Lilian ou Vitale n'eurent le temps d'ajouter quoique ce soit, un claquement sec résonna, mettant fin à la conversation. Les deux hommes frissonnèrent en même temps et se regardèrent en silence. Puis Lilian jeta le téléphone sur la table à côté, d'un geste de répulsion, et s'appuyant sur cette même table des deux bras, poings serrés, il siffla entre ses lèvres pincées de colère.

« Et merde ! »

Vitale s'approcha et enlaça ses épaules d'un geste gauche d'apaisement, attirant le jeune homme tremblant de rage et de peine contre lui.

« Allez, tu auras essayé. N'y pense plus, ça ne sert à rien. Concentre-toi sur la mission. »

Puis après une légère hésitation, il ajouta d'une voix bourrue :

« Je suis là, moi. »

oOoOo

Dans la chambre d'hôtel, le silence pesant s'éternisait. Après la montée d'adrénaline sous la douche et les actions de la salle de bain, Camus, assis sur le lit, tachait de recomposer à la fois son sang-froid et le fil des événements et des détails qu'il avait notés concernant Milo. Celui-ci, debout bras croisés dans l'embrasure de la fenêtre, lui tournait le dos. Depuis qu'ils étaient sortis de la salle de bain et qu'il s'était habillé sans se soucier ni de sa nudité ni du regard de Camus sur lui, il n'avait pas décroché un mot. Et le silence lourd les avait ensevelis tous les deux. Et depuis, Camus réfléchissait, combinait, se remémorait, raccrochait ensemble les faits. Les pièces du puzzle qu'était Milo s'ajustaient les unes aux autres et s'éclairaient d'une lumière sinistre. Tout se mettait en place et lentement l'esprit de Camus sombrait dans la peur et sa gangue de glace.

Depuis que son chemin avait croisé celui de Red, quelques jours plus tôt, son quotidien banal et ennuyeux, mais rassurant d'étudiant sorbonnard s'était envolé en fumée. Camus ne reconnaissait plus sa vie. Elle disparaissait loin dans les brumes du passé, comme s'il n'avait fait qu'attendre jusque là. Comme s'il venait enfin de s'éveiller à sa réalité. Et pourtant. Cela ne faisait que six jours qu'il connaissait Milo !

Il leva les yeux vers la silhouette élégante et puissante dans l'embrasure de la fenêtre. Aussitôt le frisson reconnaissable, de fièvre et d'excitation, qui le gagnait à présent dès qu'il était question du photographe le parcourut. Aussitôt la vague de chaleur puissante et impérieuse le ravagea. Aussitôt le fil rouge qui le liait à cet homme, indissolublement semblait-il à présent, se tendit. Il soupira en silence, irrémédiablement conscient du désastre. C'était trop tard. Il avait perdu. Ils avaient perdu tous les deux. Car une petite voix, sa petite voix intérieure bien connue dont il ne s'expliquait ni la provenance ni la redoutable clairvoyance, lui chuchotait que Milo ressentait la même chose que lui. Qu'il était lui aussi pris au piège de ce fil tendu entre eux, les reliant envers et contre tout.

Il frissonna à nouveau, étreint d'un vertige à la fois délicieux et effrayant, à l'idée d'être lié à cet homme devant lui, cet homme magnifique mais sombre, hanté d'ombres terrifiantes.

Et le manège infernal de ses pensées reprit impitoyablement, comme il le faisait incessamment depuis qu'il avait compris la réalité de Milo, devant cette peau parcheminée de traces de combat, sous la douche. Camus se remémora avec une justesse et une précision d'une cruauté ironique le moindre détail concernant Red/Milo qu'il avait noté depuis leur double rencontre. Il étouffa un rire désabusé. S'il avait encore voulu se mentir au sujet de ce qu'il ressentait pour le photographe, la netteté de ses souvenirs aurait suffi à l'éclairer… En fait, il était tombé amoureux de lui instantanément. A l'instant où il l'avait vu. Sans doute même sur le parvis de cet hôtel, quand il montait pour une nuit sans équivoque à la suite de Thétis Spirakis… Mais la fascination n'avait réellement opéré que face à lui, lorsqu'il avait renversé les flûtes sur son plateau.

Le regard d'ambre rouge flamboya. La rapidité et la précision du geste. La belle main surgissant de nulle part et saisissant au vol avec une grâce et une légèreté incroyables, presque irréelles, la flûte, avant de marquer un temps d'arrêt et de renverser les autres. Ça l'avait surpris sur le moment. Il avait remarqué sans comprendre cette justesse et cette efficacité du geste d'exécution… Oui, il n'avait pas compris sur le moment… Mais maintenant, relié à tout le reste… A cette capacité de combat incroyable qu'il avait pourtant vue en exécution lorsque le photographe avait massacré Drüger…

Camus se mordit convulsivement les lèvres. Malgré sa répulsion à l'égard du photographe qui l'avait agressé à la galerie, il se rappelait encore le spasme d'horreur qui l'avait saisi quand Lilian l'avait aidé à se relever, après le départ de Red. Son ami avait bien tenté de lui dissimuler les dégâts, mais Camus avait été attiré magnétiquement par le corps inerte un peu plus loin, et il avait jeté un coup d'oeil par dessus l'épaule de Lilian. Et il avait été saisi d'horreur devant le massacre… Il étouffa un nouveau soupir. D'après ce qu'il savait et avait lu dans la presse, Drüger était sorti du coma et son agent avait précisé qu'il ne porterait pas plainte. Sans doute craignait-il les accusations pour tentative de viol, surtout dans cette période « Me too » et « Balance ton porc », qui risquait de lui valoir une sévère condamnation…

Mais à présent qu'il en avait lui-même fait les frais, il ne pouvait se voiler davantage la face : Milo était un guerrier, entraîné à se battre, aux gestes d'une mortelle efficacité. Camus ferma les yeux et aussitôt un corps nu se dessina sur ses paupières closes. Un corps d'une stupéfiante beauté, aux muscles dessinés sous la soie fauve d'une peau de soleil que le jeune homme savait sentir le désert et la pierre chauffée par la lumière blanche et radiante. Un corps ferme et souple sous ses mains et contre son propre corps, à la chaleur douce et enivrante qui montait à la tête comme un alcool puissant. Et un corps dont la peau marbrée de traces mortifères livrait une histoire glaçante de coups, de blessures et de combats.

Oui, Milo était un guerrier… Mais un guerrier particulier, d'un genre différent de ceux qui mènent ouvertement la guerre. Il était un guerrier dissimulé, de l'ombre, caché derrière un objectif.

Parce que la guerre, c'est le propre de l'homme. C'est le fondement de tous les échanges de l'humanité.

Les premières paroles échangées avec le jeune photographe quand il ignorait encore sa double identité résonnaient bien sinistrement à présent, tandis que les preuves innombrables s'accumulaient impitoyablement, de plus en plus rapidement dans son esprit.

Cette aura de danger qui surgissait par moment, inexplicablement, et lui faisait peur sans qu'il s'explique pourquoi... Cette faculté à se métamorphoser qui lui permettait de changer d'identité si facilement... Cette impression de solitude écrasante et de marionnette cassée, manipulée par quelqu'un ou quelque chose d'autre, à distance… Ce dégoût profond de soi-même et de ses actes… Cette couverture médiatique qui rejoignait les scènes de crimes... Et pire que tout, ce qui le terrifiait absolument… Camus déglutit péniblement et rouvrit les yeux, attachés droit sur la silhouette de prédateur à contre-jour, dans l'embrasure de la fenêtre.

Ce regard incroyable, capable de saisir une autre réalité à travers l'objectif avec une acuité et une transcendance hors-norme… Un regard magique, capable de saisir l'envers du monde, de transpercer les apparences, d'accéder à un autre pan du réel… Un regard d'aigle ou de… sniper…

Milo était un tueur…

Soudain la douleur et la peur furent si fortes que Camus se dressa d'un bond, avec un léger cri, qu'il ne put retenir, comme si le lit s'était soudain retrouvé conducteur d'électricité. Il ne supportait plus ce silence, cette immobilité. Il avait envie de hurler, de crier, de se battre avec Milo. Il fit quelques pas vers lui, bouillonnant d'un flux d'émotions violentes et mêlées, indistinctes, où la terreur, immense, surnageait.

« Tu n'as rien à me dire ? »

Le silence seul, aussi épais que dans une tombe, lui répondit. Milo ne fit pas un geste, n'eut pas un frémissement. Il ne se retourna même pas. Il semblait taillé dans le granit ou le marbre. Parmi le flux d'émotions folles tournoyant en Camus, la peur reflua, dominée soudain par la rage incandescente.

« Tu m'entends ! Je te parle, Milo ! Tu me dois une explication, tu ne crois pas ?

- Je ne te dois rien. Tu n'es rien. Rien d'autre que mon alibi. Je pensais avoir été clair sur le sujet, pourtant. »

Camus eut un haut le corps et laissa échapper un gémissement, comme si Milo l'avait violemment giflé. Et c'était exactement le cas, même s'il n'avait pas bougé, ne s'était même pas retourné. Sa voix avait claqué, sèche et indifférente, comme la lanière d'un fouet. Et la douleur, cuisante, était exactement celle d'une gifle douloureuse ou celle de la morsure d'une lanière de cuir. La brûlure le lançait intensément et il avait envie de crier sa souffrance. Il fit encore quelques pas vers Milo, mais la silhouette élégante ne fit pas un mouvement, obstinément tournée vers l'extérieur. Il s'arrêta, poings et mâchoires crispés de rage et de peine. Il hésita, puis la colère l'emporta et il se détourna, attrapa son manteau et gagna la porte de la chambre à grandes enjambées.

« Parfait ! Puisque c'est ainsi démerde-toi pour que ces connards me foutent la paix et ne t'attends pas à ce que je corrobore ta version débile ! Il n'y a rien entre nous !

- En effet, il n'y a plus rien. Démens ce que tu veux, je n'ai plus besoin de toi, je quitte la ville définitivement ce soir.

- Quoi ? Que…

- Mon boulot ici est terminé. Pour la presse tu as passé la nuit avec moi. J'ai eu ce que je voulais, je peux donc te jeter et rompre. J'ai mon alibi. Merci du coup de main. Ferme la porte en partant et n'oublie pas de passer par derrière si tu ne veux pas avoir d'ennuis avec la presse.

- Quoi ?… Je n'en crois pas mes oreilles… Comment oses-tu ?… Espèce de connard ! Tu es vraiment le pire des salauds ! Le dernier des déchets ! Je ne veux plus jamais entendre parler de toi !

- Ça tombe bien, ce sera le cas. »

La porte résonna longtemps de la claque violente qu'il lui imposa et Camus dut s'appuyer un instant contre le mur pour reprendre son souffle, dans le couloir. Il tremblait tellement qu'il lui semblait être sur le point de glisser au sol. Ses jambes refusaient le service et se dérobaient. Sa gorge se serrait invinciblement et sa vue se brouilla. Il ne réalisa qu'il pleurait que lorsqu'il sentit l'eau mouiller son cou et le col de sa chemise. Il essuya ses yeux d'un geste rageur en attrapant son portable dans sa poche. Il ne pleurerait pas pour un salaud pareil ! Mais il se ravisa au moment de rallumer l'appareil. Non. Il avait besoin de vrai réconfort, de voir quelqu'un, pas d'un simple appel. L'image de Saga et Kanon s'imposa immédiatement dans son esprit. La brasserie. Son repaire. Là-bas, il se sentirait au chaud, en sécurité. Là-bas, il se sentirait à l'abri. Chez lui.

Résolu, il se mit en marche, remettant le portable sur silencieux dans sa poche.

Il ne vit pas les six appels en absence s'afficher sur l'écran, tous au nom de Lilian.

oOoOo

Julian poussa la porte vitrée de la brasserie et reçut au visage la bouffée de chaleur chargée de senteurs de café et de pain chaud, caractéristique des établissements parisiens de ce genre. « Ces Français et leur religion du pain... » soupira intérieurement l'Américain en passant le seuil de la brasserie. Voilà quelque chose que sa double nationalité ne suffisait pas à lui permettre de comprendre. Ni les Grecs ni les Américains ne vouaient un pareil culte à la boulangerie, même si le jeune homme devait bien admettre que le pain français était au dessus de tous ceux qu'il avait pu goûter avant.

Un puissant éclat de rire interrompit ses pensées et Julian sortit brusquement de son for intérieur pour s'aviser que ses deux serveurs étaient là. Les deux. Damned ! Il détestait les voir ensemble. Il ne parvenait pas à les différencier et soupçonnait fortement les jumeaux de s'amuser à se payer sa tête à ce sujet. En fait, il en était même sûr ! Un soupir exaspéré lui échappa. Il n'avait pas besoin de ça aujourd'hui ! Et quand il considérait que vraisemblablement l'un des deux était sans doute Gemini, ça l'exaspérait encore plus ! Lequel des deux ? Il avait sa petite idée sur la question…

« Bonjour Julian ! Ça tombe bien que tu arrives maintenant ! Je dois filer : une urgence. Mais j'ai vu avec mon frère : il va gérer la boutique. On s'est mis d'accord.»

Fuck… Qui était en train de lui parler ?… Kanon ? Saga ? Saga ? Kanon ? Il n'en avait aucune idée… Et vu la lueur amusée qui brillait dans la double paire d'yeux océan en amande braqués sur lui, les jumeaux le savaient et s'en amusaient beaucoup ! Il en était sûr ! Ils le faisaient exprès, les salauds !

Avant qu'il ait eu le temps de répondre – au pif, une chance sur deux – la clochette de la porte d'entrée retentit, indiquant l'entrée d'un client.

« Ah, vous êtes là tous les deux ! Je suis bien content de vous voir…

- Oh ça va, Camus ? T'as pas l'air dans ton assiette…

- Oui, tu n'as pas bonne mine en effet.

- Ça va… Merci les gars. Tiens ? Tu allais partir, Kanon ? »

Julian soupira intérieurement de soulagement. L'étudiant désargenté que ses serveurs avaient pris sous leur aile faisait mouche à chaque fois et différenciait les jumeaux avec un taux de réussite de cent pour cent. Julian était toujours ébahi de constater qu'il ne se trompait jamais, même lorsqu'il les voyait de dos.

« Bonjour Julian. Je ne vous avais pas vu, excusez-moi. J'aurais dû vous saluer en premier. J'espère que vous vous portez bien ? »

Julian sourit avec bienveillance. Et le jeune homme était charmant : bien éduqué, avec des manières parfaites, un brin vieille france désuète et nostalgique attendrissante. Il l'aimait beaucoup, lui aussi. Et de ce qu'il avait pu voir au cours de ces semaines de planque, Camus était un sacré bosseur. Il était toujours courbé sur des livres ou ses cours, du matin au soir. Julian respectait ça : le travail et la bonne éducation. C'était ces gens-là, ces citoyens respectables, qu'il servait et protégeait. C'était ce qui donnait du sens à sa vie et à sa mission. Il rendit son sourire et son salut à l'étudiant et s'éloigna derrière le comptoir non sans rester soigneusement à l'affût.

Ainsi c'était Kanon qui avait une urgence et quittait la brasserie ? Étrange… Où allait-il comme ça ? Ça n'avait peut-être rien à voir avec la mission de Scorpio en fin de compte… Mais comment en être sûr ? Le faire suivre ? Les gars étaient tous sur le coup… Qui mobiliser sans dégarnir d'un autre côté ?

« Ouais, je sors. Un truc à régler de dernière minute.

- Oh, je vois…

- Pourquoi ? Tu voudrais que je reste, mon tout beau ?

- Arrête de plaisanter, Kanon !

- Surtout que je suis là, en plus.

- Merci, Saga.

- Pfff, rien de comparable avec moi !

- Ça va les chevilles, Kanon ? Saga, ne l'écoute pas !

- Oh ne t'en fais pas, Aloïs, je suis habitué, depuis le temps.

- Très bien ! Puisque vous ne m'appréciez pas à ma juste valeur, je vous laisse entre sagouins !

- C'est ça ! Au fait Kan' ?

- Hmm ?

- Tu rentreras tard ?

- C'est possible ! J'te laisse la fermeture !

- Encore !

- Tu vas où ?

- Voir en direct la plus grande vente de l'année à l'hôtel Drouot avec les copains des Beaux-Arts et le prof. C'est une sortie scolaire, figure-toi.

- Ouais, ouais ! Déguerpis, pendant que d'autres bossent !

- Je t'aime, frangin !

-C'est ça… Et qui se fait encore avoir à bosser comme un con ?

- Ben… toi, Saga !

- Merci, Aloïs ! Pour la peine, tu es de gage de petit déjeuner ! »

Et joignant le geste à la parole, Saga étala devant Camus un copieux petit déjeuner à la française avant de se tourner vers son patron.

« Ça ne te dérange pas, j'espère, Julian, que ce soit moi qui assure le service aujourd'hui ?

- Mmmh ? Euh… Non, non, ne t'en fais pas. Du moment que la boutique tourne, je te fais confiance. Excuse-moi, je ne faisais que passer prendre un truc. J'ai un rendez-vous. A plus tard ! Camus, ravi de t'avoir revu. »

Julian exultait et n'écouta pas les quelques mots d'au revoir que lui adressèrent Saga et Camus, l'étudiant semblant d'ailleurs absorbé lui aussi dans ses propres pensées. Il se dépêcha de sortir de la brasserie et jeta un coup d'œil rapide de part et d'autre de la rue, repérant vite l'incroyable chevelure cendrée qui faisait se retourner les passants – principalement des femmes – sur le passage de Kanon. Avec discrétion, il commença sa filature, saisissant son portable et composant un numéro.

« Sorrente ? C'est moi. Il y a du mouvement. J'ai repéré Gemini qui vient de bouger pour rejoindre son poste au café Drouot. Il s'agit de Kanon.

- Le frère cadet ?

- Oui. Je suis surpris aussi. J'aurai parié sur l'aîné. Voilà encore une preuve éclatante qu'il faut se méfier des apparences.

- En effet.

- Préviens l'équipe. Le bal commence et il risque d'y avoir quelques complications.

- Comment cela ?

- Il sera parmi un groupe d'étudiants des Beaux Arts, avec un professeur.

- Au beau milieu de civils ? Voilà qui va nous compliquer la tâche ! Je préviens les autres !

- Et Scorpio ?

- Dans sa chambre d'hôtel. Le jeune serveur qui s'y trouvait vient de partir.

- Alors il va sans doute bouger bientôt. Tenez-vous prêts !

- Oui, chef !

- Je raccroche. Je passe en mode furtif. Il ne faut pas qu'il me voit.

- Soyez prudent. Je vous suis sur l'écran. Activez votre oreillette.

- Bien entendu. »

Et d'un seul coup, l'élégant jeune Américain qui semblait flâner le long du boulevard Saint Germain disparut entre la foule des badauds, comme s'il s'était évaporé. Sans un bruit, sans laisser une seule trace de sa présence. Personne ne le remarqua. Le très beau jeune homme à la longue chevelure d'or pâle qui faisait se retourner les femmes sur son passage pas plus que les autres. Il continua tranquillement son chemin et bientôt s'engouffra dans la bouche du métro et disparut à son tour.

oOoOo

Saga allait et venait, servant les clients avec efficacité. En passant entre les tables, il frôla le journal du client anglais de Kanon qui venait d'arriver. L'homme avait semblé contrarié en constatant qu'il n'y avait que Saga ce matin. Le serveur eut un mince sourire : son frère avait-il un ticket avec « l'exaspérant British » ? Son sourire se figea et se teinta d'une fugitive noirceur. Ou bien cela n'avait rien à voir avec le charme, pourtant bien réel et dévastateur, de son jumeau… Inferni était dans la place et la brasserie était sous surveillance… Le regard d'océan coula en coin et glissa rapidement et discrètement sur la surface de papier qui dissimulait le client. Lord Wyvern en personne. La seconde tête de Cerbère. C'était flatteur, vraiment…

A cet instant, le client anglais replia brusquement son journal et leurs regards se rencontrèrent. Océan aux courants profonds contre or liquide en fusion. Un instant. Puis le serveur, sur un geste du client, apporta l'addition et encaissa l'argent, remerciant chaleureusement son client pour le généreux pourboire. Sur un « Adieu » parfaitement prononcé, l'Anglais partit et le carillon résonna sinistrement derrière lui. Le sourire noir glissa à nouveau sur les lèvres parfaites du beau serveur blond, comme un éclair de chaleur que l'on voit à peine et que l'on n'entend pas avant qu'il ne frappe.

Saga se retourna vers le comptoir où Camus mangeait son petit-déjeuner sans s'en rendre compte, perdu dans ses pensées. Devant l'étendue de ce que l'étudiant avait avalé sans rechigner, pour une fois, le serveur laissa échapper un geste de surprise et rejoignit son ami à côté duquel il s'assit, attrapant un croissant réchappé du désastre.

« Dure nuit ?

- Dure semaine, en fait.

- Oui, c'est sûr. Tu tiens le coup ? Tu as pu rentrer chez toi ?

- Pas encore. Et j'ai été con. Vraiment con, sur ce coup.

- Comment ça ? »

La voix de Saga avait pris une tonalité légèrement métallique, comme l'arrière goût du sang dans la bouche quand on s'est mordu la joue et que le goût ferreux reste sur la langue.

- J'ai baissé la garde un instant. J'ai cru… Que Mi... Red était différent de ce qu'il semblait être…

- Camus. Que s'est-il passé ? T'a-t-il fait du mal ? Contraint à quoi que ce soit ? »

Cette fois-ci, ce n'était plus une légère tonalité de fond dans la voix, mais une inflexion menaçante générale. La voix du serveur était devenue granitique, basse et coupante, presque chuchotée. Et pourtant l'impression de danger avait explosé de façon exponentielle, sous-tendue d'une autorité impressionnante, impossible à contrer. Camus frissonna et releva la tête d'un seul coup pour regarder Saga bien en face. Il était soudain aux aguets, parfaitement conscient de découvrir un homme inconnu face à lui. Un homme qu'il sentait éminemment dangereux sans s'expliquer comment il le savait. Comme toujours, sa voix intérieure l'avertissait sans lui expliquer les détours qu'elle prenait pour en arriver aux conclusions qu'elle lui imposait. Saga était très dangereux, bien plus que Milo, c'était une certitude absolue. Et pourtant, face à lui, Camus n'avait pas peur. Il était tendu, mobilisait toutes les ressources de son esprit, et s'apprêtait à l'affrontement. Mais il n'avait pas peur. Comme s'il était en territoire connu…

La pensée le heurta violemment. Il failli lâcher un cri. Mais vraiment, qu'est-ce qui lui passait par la tête ? C'était n'importe quoi ! Il débloquait de plus en plus. Sa vie se délitait complètement. Lui ? Il était prêt à affronter Saga ? Et qui était Saga d'ailleurs ? Visiblement, certainement pas un simple serveur…

Un léger rire désabusé lui échappa et il attrapa une tasse de café et le dernier croissant, saluant dérisoirement le serveur au passage. Saga étrécit les yeux et pinça les lèvres en le regardant agir, mais ne dit rien. Il attendit que le jeune homme ait bu quelques gorgées de son breuvage avant d'insister, plus doucement cette fois. Aloïs ne semblait pas être dans son état normal… Il avait dû se passer quelque chose de grave. Car comment expliquer sinon qu'il lui tienne tête ainsi ? Personne ne se risquait à le faire… Même pas son frère.

« Aloïs, parle-moi. Que s'est-il passé avec Red ? Je suis ton ami, je m'inquiète pour toi. Tu sembles en état de choc…

- Oui, je pense qu'on peut dire ça, en effet.

- Raconte-moi. Tu te sentiras mieux, tu verras. Je pourrai peut-être t'aider ?

- Mi… Red est venu me chercher chez moi hier.

- Et tu es allé avec lui ? Après l'article d'il y a deux jours ?

- La presse avait réussi à trouver mon adresse. J'étais assiégé par les journalistes. Ils hurlaient, frappaient à ma porte. Je ne pouvais plus sortir et ils auraient sans doute fini par enfoncer la porte.

- Les cloportes !

- Alors quand… Red est venu, je l'ai suivi dans sa chambre d'hôtel, pour me mettre à l'abri.

- Dans sa chambre d'hôtel ! Mais tu as pensé aux conclusions que ne vont pas manquer de tirer ces déchets ?

- Non, je n'y ai pas pensé en effet. Et Red me l'a lancé au visage ce matin, tout heureux de pouvoir prétendre être mon amant.

- Prétendre ?

- Oui, Saga, prétendre. Il ne s'est rien passé cette nuit.

- Oh, est-ce que je décèle une note de déception dans ta voix ?

- Non ! J'ai… cru un instant que… Red n'était pas le séducteur sans coeur que la presse raconte, mais je me suis lourdement trompé. Il n'est que cela… Rien que cela… C'est un être froid et cruel, sans coeur. Je me suis tellement trompé... »

Saga s'assombrit en contemplant son jeune ami, abîmé dans ses pensées, qui semblait ne plus même s'apercevoir de sa présence. L'amertume dans sa voix, sur son visage, la douleur dans ses mots, lui faisaient comprendre tout ce que Camus taisait. Ses poings se serrèrent. Mais au moment où il esquissait un geste pour attirer Camus à lui, son portable sonna. C'était une sonnerie discrète, presque indécelable. Le serveur stoppa net son geste et les traits de son beau visage se figèrent, soudain durs et coupants. Si Camus n'avait pas été si absorbé par le flux intérieur de ses émotions, il aurait cette fois sans doute cédé à la peur. Car en cet instant, Saga était terrifiant. Il se leva lentement, le poing crispé sur l'appareil qui frémissait, et s'adressa à Camus.

« Excuse-moi, Aloïs. Un contre-temps. Je reviens vite. Régale-toi pendant ce temps. C'est pour moi. »

Et il disparut dans l'arrière de la brasserie. Camus eut l'impression de plonger dans un bain d'eau glacée. Il reprit violemment sa respiration et se redressa brusquement, brutalement tiré de son for intérieur. Ce n'était pas le contenu banal des paroles de Saga, ou ses gestes qui l'avaient ainsi réveillé. Non. C'était sa voix. Ou plutôt son ton de voix.

La voix de Saga était grave, mais chaude et mélodieuse. Elle variait selon les inflexions que son propriétaire lui faisait prendre : pouvant dévaler rapidement de la moquerie légère avec Lilian ou son frère jusqu'à la menace effrayante comme à l'instant, en très peu de temps. Le serveur était un virtuose dans ce domaine. Il maniait les mots, les inflexions et les commandements comme un orateur consommé ou un général de troupe : avec une précision et une efficacité parfaite. Et redoutable : Saga obtenait toujours ce qu'il voulait. Toujours…

Mais à l'instant, il n'avait pas reconnu la voix du serveur. D'ailleurs ce n'était presque plus une voix d'homme. C'était comme une voix de robot. Non… C'était pire. Une voix anti-humaine. Camus ne savait même pas que c'était possible, une telle voix… Atone totalement. Sans aucune inflexion. Sans âme.

Il eut un long frisson qui le secoua entièrement. Que s'était-il passé pour que le serveur change ainsi ? Que signifiait ce coup de téléphone ? Décidément, trop de mystères entouraient les gens autour de lui… Pourquoi ? Pourquoi toutes les personnes qu'il côtoyait avaient-elles ainsi un double visage ? Voire un triple...

Il soupira, s'agita un instant sur son siège, hésitant, puis se décida d'un seul coup, malgré le danger. Il sauta de son tabouret, contourna le comptoir et, le cœur battant, s'enfonça dans l'arrière brasserie à la suite de Saga.

Le serveur était debout, tout au fond de la cour intérieure aveugle, sur laquelle ouvrait la brasserie. Il parlait bas, de cette voix désincarnée atroce. Son visage, d'une dureté marmoréenne, était presque impossible à reconnaître, tant il semblait différent du visage bienveillant du beau jeune homme blond que Camus connaissait. De là où il était, l'étudiant n'entendait pas très bien, mais se rapprocher était difficile. Il se glissa malgré tout à quatre pattes sous une pile de chaises stockées là, sous une bâche pour les protéger de la pluie. Il rampa le plus discrètement qu'il put jusqu'à saisir quelques bribes de la conversation de Saga avec son mystérieux interlocuteur.

« Tu as échoué. Et tu auras des comptes à me rendre pour cet échec, sois en bien certain et prépare-toi. »

Camus déglutit péniblement. Cette fois-ci la voix affreusement atone avait repris une inflexion sinistrement menaçante. Le jeune homme ne savait pas à qui s'adressait cette mise en garde mais l'interlocuteur était clairement en danger. Mais il n'eut pas le temps de s'interroger sur le sens de l'échec dont il était question, Saga reprit aussitôt, d'une voix toujours aussi menaçante.

« Très bien. Concentrez-vous sur la mission. Je vais me charger personnellement d'Aloïs. Et de Red. Définitivement. »

A ces mots, le cœur de Camus cessa de battre un court instant puis reprit son fonctionnement dans une rafale de battements précipités et désespérés. Avait-il bien entendu ? Ces mots signifiaient-ils ce qu'il venait de comprendre ? Un tremblement s'empara de son corps. Léger d'abord, il gagna en force puis devint bientôt incontrôlable et presque frénétique. Ses nerfs lâchaient. Entre la nuit et la matinée qu'il venait de vivre, le choc de découvrir la vraie identité de Milo et ses paroles cruelles et finalement la cruauté de Saga, c'était beaucoup trop pour lui. Il n'avait que la force d'empêcher ses dents de claquer et de s'astreindre au silence, le temps que Saga, qui venait de raccrocher son portable, ne quitte les lieux.

Mais le brusque mouvement de la bâche qui recouvrait les chaises sous lesquelles il se dissimulait lui arracha un hurlement. Un terrible regard d'océan s'ancra dans le sien, fixe de terreur.

« Eh bien, eh bien, Aloïs de Montclar, qu'allons-nous faire de toi ? »

oOoOo

Chapter Text

Dans l'embrasure de la fenêtre, tourné vers l'extérieur, Red tressaillit imperceptiblement en entendant la porte de la chambre claquer violemment. Aloïs venait de sortir. Il expira douloureusement entre ses mâchoires crispées et sentit sa poitrine étreinte se dilater à nouveau. Bon sang ! Que ces quelques mots cruels avaient été insupportables à prononcer… Mais il le fallait. Pour son bien. Aloïs devait se détacher de lui et s'éloigner. Il était dangereux pour lui, il venait d'en avoir la preuve éclatante…

La scène de la douche passait en boucle dans son esprit comme un manège infernal. Le cauchemar de ses souvenirs et la main qui étreint son épaule. Le mécanisme sinistre de ses réflexes qui s'enclenche dans un esprit blanc et ses gestes automatiques meurtriers qui se mettent en place. La voix de ses entraîneurs qui retentit à ses oreilles et les points vitaux qui s'éclairent sur le corps tordu sous lui. Sa main qui s'avance pour prendre la vie, une fois de plus. Et la couleur magique d'une chevelure de mercure rouge qui déchire le voile sinistre de son conditionnement juste à temps et suspend l'exécution à la dernière minute.

Juste à temps. A la dernière minute.

Red se sentit perdre pied et tomber en lui-même. Il aurait pu le faire. Tuer Aloïs de ses propres mains sans même s'en rendre compte. La chute s'accéléra, se fit vertigineuse et l'air lui manqua. Il suffoqua soudain d'angoisse rétrospective.

Jamais ! Il refusait de faire du mal à Aloïs ! Il préférait s'arracher le coeur et la vie qu'il venait tout juste de retrouver. Un sourire doux amer passa sur les lèvres harmonieuses. Il avait oublié… Quand on aime, on ne pense qu'à la personne aimée… On s'oublie pour elle… On s'arrache le coeur… Il soupira douloureusement. C'était vrai… Il l'avait su pourtant, mais il l'avait oublié, repoussé à l'abri dans le passé d'une vie éteinte… Il se rappelait, à nouveau…

Il s'écarta brusquement de l'embrasure de la fenêtre. Il avait pris sa décision et ne reviendrait pas en arrière. Il était bien trop dangereux pour Aloïs. Le jeune homme appartenait au monde normal, celui de la lumière et du bonheur. Il avait le droit à une vie heureuse, loin de l'obscurité et de la mort. Loin de lui et de tout ce qu'il représentait et traînait avec lui.

Il se mit au travail, il fallait se préparer pour la mission. La dernière. Après il trouverait un moyen de disparaître. Définitivement. Son temps était fini, il l'avait compris cette nuit, dans les bras d'Io. Il devait se retirer tant qu'il le pouvait encore. Bientôt il serait trop tard.

Il rassembla les documents que lui avait transmis Gemini et alluma un feu dans la cheminée de sa chambre d'hôtel. Il veillait toujours à avoir une cheminée, justement pour ce besoin-là. Une fois la flamme bien vive, il jeta les documents dans l'âtre et attendit patiemment que le feu ait tout dévoré. Puis il se prépara.

Il attacha sa crinière de boucles éclatantes et la fit disparaître sous une perruque sombre parsemées de cheveux gris. Puis il modifia les traits et l'expression de son visage avec un maquillage savant et précis qui lui fit prendre quelques dizaines d'années. Bientôt il ne fut plus reconnaissable que par son incroyable regard d'eau translucide. Il hésita un instant, mais avec un mouvement d'humeur attrapa un étui de lentilles de contact de couleur et poussa résolument la porte de la salle de bain.

Devant le miroir, le regard de mer d'été disparut derrière un regard marron bleuâtre chargé d'ans et Red le flamboyant ne fut plus qu'un vieil homme cassé par l'âge.

Apparemment satisfait de sa métamorphose, Red retoucha sa tenue pour la rendre moins ajustée et dissimuler son corps athlétique sous des vêtements trop grands et informes. Puis lorsqu'il fut enfin complètement satisfait et méconnaissable, il attrapa une veste de velours râpée, dépareillée du pantalon côtelé qu'il portait et sortit.

Il gagna le porche puis la rue sans encombre et passa au nez et à la barbe des nombreux journalistes et paparazzis qui planquaient encore dans l'espoir de les surprendre Aloïs ou lui. Apparemment le jeune homme avait réussi à leur filer entre les doigts… Le visage flétri s'assombrit fugitivement et cruellement. Parfait !

Marchant d'un pas hésitant, alourdi par l'âge, il parvint à la bouche de métro la plus proche et s'engouffra dans les méandres sombres. Il prit une rame dans une direction, descendit au bout de quelques arrêts et repartit en arrière. Puis il en prit une autre dans une autre direction jusqu'à croiser une nouvelle ligne qui l'emmena dans une autre direction encore. Il suivit ainsi un itinéraire mystérieux durant près d'une heure avant de descendre Gare du Nord. Il marcha de son petit pas tranquille durant une dizaine de minutes, s'enfonçant dans le quartier populaire et remontant une petite rue sombre jusqu'à atteindre enfin sa destination. Soudain, il poussa rapidement une porte et s'engouffra dans un immeuble.

Sans hésiter, comme s'il connaissait parfaitement les lieux, il descendit l'escalier branlant jusqu'aux caves. Il se dirigea vers la dernière et ouvrit la porte fermée à clé. A l'intérieur, il se fraya un passage au milieu du bric-à-brac entassé jusqu'à atteindre le mur du fond. Il déplaça quelques briques descellées et un coffre apparut.

Red composa un code et le coffre s'ouvrit avec un léger déclic. A l'intérieur se trouvaient des liasses de billets, une arme, un passeport et un téléphone. Un portable prépayé fonctionnant sur batterie spéciale. Fouillant dans sa poche, il sortit et positionna cette dernière et composa un numéro. Une sonnerie retentit, distante et grésillante.

Red se mordit la lèvre inférieure. Pourvu qu'il décroche ! Il avait vraiment besoin de lui, cette fois.

Parce que cette fois Scorpio allait tirer sa révérence. Il accomplirait ce soir sa dernière mission, son plus grand coup d'éclat. Et Red s'envolerait pour une nouvelle destination exotique, de scandales et de scoops. Et son avion s'abîmerait quelque part dans l'océan. A moins que son train ne déraille ou que sa voiture n'ait un accident… Bref, en tout cas, Red mourrait. Et on retrouverait son corps, bien entendu. Il le fallait ou bien jamais Charis ne connaîtrait la paix. Iéros la pourchasserait toujours…

La sonnerie se poursuivait, dans le vide. Quelques gouttes de sang apparurent sur sa lèvre inférieure. S'il ne répondait pas, comment faire ? Mais au moment où il formulait cette pensée angoissante, un déclic se fit.

« Embros ?

- Dohko ? C'est moi. Ça y est. J'ai besoin d'aide, cette fois-ci. Je dois disparaître.»

oOoOo

Camus, yeux agrandis d'angoisse, contemplait Saga qui le surplombait de toute sa taille, le regard impérieux et terrible ancré dans le sien. Un regard dur et cruel, qu'il ne lui connaissait pas. Le jeune homme cilla devant cette évidence. Il ne connaissait pas du tout cet homme. L'image du beau serveur blond souriant et rassurant volait en éclat et disparaissait lentement. C'était un leurre, un piège dans lequel il était tombé. Saga n'avait rien de rassurant. L'homme devant lui était effroyable. C'était un gouffre sombre, sans fond, terrifiant, qui se creusait tout-à-coup sous ses pieds. Sa raison vacilla soudain sous la peur qui l'étreignit. Qu'allait-il se passer ? Qu'allait-il advenir de lui ? Saga allait-il s'occuper de lui définitivement comme il venait de l'entendre dire à son contact par téléphone ? En croisant le terrible regard bleu démonté, Camus sut que l'homme devant lui était capable de telles choses, qu'il l'avait déjà fait, qu'il avait du sang sur les mains, sur la conscience.

Saga s'approcha doucement de lui, presque à le frôler. Camus eut un sursaut nerveux, comme pour échapper à une menace mortelle, mais coincé comme il l'était sous les chaises bâchées, il n'avait pas beaucoup de marge de manœuvre. Il avala difficilement sa salive et frémit longuement. Cette lenteur de mouvement était encore plus terrifiante que tout, comme l'œil de l'ouragan quand tout se suspend avant de recommencer. Bientôt le vent hurlant et dévastateur lui déferlerait dessus… Son cœur sombra dans sa poitrine qui se serra à lui faire mal.

Saga se pencha puis s'accroupit doucement face à lui, à sa hauteur. Il écarta les mèches écarlates qui dansaient, humides devant ses yeux. Ses gestes étaient doux, presque tendres, et cette douceur était encore plus effrayante. Puis sa main caressa doucement sa joue et glissa dans son cou.

Et soudain Camus étouffa un cri de douleur et des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Saga avait empoigné sa nuque de telle façon que la douleur était irradiante. Il devait connaître et presser des points secrets, car la souffrance ne disparaissait pas mais se propageait à tout son corps, hachant sa respiration par à-coups saccadés. Il gémit sourdement, à la limite de ses forces. L'étreinte se relâcha, mais la grande main ferme demeura pesante sur sa nuque, comme une menace.

« Oui, qu'allons-nous faire de toi, Aloïs de Montclar... »

La voix grave était soyeuse, glissant avec délectation sur son nom. Elle était chargée de menaces suspendues pour l'instant mais qui s'abattraient au premier signe de contrariété. Comme une épée de Damoclès pesant au-dessus de sa tête. Comme cette main s'alourdissant sur sa nuque qui caressait doucement sa peau après lui avoir fait monter au yeux des larmes de douleur.

Soudain la main agrippa à nouveau sa nuque, mais sans douleur cette fois. La poigne était ferme et n'admettait que l'obéissance, mais Camus n'envisageait plus de défier Saga. Il avait compris la leçon. Pour l'instant, il valait mieux obéir. Saga se releva et le mit debout à sa suite, comme une marionnette désarticulée.

« Allez, en route. Il est temps que tu saches certaines choses te concernant, Aloïs.

- Me… Me concernant ?

- Oui. Mais pas ici. Trop risqué avec les opérations en cours.

- De quoi parles-tu ?

- Allons, allons, ne joue pas à l'idiot avec moi. Et n'insulte pas mon intelligence et mon sens de la planification non plus. Tu as très bien compris de quoi il retourne, n'est-ce pas ? »

Ils s'affrontèrent un instant du regard, ambre rouge chargé d'étincelles contre courants marins sans fond. Un léger sourire erra sur les lèvres de Saga. Et doucement l'esprit noyé de crainte de Camus se ressaisit et se raffermit, redevint limpide comme du cristal. Son souffle erratique se rasséréna et son cœur reprit un rythme régulier. Ses capacités de réflexion s'aiguisèrent et il fut tout à fait maître de lui. Une dureté et une transparence aiguisée et dangereuse émergèrent tout à coup face à Saga. Un calme souverain le gagna, tandis que son esprit, libéré des chaînes de la peur, se mettait à fonctionner au maximum de ses capacités et de sa rapidité, parfaitement serein, clair et efficient. Le sourire de Saga s'élargit et se fit plus franc, presque affectueux.

« Mmmh, bon sang ne saurait mentir en effet. Le voilà, on dirait, mon Aquarius.

- Tu sembles avoir des révélations à me faire.

- C'est le cas.

- En lien avec tout ce qui s'est passé cette semaine, n'est-ce pas.

- Exactement.

- En lien avec ma naissance et ce père que je n'ai jamais connu ?

- Tout à fait.

- Très bien, je te suis.

- Parfait. »

La grande main quitta doucement, presque à regrets sa nuque et sur un dernier coup d'œil triomphant, Saga se détourna et gagna le fond de la cour intérieure de la brasserie où se trouvait la porte arrière donnant sur une petite rue discrète. C'était par là que Camus s'était déjà échappé une fois, lorsque les paparazzis le pourchassaient. Il avait admiré la configuration des lieu, très efficace. A présent, il comprenait que tout avait été prévu et anticipé. Une certaine forme d'admiration le gagnait. Cet homme ne laissait rien au hasard. Il organisait tout en arrière, dissimulé, patient et efficace. C'était un planificateur de l'ombre. Et un redoutable en plus.

« Où allons-nous ?

- Chez moi.

-Chez Kanon et toi, tu veux dire.

- Non. Chez moi.

- Tu ne vis pas avec ton frère ? Je croyais…

- Il ne reviendra pas. Il ne reviendra plus. »

L'inflexion de la voix grave avait quelque chose de sinistre en prononçant ces mots. Camus frissonna d'horreur. Sans savoir exactement comment ni pourquoi, il le sut. Kanon était en danger. Et Saga le savait. Et il ne faisait rien pour secourir son frère ! Il esquissa un geste pour s'élancer mais une poigne d'acier le cloua sur place avec une rapidité qui lui tira un gémissement de douleur.

« Ne bouge pas. Cela ne te regarde pas.

- Quoi ! C'est ton frère ! Pourquoi dis-tu cela…

- Silence. Cela ne te concerne pas, j'ai dit. Tu n'as pas à savoir cela. Avance. Après toi. »

La grande main puissante de Saga s'appesantissait dangereusement sur son avant-bras, lui intimant l'ordre de céder et de le précéder vers la porte ouvrant sur la rue. Mais Camus, regard planté dans les yeux d'océan, n'en revenait pas de ce qu'il y lisait. Sa voix intérieure, à la clairvoyance étrange mais qui ne se trompait jamais, frémissait de ce qu'elle mettait au jour. Kanon était en danger. Non seulement Saga le savait, mais il en était responsable. Il avait sacrifié son frère. Son propre frère. Son jumeau.

Un long et puissant frisson de terreur parcourut Camus, qu'il ne parvint pas à masquer complètement. Cela n'échappa pas à Saga, qui ne le quittait pas des yeux. Ses pupilles s'étrécirent, comme celle du tigre qui entrevoit une proie, et il sourit. Le frisson de Camus s'accentua et il perdit l'idée d'en garder le contrôle. Cet homme lui fichait une frousse bleue !

« Exactement. Si je suis capable de ça, tu imagines ce que je pourrais te faire ? Avance ! »

La dureté et l'ombre avaient refait surface, écrasantes. Chez cet homme elles n'étaient jamais loin nota mentalement Camus en obtempérant machinalement. Affronter Saga revenait à marcher en équilibre sur une corde raide suspendue au-dessus d'un gouffre vertigineux. C'était épuisant. Au moment de passer la porte, il tenta brièvement de trouver un moyen de laisser une trace de son passage à la brasserie.

« Ne joue pas à ça avec moi, Aloïs. Tu le regretterais, crois-moi. »

La voix dure éclata comme une balle. La main sur son avant-bras se fit douloureuse. L'autorité écrasante de Saga n'admettait encore une fois pas de contradiction. La mort dans l'âme, Camus se mit en marche.

Il allait falloir jouer serré...

oOoOo

« Hé, salut les gars !

- Bonjour Kanon !

- Bonjour les filles. Ça fait longtemps que vous êtes arrivés ? Et le prof ?

- Il arrive. Il est un peu en retard. Edouard aussi d'ailleurs. Tu n'es pas le dernier.

- Pfiou, avec le boulot, j'ai failli ne pas pouvoir venir.

- Oh, ça aurait été tellement dommage ! La journée n'aurait pas été la même sans toi ! »

Thomas et Tom échangèrent un regard pétillant et Kanon se retint de montrer son déplaisir. Gabrielle n'était même plus discrète en public, à le draguer lourdement. Que devait-il faire ? Il avait pourtant été clair. Il n'était pas intéressé. Il sourit légèrement, d'un air gêné. Elle manœuvra pour se coller à lui. Un geste de contrariété manqua de lui échapper. Pourvu que cette cruche au maquillage appuyé ne vienne pas gêner ses plans sinon… tant pis pour elle ! Il s'écarta, l'air de rien, et rejoignit Thomas avant de s'asseoir à côté de lui. Le regard de Gabrielle s'assombrit de mécontentement. Si seulement elle pouvait comprendre…

Mais il n'était pas là pour le plaisir. Il avait une mission à accomplir. Le regard d'océan se fit inquisiteur et impérieux en même temps et tout en plaisantant avec les autres étudiants – et en évitant le pied de Gabrielle sous la table – Kanon embrassa rapidement la salle du regard. Comme une photographie qui s'imprimait immédiatement sur sa rétine dans son entièreté avec une précision absolue. C'était l'un de leurs talents, à Saga et lui, une vision panoramique et absolue, d'une précision redoutable. Un coup d'œil rapide et la scène était fixée dans leur mémoire à jamais. C'était bien pratique...

A la table d'à côté, sur sa droite, deux jeunes hommes étaient en grande conversation sur leurs performances aux jeux vidéos respectives. Leur conversation, agréable et légère, parvenait d'ailleurs par bribes. Ils étaient châtains tous les deux mais avec des teintes et des coupes différentes. L'un des deux avait les cheveux plus longs et le second n'avait qu'un œil, l'autre étant fermé par une profonde cicatrice.

« Mais si, Isaak, je te le dis : le secret pour atteindre le niveau 2, c'est de ne pas manquer le trésor gardé par l'orque-dragon.

- N'importe quoi ! Il faut tout simplement être plus rapide que le chevalier fantôme et le désarmer. »

Ils étaient mignons tous les deux, surtout le jeune borgne. Mais ils ne présentaient pas de danger. Aucun intérêt.

Sur sa gauche, un couple âgé sirotait tranquillement leur boisson chaude. Ils semblaient fortunés au vu des bijoux de madame. Peut-être attendaient-ils la vente ? Aucun intérêt non plus.

Un peu plus loin, en revanche, un homme attira son attention. Il semblait nerveux et consultait régulièrement sa montre. Pour une journée plutôt pas trop maussade, il était très – trop - chaudement vêtu et n'avait pas quitté son manteau bien qu'à l'intérieur de l'établissement. Il jetait de fréquents et brefs regards autour de lui. Un flic ? Un journaliste ? Un garde du corps ou un privé ? A surveiller.

Le reste des clients ne présentait pas de signe particulier de menace. Apparemment, Scorpio n'avait effectivement pas été démasqué. Encore une fois, il allait frapper comme la foudre, émergeant brusquement de l'ombre. Il fallait dire que sa couverture était prodigieuse ! Jamais, avant de le voir apparaître à la salle de sport, il n'aurait pensé que le fameux Red et Scorpio n'étaient qu'une seule et même personne. Il en fallait pour se planquer en pleine lumière ! Kanon sourit. Et quel canon… Après la mission, qui savait ? Il pourrait peut-être tenter une approche. C'était contre les règles, mais bon, les règles, c'était fait pour être enfreint, non ? Son sourire s'élargit, à la pensée de ce que son frère dirait de ce qu'il était en train de penser en ce moment. Sur ce point, Saga et lui étaient vraiment très différents. Et depuis toujours. C'était vrai qu'ils avaient été séparés longtemps jusqu'à se retrouver sous l'égide de Iéros et d'Arès à leur quinze ans, mais leurs caractères étaient quand même opposés sur bien des points. D'ailleurs leurs destins l'avaient été aussi. Kanon étouffa un soupir et se mordit inconsciemment la lèvre du bas. Il se remémora son arrivée treize ans auparavant à Iéros.

oOoOo

L'endroit est étrange. C'est une île, sombre et tourmentée, au relief accidenté, à l'écart du monde derrière une falaise rocheuse verticale et inhospitalière. Le lieu a l'air inhabité et ne donne vraiment pas envie de s'attarder. Les deux hommes le poussent sans douceur, mais sans brutalité non plus. Kanon regarde autour de lui, effrayé et perplexe en même temps.

Que fait-il ici ? Pourquoi est-on venu le chercher à l'institution ? Est-ce pour une adoption ?

Il en aurait été si heureux quand il était petit. Mais aujourd'hui, il ne sait plus. Il a grandi avec ce manque, avec ce vide de ne compter pour personne. Il s'est construit dans l'indifférence et l'absence. Il n'a besoin de personne. Plus maintenant. Alors à quoi bon, à présent ?

L'homme de tête donne un ordre bref dans une langue inconnue. Ses deux gardiens le poussent à nouveau dans une direction, vers la falaise. Et soudain, Kanon voit se dessiner une fissure dans la roche. Il étouffe un cri de surprise. Il y a un passage vers les entrailles de l'île.

Son œil enregistre un mouvement et un nouveau cri lui échappe. Des ombres se détachent de la roche. Ce sont des hommes vêtus de noir et armés. Lourdement. L'issue est gardée.

Abasourdi, Kanon est conduit à travers les boyaux souterrains jusqu'à émerger à l'air libre. L'intérieur de l'île est protégé par cette ceinture rocheuse mais on voit à nouveau le ciel. Ce que découvre l'adolescent le laisse sans voix : des monuments en ruines, anciens, très anciens, remontant à une époque disparue, s'élèvent vers le ciel sur une échine de pierre. Ils sont majestueux et sans âge, silencieux et abandonnés. A côté se trouvent des bâtiments modernes, reliés par des câbles et des antennes au monde actuel. C'est une petite ville qui s'étend à l'ombre du sanctuaire antique délabré. Et c'est vers le plus imposant de ces bâtiments que les hommes de son escorte le conduisent.

Kanon lève un regard ébahi sur la façade luxueuse du palais. C'est beau et grandiose. Et lorsqu'il pénètre à l'intérieur, il constate que le luxe s'épanouit dans le moindre détail. Ses gardes le conduisent dans une grande pièce au centre de laquelle se trouve un bureau gigantesque et ouvragé. Puis ils le laissent seuls.

Kanon regarde autour de lui avec appréhension et curiosité à la fois. Que fait-il ici ? Il s'avance vers le bureau, jette au coup d'œil aux objets de prix qui s'y trouvent, aux papiers qui le jonchent. Que fait-il ici ?

Il se retourne vers l'intérieur de la pièce. Son regard erre sur la muraille, les tableaux de prix, les tentures. Il accroche un miroir qui lui renvoie son air perdu et désemparé. Que fait-il ici ?

Un léger bruit derrière lui. Une porte tourne presque silencieusement sur ses gonds. Il se retourne d'un seul mouvement. Il n'a pas vu de porte, il en est sûr. Il a toujours eu un excellent coup d'œil. Il n'y a pas de porte…

Il y a une porte. Prise dans la muraille, indécelable. Elle vient de s'ouvrir sur un couloir obscur et un garçon de son âge vient de pénétrer dans la pièce. Il s'est arrêté sur le seuil et le regarde intensément. Et Kanon sent son souffle s'arrêter dans sa gorge d'un seul coup.

Il se contemple, là, en face, sur le seuil. C'est son visage. Ce sont ses yeux, bleus comme l'océan profond. Ce sont ses cheveux, blond cendré, épais et longs. C'est son corps, puissant et formé déjà pour son âge. C'est lui. Et ce n'est pas lui puisque c'est un autre, en face de lui.

Quel est ce prodige ? Il respire à nouveau, par à-coups, difficilement.

« Bonjour Kanon. Tu ne me connais pas encore, mais moi je sais qui tu es. Je m'appelle Saga.

- Qui… Qui… es-tu ?

- Je suis ton frère. Ton frère jumeau. »

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Oui, il se rappellerait toujours ce jour où il avait retrouvé Saga. Son autre si différent de lui. Son autre qu'il ne comprenait pas bien souvent, qui lui échappait. Son autre obscur et effrayant, qui s'était construit dans cet endroit inhumain, loin de lui.

C'était Iéros qui avait fait Saga. Et Saga était rigide. La Règle était absolue pour lui. Il ne dérogeait jamais, ne s'amusait jamais. Que sa vie devait être chiante ! Depuis treize ans à présent, Kanon tentait de le tirer vers la lumière, de le sauver. Mais c'était difficile, très difficile. Parce qu'on n'échappait pas à Iéros ainsi. Qu'il lui avait fallu plonger lui-même bien profond, pour avoir une chance de tirer Saga hors des griffes qui s'étaient refermées sur lui il y a si longtemps. Il avait d'ailleurs failli se perdre lui-même. Mais il touchait au but. Après cette mission, il allait y arriver, enfin. Avec l'aide de Camus, il pourrait tirer son jumeau de cet enfer.

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« Saoriiii ! Par ici ! »

La jeune fille se précipita vers le cri qui avait couvert un instant la cohue. Heureusement que Mi-Chan avait une voix surpuissante ! Sinon, elle ne les aurait jamais retrouvées, toutes les deux, Sayako et elle ! Elle s'arrêta net et se courba en deux, hors d'haleine, les mains sur ses genoux, cherchant à reprendre son souffle.

« Ah… Ah… Heu… reu...sement que je... vous… trouve…

- Saori-Chan, ça va ? Tu m'inquiètes !

- Non… Non… Je suis juste… un peu essoufflée…

- Tant que ça ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Je me suis faite griller quand j'ai fait le mur : Takeshi-san m'a vue et il a fallu que je sème les hommes de mon grand-père… Heureusement que je cours plus vite qu'eux !

- Oh là là… Ils ne vont pas rappliquer ici au moins ? Tu es sûre ?

- Mais non Saya-chan, ne t'inquiète pas ! Ils ne savent même pas qui sont les Little Kitties !

- Quoi ? Impossible ! Tout le monde les connaît !

- Pas les vieux ! Et eux ce sont des très vieux ! Le plus jeune a au moins quarante ans !

- Ah oui, tant que ça ! Ce sont des grand-pères !

- Ben oui, puisque ce sont les hommes de mon grand-père ! Aucun danger de les voir débarquer à un concert d'Idols !

- Les filles ! Ça va commencer ! Allons-y !

- Ouiiiii ! Venez toutes les deux ! »

Et les trois jeunes filles se joignirent à la foule adolescente qui se massait avec enthousiasme pour pénétrer dans la grande salle de concert, guidée par des hôtesses souriantes. Saori trépignait d'impatience et d'excitation et sautillait allégrement parmi la foule, au rythme de la musique qui commençait à s'élever.

Pour une fois qu'elle pouvait s'amuser librement avec ses deux meilleures amies sans avoir un sinistre garde du corps tout de noir vêtu collé à ses basques ! Elle allait vraiment pleinement en profiter ! Elle rejeta ses longs cheveux éclaircis, couleur miel, en arrière et attrapa machinalement une mèche qu'elle lissa entre deux doigts. Elle admira la couleur chatoyante et sourit avec une pointe de satisfaction appuyée : son grand-père n'allait pas aimer le résultat, lui qui prônait la « beauté nippone naturelle et traditionnelle ». Elle haussa les épaules. Quel vieux croûton ! Lui et sa fichue organisation…

Le regard de jade de la jeune fille s'assombrit. Qu'est-ce qu'elle pouvait les détester, ces yakuzas… Ils représentaient tout ce qu'elle abhorrait… Si seulement ils pouvaient tous disparaître et la laisser tranquille !

Mais à cet instant, son portable vibra, dans la pochette de soie qu'elle portait entre ses deux seins et elle l'attrapa rapidement pour y jeter un coup d'œil.

« Ojiisan » S'affichait sur l'écran silencieux.

Avec un mouvement d'humeur, la jeune fille raccrocha la communication, éteignit l'appareil, puis saisit la main de chacune de ses deux amies et, ensemble, elles pénétrèrent dans la salle de concert avec un sourire d'extase et des gloussements d'adoration.

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Mitsumasa Kido raccrocha son portable lentement, les sourcils froncés, et demeura immobile un instant, puis il rangea l'appareil brusquement, avec humeur. Sa petite fille ne lui avait pas répondu… Non, pire. Elle lui avait coupé la communication au nez ! Un soupir soucieux lui échappa, que son vis-à-vis, un beau jeune homme pâle, à la longue chevelure châtain, aux yeux noisette surmontés de deux points de vie tatoués de rouge sombre, fit semblant de n'avoir pas entendu.

Cette gamine commençait à vraiment lui poser des soucis… Depuis quelques temps, elle n'en faisait plus qu'à sa tête… Il l'avait vraiment trop gâtée depuis la mort de ses parents... Il allait falloir durcir les règles et taper du poing sur la table. Elle risquait de se mettre en danger, si elle continuait ainsi… Il fit un geste de la main. La porte entrouverte s'ouvrit aussitôt et un homme très grand et baraqué entra. Il était impressionnant, à la fois par sa stature et par les traits accusés de son visage que l'absence totale de chevelure venait rendre encore plus dur.

« Tatsumi, appelle Takeshi et fais en sorte que ma petite-fille me rappelle. Le plus vite possible. Je veux savoir où elle se trouve.

- Mais elle doit être à la maison du clan, Ojiisan.

- Je veux en être sûr. Fais-le.

- Immédiatement, Ojiisan.

- Et reviens me prévenir ensuite, même si la rencontre a commencé.

- Bien, Ojiisan. »

Tatsumi se retira et Kido et son compagnon restèrent seuls, un instant silencieux, face à face, devant deux tasses de thé fumantes. Le chef yakuza se pencha doucement et saisit avec grâce et légèreté sa tasse qu'il porta à ses lèvres. Puis, après avoir bu, il releva les yeux vers le jeune homme toujours silencieux et immobile devant lui.

« Excusez-moi, Ariès. Vous devez me trouver ridicule de me préoccuper de ce genre de détails au moment de conclure cette alliance si importante, mais ma petite fille est tout ce qu'il me reste de ma fille adorée et j'y tiens plus qu'à la prunelle de mes yeux.

- Ne vous inquiétez pas. Au contraire, je comprends tout à fait. La famille est plus importante que tout, paraît-il, quand on a la chance d'en posséder une. Je dirai même qu'à ce titre, je vous envie.

- N'avez-vous plus personne ?

- Non. La seule personne qui comptait pour moi a été éliminée il y a des années. C'est la raison de ma présence à vos côtés, d'ailleurs.

- Je vois. Je ne peux donc pas me réjouir de recevoir votre aide. C'est une bien triste raison qui vous a mené à moi et je le regrette profondément.

- Merci. Mais ce n'est pas le moment de nous apitoyer. Nous avons plus sérieux à nous préoccuper. Bientôt, vous allez rencontrer les chefs majeurs d'Inferni et conclure une alliance avec eux contre Iéros. C'est cela le plus important.

- En effet. Enfin, nous allons, grâce à la force réunie de nos deux organisations, pouvoir contrer cette engeance du mal.

- C'est le but que nous poursuivons tous, eux, vous et moi. Couper définitivement la tête de cette hydre malfaisante et l'empêcher de nuire à jamais ! Ils ont pris trop de vies innocentes !

- Oui. Beaucoup trop... »

La main droite de Kido se serra sur l'anneau d'or et de jade sculpté qui pendait en pendentif autour de son cou, accroché à une chaîne d'or. Un visage passa rapidement, comme un songe merveilleux, dans l'air vibrant, presque comme si un être magique l'effleurait de ses ailes de fée. Un éclair de douleur traversa subrepticement le regard martial et ferme du vieil homme, le faisant vaciller imperceptiblement. L'espace de quelques secondes, il eut l'air soudain très vieux. Et fatigué. Puis tout disparut, et la figure grave et altière, qui faisait la fierté et la force de la branche du Kantô de l'Ordre du Sceptre, apparut à nouveau, chassant peine et fatigue. Ariès l'admira sans réserve. C'était pour cette dignité et pour cette force, ainsi que pour ce code d'honneur d'un autre temps qu'il l'avait choisi. Il fallait tout cela pour contrer Iéros et Arès. Et Gemini…

Des pas feutrés résonnèrent dans le couloir et quelques coups furent frappés à la porte. L'heure était venue. Les deux hommes se regardèrent et se levèrent. Sur un geste d'Ariès, Kido se plaça derrière lui et attendit. Ariès ouvrit la porte et inspecta soigneusement les hommes présents ainsi que les lieux. Il était sur les dents, conscient de l'importance de cette rencontre. Si elle avait lieu, elle signerait sans doute la fin de l'hégémonie de Iéros dans le monde de l'ombre, faisant émerger un contre-pouvoir conséquent. L'Hydre avait tout intérêt à ce que l'alliance ne soit pas scellée. Ses tueurs devaient être embusqués quelque part, prêts à frapper. Il devait les déjouer et les prendre de vitesse. Il était là pour cela ! Il avait attendu ce moment unique toutes ces années et enfin, il était l'heure de rendre les coups !

Il donna le signal du départ.

oOoOo

A l'une des tables du café Drouot, qui ne désemplissait pas avec la grande vente annoncée, un joyeux groupe d'étudiants qui ne cessait de grossir attirait l'attention. Ils étaient enthousiastes et communicatifs et parlaient fort. Les plaisanteries fusaient, faisant sourire les autres clients et parfois arrachant même un semblant de sourire aux serveurs snobs qui circulaient entre les tables. Apparemment, ils venaient des Beaux-Arts et attendaient leur professeur qui devait les faire entrer et assister à la grande vente.

A milieu de la large tablée, à moitié tourné vers l'extérieur et plaisantant avec son voisin immédiat, Kanon surveillait discrètement les alentours. La tension montait en lui, à mesure que l'heure avançait. Déjà, les journalistes se massaient et défilaient pour les plus importants, accédant à l'intérieur de la galerie de l'hôtel des ventes. Plusieurs gros acheteurs étaient arrivés. Au moins deux en toute discrétion étaient passés par l'arrière et deux autres avaient complaisamment posé pour les journalistes massés sur le perron.

La cible ne tarderait sons doute plus à arriver à présent.

Le regard bleu profond du jeune homme se perdit dans le lointain, s'évadant vers la rue, accrochant une large terrasse au sommet d'un immeuble distant de plusieurs centaines de mètres. C'était quand même sacrément loin… Pourvu que Scorpio soit à la hauteur de sa réputation et qu'il ne manque pas son tir…

Un mouvement se fit au bout de l'avenue. Une énorme Rolls Royce dorée et clinquante, d'un affreux mauvais goût, s'avançait, escortée de berlines plus discrètes. Le regard océan s'anima de puissantes déferlantes et le corps athlétique se tendit imperceptiblement. La cible se montrait enfin. Le bal commençait !

Sans qu'il le remarque, toute son attention dirigée sur la puissante voiture qui ralentissait à l'approche de l'hôtel des ventes, deux jeunes hommes à l'accent américain, qui disputaient jusque là avec enjouement de leurs capacités respectives aux jeux vidéos, comme les derniers des geeks, se placèrent en silence de façon à l'encadrer discrètement, le prenant en tenaille.

Sur un regard discret de Baïan, Isaak porta la main à son émetteur et émit le signal.

Le dernier acte de la tragédie s'ouvrait enfin.

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Red raccrocha le portable et bascula la tête en arrière en fermant les yeux et en poussant un long soupir de soulagement. Il demeura immobile quelques secondes, puis rapidement détacha la batterie, enleva la carte sim et écrasa l'appareil sous son talon d'un coup sec. Puis il empocha l'argent et les papiers, remit les briques en place et sortit de la cave puis de l'immeuble. Dans la rue, il jeta les débris du portable dans des poubelles, en prenant soin de les éparpiller.

Ça y était. Tout était bouclé. Il était prêt, il pouvait accomplir sa mission et disparaître. Il consulta sa montre. Plus que deux heures avant la mission. Il avait juste le temps de tout préparer. Il ne devait pas traîner !

Il se mit en route et descendit quatre à quatre les marches de la bouche de métro la plus proche, rentrant par le trajet le plus direct, cette fois, jusqu'à son hôtel.

Il remonta rapidement jusqu'à sa chambre, vérifia ses pièges avec soin, puis fit son bagage en deux minutes. Il voyageait toujours léger, pour pouvoir partir vite, le cas échéant. Il avait naturellement des planques un peu partout, au besoin. Il consulta rapidement sa montre, à nouveau. Il n'aurait pas le temps de revoir Aloïs une dernière fois avant de partir et ça valait mieux ainsi. Le regard de Méditerranée radieuse s'obscurcit. Ça valait mieux, indiscutablement, mais ça faisait mal. Tellement mal.

Je ne te dois rien. Tu n'es rien. Rien d'autre que mon alibi.

Un visage exsangue de porcelaine dont le regard incrédule et blessé s'attache à lui, comme s'il ne pouvait pas croire les mots cruels qu'il vient d'entendre. Les admirables yeux d'ambre rouge miroitant, qui débordent presque et les lèvres pâles qui tremblent. Et la colère qui éclate, qui trahit l'amère déception et la souffrance.

Il se mordit la lèvre inférieure avec force et le goût métallique du sang coula dans sa gorge. Il l'avait voulu, après tout. Le détacher de lui. L'écarter de cette ombre, de ce mal qui suintait de lui, pour éviter de l'entraîner avec lui dans sa perdition.

Il ferma les yeux et se laissa tomber assis sur le lit. Tant de choses s'étaient passées en une pauvre petite semaine. Son univers cruel et immanent avait sombré. Il ne restait rien. Que des ruines. Comme si la guerre avait éclaté sur Iéros et son royaume d'ombres et l'avait déchiré. Et il restait sonné, à terre, ne sachant pas bien s'il était vaincu ou vainqueur.

Quelque part, il avait le sentiment d'avoir gagné. Milo était né à nouveau en lui, avait resurgi du gouffre sombre où il avait été enseveli par les actes terribles du passé, si longtemps auparavant. Sa mémoire scellée était réapparue, son être s'était remis en marche, comme réactivé, ranimé après un long sommeil de cauchemar. Cela ne pouvait être une défaite… Mais pourtant, la douleur lancinante qui ne le quittait pas, qui hachait sa respiration et précipitait les battements de son cœur lui donnait un amer goût de cendres dans la bouche. Et cela, n'était-ce pas la saveur de la défaite ?

Il secoua la tête, les yeux fermés et son bras vint recouvrir son visage, comme pour le cacher. Il ne savait vraiment pas. Il était complètement perdu, comme il ne l'avait plus été depuis cette nuit terrible de coups de feu, d'explosions et de larmes quand maman et papa avaient disparu et que Charis et lui s'étaient retrouvés seuls. Oui, il était redevenu humain, en fin de compte. Humain, comme avant ce pacte avec le diable. Et la souffrance faisait partie de l'humanité… Mais pas seulement cela… Le bonheur aussi… Il avait oublié tant de choses...

Aloïs...

Une silhouette de dos, face à une photo d'une beauté terrible. Une chevelure incroyable de mercure rouge chatoyant aux innombrables reflets de feu liquide embrasant la lumière. Un visage de poème ou de rêve à la perfection douloureuse, à la peau de soie blanche, aux yeux de bijoux précieux, aux traits ciselés, qui se lève vers lui avec émotion et admiration. Les mots qui se glissent doucement par les infimes craquelures de son armure pour atteindre cet être intérieur profondément endormi depuis si longtemps et faire éclater ce masque sublime et cruel.

Aloïs…

Le bonheur et la plénitude de se reconnaître, de se choisir et d'être élu.

Puis les mots cruels, de rejet. Et la rage bouillonnante. Le besoin de faire mal, de rendre coup pour coup, au-delà, bien au-delà, hélas.

Aloïs…

Et la douleur d'avoir réussi si pleinement à l'atteindre. Réaliser qu'on est la cause de la souffrance de celui qu'on désirait tant choyer, protéger, chérir.

Aimer…

Réparer le tort fait. Même en donnant sa vie. Même au-delà. Faire que plus rien, jamais, ne puisse faire déborder ces yeux trop beaux. Qu'ils ne connaissent jamais plus que la joie et le bonheur. Même sans lui… Surtout sans lui…

« Aloïs… Je t'aime... »

Quand Red se releva après s'être perdu en lui-même durant de longs instants uniquement troublés par une petite phrase chuchotée, sa manche était humide, tachée de quelques gouttes d'eau sur l'avant-bras. Il n'y prêta pas attention. De toute façon, il n'était plus temps de s'abandonner aux atermoiements. L'heure était à l'action.

Rapidement, il se mit à se préparer avec soin, choisissant une tenue pratique et confortable, en prévision de l'action à venir, mais également élégante, grâce à quelques accessoires bien choisis. Une fois coiffé avec soin, ses boucles savamment orchestrées et fixées, et entièrement habillé, il se regarda dans le miroir de la salle de bain et hésita. Son visage se rembrunit, mais avec une légère moue de dégoût, il déboutonna sa chemise, l'ouvrant sur sa poitrine, et la rentra ensuite dans son pantalon ajustant suggestivement sa ceinture. Il jeta un nouveau regard sur sa silhouette dans la glace et son visage se fit encore plus sombre. Mais il n'avait pas le choix. Il devait être aguichant pour Io. Lui plaire. Après tout, il était censé se rendre à un rendez-vous galant. Un rire sans joie lui échappa. Non, pas un rendez-vous galant, un plan-cul plutôt. Il était censé aller se faire baiser.

Ça ne durerait pas longtemps, mais il allait falloir supporter que Io le touche, l'embrasse. Peut-être plus… Un frisson de dégoût le parcourut. La nuit précédente s'imposa dans son esprit si vivement qu'il eut soudain le goût amer de la bile dans la bouche et l'envie de vomir au creux de l'estomac.

Décidément, il était temps que tout cela s'arrête. Il ne supportait plus du tout qu'un autre qu'Aloïs ne le touche…

Machinalement, il se dirigea vers le coffre, composa le code et l'ouvrit. Le coffret de Scarlet Needle était là, bien rangé. Il le prit, le caressa tendrement et le rangea avec soin dans une mallette noire discrète, qui ressemblait à un attaché-case tout ce qu'il y a de plus banal, surtout pour un reporter.

Il attrapa son sac, jeta un coup d'œil alentour pour être sûr de n'avoir rien laissé derrière, puis ouvrit la porte et descendit à la réception.

Scorpio entrait enfin en scène.

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Saga poussa Camus dans son appartement sans allumer la lumière. Puis il verrouilla la porte avec soin. Camus frissonna en entendant le bruit sinistre. Il eut soudain l'impression sinistre d'être enfermé, en tête à tête avec un homme éminemment dangereux, prêt à tout. Puis Saga alluma la lumière et invita d'un geste son hôte à s'asseoir.

« Tu veux boire quelque chose ?

- Pardon ?

- Veux-tu boire un verre ?

- J'avais compris, merci. Mais tu me menaces, tu m'enlèves quasiment et me traînes jusqu'ici, pour me proposer un verre ?

- Eh bien je ne t'en propose pas dans ce cas. »

Et avec un sourire narquois, Saga se versa un verre d'un liquide translucide. Camus haussa les sourcils : Vodka ? Ouzo ? Gin ? Puis le jeune homme s'assit, verre à la main, en croisant ses longues jambes, l'air dégagé et apparemment parfaitement détendu.

« Tu comptes vraiment rester debout ? On risque d'en avoir pour un bon moment, tu sais. »

Camus restait ébahi. Tant de nonchalance après tant de menace sourde et de danger rentré… Comme s'il avait rêvé les instants précédents durant lesquels Saga lui avait fait si peur. Comment penser que le beau blond affalé sur le canapé, qui tapotait les coussins d'un air engageant, en souriant, avait pu prononcer des paroles telles que « Je me charge d'Aloïs et de Red. Définitivement. » ?

Ceci dit, il avait raison. Les émotions, la fatigue et la faim se faisaient sentir et sa tête qui tournait autant que ses jambes qui se dérobaient enjoignaient à Camus de s'asseoir, particulièrement si la conversation devait durer et surtout si elle devait se mener avec Saga. Avec un soupir de reddition, il s'assit sur le fauteuil, en face du canapé, prudemment à distance du prédateur dangereux à moitié couché dans le canapé. Saga émit un petit rire ironique et leva son verre, comme pour le saluer.

« A ta santé, Aloïs ! Tu es sûr que tu ne veux rien ?

- Et si on en venait au fait, plutôt ?

- Mmh, direct, sans peur. J'aime ça. Très bien. Comme tu veux. Que sais-tu exactement de ta naissance et de ton père ?

- Que ?… Ma mère m'a dit qu'elle l'avait rencontré à une soirée donnée chez un ambassadeur suisse et qu'il s'étaient ensuite revus puis fréquentés en cachette de l'autorisation de ses parents, puis qu'elle s'était retrouvée enceinte et qu'il avait disparu. Malgré tout, elle l'a toujours défendu contre mes grand-parents et même contre moi.

- Défendu ?

- Pour elle, il lui était arrivé quelque chose. Un accident ou un truc du genre. Mais elle était sûre qu'il ne l'avait pas abandonnée. Elle l'a attendu très longtemps. Parfois j'ai l'impression qu'elle l'attend encore…

- Je vois. Une femme admirable, sans aucun doute. Et dotée d'un excellent sixième sens… Comme son fils.

- Qu… Quoi… Dois-je comprendre que… quelque chose est bien arrivé à mon… mon père ?

- Tu vois que tu as bien fait de t'asseoir. Ton père, Aloïs, s'appelait Alexeï et il était Russe.

- Quoi ? Ma mère m'a dit qu'il s'appelait Chris et qu'il était Canadien !

- C'était une couverture.

- Une couverture ?

- Ton père faisait partie de la même organisation que moi. C'est une organisation secrète qui œuvre en sous-main pour le compte de gens puissants ou riches en « supprimant » certains problèmes ou obstacles sur leur route.

- « Supprimer des obstacles ou des problèmes »… J'ai peur de comprendre…

- Tu as parfaitement compris. Iéros – notre organisation – envoie des tueurs supprimer des gens gênants.

- Oh mon dieu... »

Camus serra convulsivement les accoudoirs de son fauteuil pour maîtriser les tremblements qu'il sentait sur le point de lui échapper. Il luttait depuis le début de cet entretien pour conserver son sang-froid et ne pas se mettre à hurler en courant à travers la pièce. C'était totalement fou ! Complètement invraisemblable ! Il avait basculé dans une autre dimension, c'était la seule solution !

Il ferma les yeux et inspira longuement puis expira profondément à plusieurs reprises. Il devait absolument rester maître de lui. Il le fallait. L'enjeu était trop important. Trop de choses dépendaient de ses réactions et de sa capacité à encaisser. Et il en était capable ! Encaisser, il savait faire. Tout allait bien se passer. Ces enfoirés avaient disposé de leurs vies, à lui, sa mère et son père. Car cela ne faisait aucun doute : son père avait dû être exécuté. Sa « disparition » dans ce contexte devenait évidente.

Il se mordit violemment les lèvres tandis que passaient devant ses paupières closes des images poignantes de la détresse de sa mère, qui l'avaient bouleversé, quand il était petit. Elle avait été si malheureuse, avait tellement souffert, seule, séparée de celui qu'elle aimait au point d'accepter d'être reniée par sa propre famille. Il se rappellerait toujours de ce soir terrible où, relevé parce qu'il avait soif, il avait trouvé sa mère sanglotant à coeur fendre, abattue sur la table bancale de la cuisine, un cadre photo dans les mains. Ses larmes coulaient sur la vitre, inondant un beau visage d'homme inconnu. Un homme qu'il n'avait jamais vu, mais qu'il avait compris être son père. Il avait été bouleversé par cette photo autant que par le chagrin de sa mère et ne lui en avait pas voulu. Comment aurait-elle pu lui montrer cette photo avec une telle peine ? Il était retourné se coucher en silence, dans le noir, comme il était venu, mais en se promettant de ne jamais oublier la cause d'une telle souffrance.

Et voilà que les responsables sortaient de l'ombre et se révélaient enfin en pleine lumière. Voilà que finalement il n'avait pas besoin de haïr son père pour la souffrance de sa mère, que d'autres étaient coupables...

Avec sa dernière expiration, un calme dangereux fit surface en lui et ses idées s'affûtèrent tout à coup, comme de la glace coupante et dure. Il rouvrit les yeux. En face de lui, le regard attentif et scrutateur, Saga l'observait, un léger sourire aux lèvres.

« Cette rencontre avec ta mère en Suisse n'était pas prévue et elle a coûté très cher à l'organisation. Aquarius a manqué sa mission à cause d'elle. Et il a refusé de rentrer ensuite.

- Aquarius ?

- Le nom de code de ton père.

- Je vois. Et quel est le tien ?

- Gemini.

- Les signes du zodiaque ? Pour des tueurs en série ? Quelle originalité. »

Les yeux de Saga s'étrécirent dangereusement. Le ton de Camus était ouvertement moqueur. Et calme, surtout. Visiblement le jeune homme n'avait plus peur. Le véritable affrontement commençait…

« Tu ne demandes pas ?

- Quoi ?

- Ce qui lui est arrivé ?

- Pas la peine. Je le sais déjà.

- Vraiment ?

- Vous l'avez tué. L'un ou l'autre d'entre vous. Peu importe, en fait. L'organisation s'est débarrassée de lui.

- Exactement. Peu importe qui l'a fait. Nous sommes tous interchangeables. Nous ne sommes que des noms de codes. La plupart d'entre nous ne se connaissent même pas, n'ont aucune idée du visage des autres.

- Je vois. Chercher l'assassin de mon père ne servirait à rien, c'est ça que tu es en train de me dire ? Tu veux éviter que je me lance dans une croisade inutile, n'est-ce pas ?

- Pas du tout. J'espère au contraire que tu te lanceras dans cette croisade. En fait, je suis venu te chercher pour ça, même. Mais je veux que tu le fasses de façon efficace et non de façon stupide en te jetant dans la gueule du loup.

- Dit celui qui a sacrifié son propre frère jumeau…

- Tu ne sais pas de quoi tu parles, Aloïs.

- En effet. Mais je suis sûr d'une chose, Kanon est en danger. Tu le sais et tu ne fais rien.

- Le danger qu'il court en ce moment est calculé et il est bien moindre que celui qu'il courait avant, au sein de l'organisation. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Certes, je l'ai effectivement sacrifié en apparence, mais en réalité, je l'ai protégé.

- Oh…

- Que crois-tu ? C'est une guerre, Aloïs. Une guerre abjecte, qui a commencé il y a bien longtemps. Et au cours de laquelle tous les coups sont permis, surtout les coups bas.

- Raison de plus pour m'en tenir très éloigné alors.

- Tu ne vengeras pas la mort de ton père ?

- Ce n'est pas mon combat. Je ne l'ai pas connu, mais je doute qu'il aurait voulu ce genre de croisade.

- Et je suppose que te demander ton aide pour abattre cette organisation malfaisante ne sera pas une motivation suffisante ?

- Tu supposes parfaitement bien, Saga. A ce propos, il se fait tard et je dois rentrer. Merci pour ton hospitalité et à la prochaine. »

Sur ces mots, toujours parfaitement calme et en maîtrise totale de lui-même, Camus se leva avec grâce et se dirigea vers la porte. Il était serein. Il avait réussi. Aussi quand le rire s'éleva, il sentit presque littéralement ses cheveux se dresser sur sa tête d'effroi. C'était un rire emprunt de cruauté et d'une touche amusée également, comme gentiment navré.

« Oh Aloïs, vraiment, tu n'as quand même pas pensé que c'était mon seul argument ? Si ? Tu es fort, je dois le reconnaître, et de ce fait, très prometteur. Mais tu es si jeune encore, et d'une innocence tout à fait rafraîchissante et charmante. »

Camus sentit les doigts glacés de la peur caresser doucement sa peau. L'air se bloqua douloureusement dans ses poumons et il étouffa soudain. Il se retourna lentement, comme dans un cauchemar. La tête, penchée, appuyée sur sa main, Saga le regardait avec un sourire narquois aux lèvres, lui faisant signe de se rasseoir.

« Que veux-tu dire exactement ? »

Camus se mordit la lèvre inférieure : sa voix était plus aiguë que la normale. Il devait absolument se maîtriser à nouveau. Il inspira longuement et s'apprêta à expirer profondément pour reprendre les rênes de son être, mais il n'en eut pas le temps.

« Si tu ne veux pas venger la mort de ton père, tu voudras peut-être épargner la vie de Red ? Ou plutôt devrais-je dire de Milo ? »

Le coeur de Camus sombra dans sa poitrine et sembla s'arrêter de battre. Puis une rafale de coups puissants reprit à toute volée dans sa cage thoracique, si forts que Saga devait forcément les entendre.

« Tu irais assassiner quelqu'un juste pour faire pression sur moi ?

- Oh, Aloïs, tu n'y es pas, voyons. Je n'ai pas besoin de l'assassiner. Il me suffit simplement de ne pas le sauver.

- Que… Que veux-tu… dire ?

- Que Milo, ton cher Milo, travaille pour moi.

- Non… Ça ne peut pas être vrai !

- Allons, tu ne vas pas me faire croire que tu n'as rien remarqué de ses exceptionnelles capacités ? Pas toi, voyons.

- Je... »

C'était vrai. Il avait remarqué. Il avait compris, aujourd'hui même d'ailleurs, que Milo était un tueur, sans doute un tireur d'ailleurs. Alors pourquoi avait-il si mal ?

« C'est amusant d'ailleurs que tu sois tombé sur lui, parce que ce n'est pas lui que je t'avais assigné comme pisteur. Mais voilà, le destin s'en est mêlé, il faut croire.

- Quoi ? Que dis-tu ? Tu m'avais assigné l'un de tes sbires pour me circonvenir ?

- Oui, mais ce cher Scorpio a été plus rapide et plus efficace. Il faut dire qu'il sait remarquablement s'allonger et séduire celui-là, j'en sais quelque chose.

- Ferme-la, salopard ! Je t'interdis de parler de lui ainsi !

- Oh vraiment ?

- Vraiment. Visiblement je détiens quelque chose que tu veux. Si tu veux l'avoir, tu es obligé de composer avec moi. Et apparemment, avec moi vivant. Donc voilà le marché : Tu te démerdes comme tu veux, je ne veux pas le savoir, mais Milo va vivre, tu m'entends. Et vous allez lui foutre la paix, toi et ta saloperie d'organisation. En échange, tu auras ce que tu veux de moi, tu as ma parole. »

Saga le considéra en silence, avec attention et gravité, et étonnamment, sembla-t-il, avec une certaine affection. Puis, lorsqu'il prit la parole, ce fut avec solennité et lenteur.

« Te rends-tu compte de ce que tu dis et promets ?

- Parfaitement, oui.

- Une vie pour une vie. Ainsi le veulent les lois de l'ombre. Très bien, Aloïs de Montclar, j'accepte ton marché. Scorpio vivra, tu as ma parole. Mais lorsque je viendrai te réclamer le prix de cette vie que je te donne, tu devras payer en retour, sans hésitation. Est-ce dit ?

- Marché conclu ».

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Chapter Text

Petit tour des organisations en jeu dans cette histoire :

(o) Iéros (topos) ( (le lieu)« sacré » en grec : le Sanctuaire) : sur le modèle de StS au départ du manga/animé, c'est un lieu corrompu, habité par le mal et dévoyé de sa première mission qui était de ménager l'équilibre des états en sous main. Arès a pris le pouvoir et s'appuie sur Gemini (Saga/Kanon) pour faire régner la terreur et utiliser les « Chevaliers » comme de simples tueurs.

La branche du Kantô de l'Ordre du Sceptre : puissante organisation yakuza basée à Tokyo (région du Kantô) et commandée par Mitsumasa Kido. Cette mafia japonaise est entrée en guerre contre Iéros depuis que la fille bien-aimée de Kido a été tuée dans un attentat à la bombe (spécialité de Léo) peu de temps après la naissance de Saori. Résolu à faire tomber « l'Hydre » comme il l'appelle, Kido est déterminé à conclure une alliance avec Inferni pour cela.

Inferni (les Enfers en latin) : Organisation concurrente de Iéros qui tente de s'allier contre elle aux yakuzas de Kido pour la faire tomber. Personne n'a jamais vu le chef de cette organisation, Hadès, ni son épouse, Perséphone. Seuls ses trois bras droits sont connus dans l'ombre mais sortent rarement en personne mener des missions : Lord Wyverne, M. Griffsen et M. Garund.

S'invitent à ces trois organisations qui se livrent une guerre sans merci les forces de l'ordre représentées par Poséidon dans StS : c'est l'équipe menée par Julian Solo qui tente de piéger Scorpio et Gemini.

Voilà, j'espère que c'est plus clair pour tout le monde. Si ce n'est pas le cas, n'hésitez pas à me le dire et à me demander des éclaircissements ! Je ne mords pas, promis ^^ !

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Debout au milieu du salon, tête levée et regard assuré, Camus faisait face. Son esprit était redevenu un lac calme, à l'eau apaisée qu'aucun remous ne venait troubler. Une eau plate, sans ride, aux profondeurs opaques et illisibles. Saga le dévisageait attentivement, sondant l'assise de la personnalité et de la force du jeune homme. Il ne tremblait pas. Il ne cillait pas, ses yeux d'ambre rouge attachés fermement sur lui. Pourtant l'aura noire de Gemini s'étendait, enveloppant tout dans ses rets d'obscurité. La pression menaçante qu'exerçait Saga devenait étouffante et écrasante.

Et si peu de monde était capable de lui résister… En fait, hormis Arès lui-même, et dans une moindre mesure son frère jumeau, un seul homme avait été capable de lui tenir tête ainsi…

Le regard de tempête se fit plus acéré tandis qu'apparaissait lentement dans sa mémoire un visage fier et grave, aux yeux d'une étonnante teinte crépusculaire, surmontés de deux points de vie tatoués à la place des sourcils.

Oui… Lui seul avait réussi à contrebalancer cette noirceur insérée en lui dès son plus jeune âge… Et ce jour-là, il lui avait ouvert les yeux…

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L'adolescent se glisse sans bruit par l'ouverture qu'il vient de ménager. Il a l'habitude. Il est le meilleur à tous les niveaux et quand il veut atteindre sa cible, il y parvient. Toujours. Il n'y a aucune exception. Il a été entraîné par le meilleur des meilleurs.

Il contourne l'angle du couloir et pousse sans aucun bruit la porte. La pièce est plongée dans le noir. L'obscurité épaisse ensevelit les objets et noie les contours. Pas un souffle ne trouble le silence du lieu.

Saga fronce les sourcils. Ce n'est pas normal. Il devrait être là, dans le lit, au centre de la pièce. Il a tout étudié, tout prévu. Il ne peut pas s'être trompé. Il ne commet jamais d'erreur. Jamais.

Il s'avance, prêt à frapper. Mais le silence se fait plus lourd, à couper au couteau. La jeune main, déjà solide, s'abat sur la courtepointe et la tire.

Le lit est vide !

Obéissant à ses réflexes redoutables, le garçon se tend pour s'enfuir. Le plan a échoué. Il a été deviné. Il faut fuir avant de tomber dans le piège tendu. Mais au moment où il s'élance, le coup le projette en arrière et il s'en faut de peu qu'il ne lâche un cri de surprise et de douleur. Il se retient juste à temps et son esprit prodigieux se remet immédiatement à échafauder, supputer, calculer. Il faut se sortir de là !

Mais il n'a pas le temps. La lumière surgit et illumine un visage aux yeux de crépuscule fixés sur lui avec gravité et consternation. La voix vibrante et basse s'élève.

« Je t'attendais, mon garçon, même si j'ai longtemps espéré que ton monstre de père n'oserait pas envoyer son propre fils faire le sale boulot... »

Un soupir s'élève et le regard de coucher de soleil se fait plus triste.

Un sourire sinistre arque les lèvres de Saga. L'homme est vigoureux, encore jeune, mais il est seul. Et Saga est un combattant absolu. Le meilleur jamais formé par Iéros. Il se met en position. Il n'aura pas besoin de frapper plusieurs coups. Un seul suffira. Mais encore une fois, l'homme face à lui le devance et déjoue ses plans. Sans s'écarter, sans parer le coup, serein et souriant, il ne réplique pas autrement que par des paroles. Des paroles terribles, qui mordent sa chair comme des lanières de cuir.

«Saga, es-tu sûr de vouloir me tuer ? Je sais comment est réellement morte ta mère. Ne veux-tu pas connaître la vérité ? »

Le garçon suspend son geste et hésite. C'est une ruse. Ce ne peut être que cela. Sa mère est morte à sa naissance. Il l'a tuée… Il était déjà un tueur… Mais son adversaire semble lire dans ses pensées.

« Non, Saga. Tu te trompes. Elle n'est pas morte à votre naissance. Au contraire. C'était une femme courageuse et elle a tenté de s'enfuir et vous mettre à l'abri. Elle savait quel monstre était votre géniteur. C'est pour cela qu'Arès l'a assassinée de ses propres mains... »

Mais de quoi parle-t-il ? Pourquoi le vouvoie-t-il soudainement ? Cela n'a aucun sens. Sa mère est morte à sa naissance ! Qu'il se taise ! Son père est cruel mais il ne lui a jamais fait de mal ! A sa façon, il l'aime ! Saga ne veut pas l'entendre. Il ment !

« Tais-toi ! Je ne veux pas t'écouter. Tu mens ! Je sais que tu mens !

- Si je mens alors, demande à ton père qui est Kanon.

- Ka...non ? Je ne sais pas de quoi tu parles.

- De ton frère, Saga.

- Mon… Frère… ? »

Le froid de la stupéfaction inonde brutalement l'esprit du garçon qui se fige en plein geste mortel. Son bras retombe lentement, tandis que son regard incrédule s'attache aux yeux de crépuscule plein de commisération. A-t-il bien entendu ? Son… frère… ? Il a un frère ? Mais qu'est-ce que cela signifie ?

Il recule de quelques pas, soudain empli d'effroi. Un gouffre béant vient de s'ouvrir dans son être et d'absorber toutes ses certitudes, ses connaissances, ce qui faisait de son monde d'obscurité, malgré tout, un lieu où il se sentait en sécurité. Tout devient flou, mouvant. Il est perdu et se noie doucement dans les possibles qui se dressent soudain devant lui.

Il a un frère ? Mais alors ce que dit cet homme est vrai ? Son père a vraiment assassiné sa mère ? Son père est bien un monstre ? Est-il réellement ce monstre que tout le monde prétend ? Est-ce vrai ?

« Oui Saga. Ton frère, Kanon. Ton frère jumeau.

- Mon jumeau… ?

- Un jumeau parfait. Vous êtes identiques.

- Identiques... »

S'explique enfin cette sensation de vide, d'être incomplet, qu'il a toujours ressentie... Il a toujours pensé qu'il était anormal, que quelque chose clochait en lui… Il se disait qu'il était sociopathe, que son esprit ne tournait pas rond et que c'était pour cela qu'il était si bon comme tueur… Quelque part, il se disait qu'il était fait pour cela, parce que justement il lui manquait quelque chose… C'était donc cela… Un jumeau… Une moitié de lui-même qui lui faisait défaut…

« Kanon... »

Le regard de crépuscule n'a pas quitté le garçon inquiétant face à lui. Il est emprunt de tristesse et de regrets. Presque de remords, si on plonge profondément en lui. Les yeux pourpres se ferment avec lassitude. Il n'a pu en sauver qu'un… Comme il le regrette… Si seulement il avait pu mettre la mère et les enfants à l'abri… Mais la partie adverse était trop redoutable et avait trop bien avancé ses pions. Il a manqué de prévoyance. Il rouvre les yeux, déterminé à combattre l'engeance du mal qui lui adressé son propre fils pour le tuer.

« Saga, écoute-moi. Ce que je vais te révéler à présent risque de modifier complètement ton monde et j'en suis désolé, mais tu es assez grand pour l'entendre. Tu es un homme maintenant... »

Il s'arrête, saisi par ce qu'il vient de dire. Un homme ? Assez grand ? Saga n'a pas quinze ans… Il est si jeune… Si jeune… Mais son hésitation ne dure pas. C'est ainsi, même si c'est abject. Il doit le faire. Il faut détruire le conditionnement du jeune homme et l'armer contre son père. C'est la seule solution. Face à Arès, il n'y a que les deux garçons qui peuvent se dresser. Eux seuls auront les ressources. Et surtout Saga, déjà au coeur de Iéros. Mais alors qu'il s'apprête à parler, les paroles de Saga le prennent au dépourvu :

« Tu as raison, je suis un homme. Je vais vérifier ce que tu viens de dire et si effectivement tu as dit la vérité et que j'ai bien un frère jumeau appelé Kanon, alors je t'épargnerai et ferai ce que je dois faire. Mais en attendant, tu dois disparaître, Shion. »

oOoOo

Saga secoua la tête, chassant les réminiscences nostalgiques qui encombraient son esprit. Oui, Shion lui avait tenu tête et avait changé sa vie et sa façon d'envisager la sombre réalité qui était la sienne… Le regard d'océan tourmenté rencontra à nouveau les yeux d'étincelles d'Aloïs. Un regard assuré, qui ne tremblait pas. Un regard combatif et déterminé, si semblable à celui de son père… Le meilleur espion et planificateur que Iéros ait connu… Aquarius. Le seul d'entre eux qui ait atteint le coeur de l'Hydre et l'ait fait trembler…

Une intense satisfaction submergea Saga. Il avait réussi. Aquarius se dressait devant lui. A nouveau. Tout n'était donc pas perdu, et avec l'aide d'Aloïs et l'héritage de son père, il avait enfin une chance d'abattre le monstre…

Saga poussa un long soupir de satisfaction et darda les courants profonds de son regard de mer sans fond sur le jeune homme face à lui. Puis avec un sourire sombre, sans le quitter des yeux, il saisit son portable et composa rapidement un numéro. Lorsque la sonnerie retentit, il s'éloigna nonchalamment, non sans surveiller Aloïs dans les vitres et les miroirs de son appartement.

Camus le suivit des yeux avec prudence, sur ses gardes. Il reprit discrètement sa respiration, rendue difficile par la pression implacable qui s'était étendue sur lui depuis le début de la confrontation. Puis il tendit l'oreille et tacha de saisir la conversation qui s'annonçait. Soudain, à l'autre bout du fil, quelqu'un décrocha et Saga commença une conversation à demi-voix, sur un ton péremptoire et autoritaire, en anglais d'après ce que Camus entendit. Mais il ne put comprendre que quelques bribes de la conversation.

« C'est moi. Changement de plan…. Non, rien n'a changé de ce côté-là… toujours Gemini…. Vous l'aurez, je vous le laisse…. Une condition…. Scorpio…. Avoir vie sauve… Sinon notre accord ne tient plus. »

Avec qui parlait-il ? Camus tenta doucement de se rapprocher, mais un regard terrible le cloua sur place en même temps qu'une voix sinistre, blanche et furieuse.

« Comment cela, c'est trop tard ! Vous avez fait quoi ? Quoi ?! »

Le dernier mot était une explosion de colère, une colère froide et dévastatrice. Camus frémit jusqu'aux tréfonds de lui-même, saisi par la rage sèche et coupante contenue dans les mots prononcés. Quelque chose avait mal tourné. Un sinistre pressentiment l'étreignit quand il croisa le regard rouge de fureur de Saga qui broya d'un coup sec le portable.

« Camus, vite ! Viens avec moi ! Ces abrutis ont tout foiré, comme à leur habitude ! Voyons si on peut encore sauver quelque chose.

- Quoi ? De quoi parles-tu ?

- Bande de cons ! Ça ne devait pas se passer comme ça ! Je les leur avais servis sur un plateau et ils ont été fichus de rater leur coup !

- Mais de quoi parles-tu, Saga ?

- Dépêche-toi un peu ! Putain ! Pourvu que Kanon n'ait rien !

- Saga, tu me fais peur…

- Magne-toi, je te dis, bordel ! »

Camus frissonna. Que Saga jure de cette façon n'était pas bon signe du tout, lui qui était si maître de lui et si élégant dans son langage. Un froid sinistre le saisit aux entrailles, le froid affreux qui précède le coup du sort avant qu'il ne s'abatte, ravageant tout sur son passage comme une avalanche. D'une voix blanche, Camus s'entendit exiger avec angoisse, tout en s'arrêtant.

« Saga, je ne ferai pas un pas de plus tant que tu ne m'auras pas dit ce qui se passe. »

Saga s'arrêta et revint vers lui en deux enjambées nerveuses puis l'empoigna par l'épaule et le souleva presque en le secouant violemment pour l'entraîner à sa suite. Camus étouffa un cri de douleur mais lui résista bravement en saisissant la main qui le torturait et en s'arc-boutant de tout son poids en sens contraire. Il lutta de toutes ses forces pour s'empêcher de suivre la direction imposée par la poigne d'acier de Saga. Des larmes de douleur lui vinrent aux yeux et il se mordit la lèvre inférieure pour s'éviter de gémir. Agacé par sa résistance, avec un soupir d'énervement, Saga se retourna à nouveau et le visage terrible, les yeux animés d'une terrible tourmente, il se planta devant lui presque à le toucher et lui siffla d'une voix lapidaire, violente comme une balle qui éclate

« Tu veux savoir ? Très bien, tu l'auras voulu. Scorpio. Apparemment, ils l'ont tué. »

oOoOo

Un taxi parisien se gara doucement le long du trottoir devant un immeuble de type haussmannien sur une grande artère du coeur de Paris. Un jeune homme en descendit. Un jeune homme d'une beauté radieuse, avec un visage aux traits ciselés, aux boucles de soleil soigneusement apprêtées et à la silhouette parfaite. Il s'arrêta devant un interphone et composa un numéro. Une voix avec un accent étranger prononcé répondit.

« C'est moi.

- Je t'ouvre. Tu connais le chemin. Je t'attends. Avec impatience... »

Red s'assombrit en entendant le sous-entendu émanant des derniers mots. Il passa le porche et pénétra dans les entrailles du bâtiment. Ce faisant, il passa dans le couloir du hall d'entrée, recouvert de miroirs lustrés et ne put s'empêcher de contempler sa tenue avec dégoût.

Oui, il était sexy et aguicheur… Parfait, étant donné ce qu'il était venu faire… Io serait satisfait… La bile amère lui coula le long de la gorge et son ventre se tordit légèrement. La nausée l'envahissait de plus en plus à l'idée de ce qu'il allait devoir supporter. Un visage de rêve passa devant ses yeux, s'imprimant sur les miroirs du hall, se superposant à son propre visage. Un soupir brisé passa les lèvres harmonieuses.

Il ne fallait pas y penser. Il n'en avait plus le droit, après ses mots cruels du matin.

Il appuya sur le numéro de l'étage d'Io dans l'ascenseur et s'adossa à la paroi de la cabine tandis qu'elle l'emportait vers sa destination. Il serra les dents. Il fallait tenir bon, encore. C'était la dernière fois qu'il faisait cela. Ce soir, si tout se passait bien, il tirerait sa révérence. Mais il allait falloir jouer serré pour tromper l'Hydre…

Une sonnerie discrète lui indiqua qu'il était arrivé. Il sortit et frappa doucement à la porte du luxueux appartement.

Io ouvrit avec un sourire charmeur, l'attrapa par le bras pour le tirer à l'intérieur et l'enlaça puissamment. Au contact du corps vigoureux et étonnamment musclé du jeune industriel contre le sien une vague de dégoût lui souleva soudain l'estomac. Red ravala le goût terreux qui lui remontait la gorge, serra les dents et se força, avec peine, à sourire. Il devait absolument réussir à dompter ses émotions et ne rien manifester de ce qui l'habitait. L'effort lui parut incommensurable mais il parvint cependant à se montrer complaisant et à afficher un air séduit et consentant. Io l'embrassa. Le goût de terre dans sa bouche et sa gorge se renforça. Puis Io s'effaça et l'invita à entrer et à boire un verre, gardant un bras enroulé autour de ses hanches, flirtant avec la limite de ses fesses.

Red répondit distraitement, son attention focalisée sur la terrasse, comme s'il était absorbé, en admiration, par la vue magnifique qui s'ouvrait. Il se retourna vers son hôte, avec un sourire séducteur.

« Et si on le prenait sur ta terrasse, ce verre ? La vue est décidément splendide et je n'ai pas pu en profiter cette nuit. »

Io eut un sourire entendu, comme s'il s'attendait à cette proposition. Sans doute avait-il déjà amené des conquêtes dans cette pièce qui lui avaient fait la même demande… Ou était-ce autre chose ? Red fronça légèrement le sourcil et un doute émergea dans son esprit. La courbe des lèvres du jeune Chilien était très légèrement sarcastique…

Mais c'était déjà trop… Les réflexes aiguisés de Scorpio et son redoutable sixième sens de l'ombre s'activèrent et Red fut immédiatement sur le qui-vive. Ses muscles se tendirent imperceptiblement et son regard transperçant, à l'acuité surnaturelle balaya l'appartement tout entier, notant toutes les issues possibles et évaluant les pièges potentiels. Son trouble du début laissa place à une efficacité et une maîtrise de soi implacables qui échappèrent cependant à Io.

Celui-ci, sans se presser, ni se douter de quoi que ce soit, installa confortablement son invité sur la terrasse puis quitta la pièce avec aisance sous prétexte de préparer les cocktails. Une fois hors de vue, discrètement, il effleura son émetteur. C'était le signal convenu pour le début de la mission de surveillance. Sorrente avait dû tout allumer et devait tout voir et tout entendre à présent. En effet, bientôt la voix feutrée du jeune agent retentit dans son oreille.

« Io, tu me reçois ?

- Cinq sur cinq, ma sirène.

- Arrête, ce n'est pas le moment de rigoler. Tu es en compagnie d'un tueur redoutable !

- Que je vais endormir comme un bébé avec le mélange hallucinogène de Kaasa que je viens d'incorporer à son verre. Dans cinq minutes, il planera à cinq milles.

- J'espère… Sinon, ça risque de mal tourner et s'il tire, Gemini nous échappe. Et ça, c'est hors de question, je te le rappelle !

- Relax, laisse mon charme agir. Je lui plais, je le sens. Il me mange dans la main. Que fait-il au fait ?

- Il trafique sur la terrasse.

- Oh ? Il a sorti son fusil ? Déjà ?

- Bien sûr que non ! Tu rigoles ! Ce serait beaucoup trop clair et trop imprudent. Non. Je ne sais pas trop ce qu'il fait. Il est penché sur la balustrade, de dos. Je ne vois pas ce qu'il est en train de faire.

- Peut-être qu'il arrose les plantes…

- Très drôle… Je n'aime pas ça. Il manigance forcément quelque chose de pas net. Tu ne devrais pas le laisser seul trop longtemps.

- Ouaip, Sirène ! Tu as raison ! J'y vais, souhaite-moi bonne chance ! C'est là que tout se joue !

- Merde, Io !

- C'est ça ! »

oOoOo

Précédé par Ariès qui inspectait tous les recoins et qui surveillait chaque mouvement du personnel et des gardes armés, et suivi par ses hommes de main, Kido gagna la salle de réception réservée à l'entrevue solennelle. La porte s'ouvrit sur un jeune homme aux longs cheveux blonds très clair, presque blancs, qui s'inclina respectueusement avant de s'effacer pour laisser entrer Ariès et le chef yakuza. Les hommes de l'Ordre du Sceptre encadrèrent alors la porte et se préparèrent à faire barrage à quiconque tenterait d'accéder à leur chef.

Mitsumasa Kido s'avança vers les deux hommes assis à la grande table, qui se levèrent à son approche. Deux hommes impressionnants malgré leur beauté et leur élégance, aux regards d'or et d'argent impérieux et perçants. Ils s'inclinèrent tous quatre, se saluant respectueusement à la japonaise, tandis qu'un cinquième homme, à l'impeccable carré de cheveux noir d'encre, venait se placer derrière les deux représentants d'Inferni.

Ariès darda ses yeux noisette sur la partie adverse sans concession. Inferni. Il y était. Un maelstrom de sentiments compliqués s'agita en lui, tandis que les yeux d'or de l'homme qui devait être Griffsen s'attachaient pensivement sur lui. Inferni. Il pactisait avec l'ennemi… Mais rapidement une autre scène se superposa aux trois hommes devant lui.

Un corps étendu dans une marre de sang. Les yeux de crépuscule clos et le souffle qui n'anime plus la puissante poitrine. Le froid de cette peau morte qui vous glace jusqu'au sang, jusqu'aux limbes de votre être et vous fait comprendre que rien ne sera plus comme avant. Et le coeur qui explose, l'esprit qui s'enfuit devant l'invraisemblable…

Les poings du jeune homme se serrèrent brusquement et un goût amer envahit sa bouche. Non. L'ennemi ne se trouvait pas face à lui. L'ennemi était tapi depuis longtemps au coeur même de l'organisation. Le mal avait gangrené Iéros depuis des années… Il était temps de rétablir l'ordre ! Même s'il fallait serrer la main des Enfers pour cela !

Tirant une chaise, il la présenta au chef yakuza qu'il était aller cherché et convaincre de se rallier à sa cause, et s'assit lui-même, déterminé.

Griffsen et Garund firent de même et la discussion s'engagea entre les quatre hommes. Au début, elle fut badine et légère, portant sur le voyage des uns et des autres et les circonstances de leur arrivée dans la Ville-Lumière. Mais malgré la légèreté du ton, la tension restait palpable. Chacun était sur ses gardes, Ariès le sentait. Lui-même était sur le qui-vive et s'attendait à chaque instant à voir l'irruption des tueurs de Iéros. L'hydre ne pouvait pas ne pas intervenir dans ce sommet éminemment dangereux pour elle. Elle avait forcément prévu une contre-attaque… Mais d'où viendrait-elle ?

Les yeux d'Ariès firent le tour de la pièce. Déjà, on pouvait exclure les modes opératoires de Scorpio ou de Sagittarius. La pièce ne comportait pas d'angle de tir à distance. Les fenêtres ouvraient sur un patio intérieur presque impossible d'accès.

Restaient les autres et notamment Leo, Capricorn et Pisces. La bombe, la lame et le poison… Il se méfiait particulièrement du dernier de la liste. Fourbe, efficace et cruel, Pisces était performant et particulièrement redoutable…

Un coup léger frappé à la porte le fit tressaillir. Le service commençait : quatre serveurs pénétrèrent dans la pièce, poussant une table à roulettes, chargées de boissons et de toasts. Ariès se leva et fit un signe, interceptant les denrées. Il examina et renifla les boissons et les aliments, tentant de détecter une odeur indiquant un poison quelconque. L'un des yakusas, comprenant son action, lui murmura :

« Nous avons suivi vos instructions. Toutes les boissons et les préparations de cette table ont été testées par nos hommes. Ils vont tous bien. Il n'y a pas de poison. »

Ariès hocha la tête et s'écarta pour laisser les serveurs faire leur travail, puis il les accompagna jusqu'à la porte, qu'il leur ouvrit. Ce faisant, il jeta rapidement un coup d'oeil dans le couloir. Un mouvement bref attira son attention et focalisa son esprit sur une silhouette qui se dissimulait rapidement dans un angle du couloir. La disparition se fit en un éclair, si rapidement qu'une personne ordinaire n'aurait pu distinguer le moindre détail de l'homme qui venait de se cacher.

Mais Ariès n'était pas quelqu'un d'ordinaire et son coup d'oeil était acéré, comme tous ses semblables de l'ombre. Il tressaillit avec force et se figea soudain en position de combat.

Cette chevelure si claire qu'elle semblait être argentée. Ces yeux d'acier qui s'animaient brusquement d'un éclat sinistre. Cette silhouette fine, presque fragile dans sa grâce qui cachait une force étonnante. Il eut un haut le corps en le reconnaissant.

Pisces ! Pisces était dans la place !

Immédiatement, Ariès fit volte-face, se précipitant à l'intérieur de la salle de réception. Il s'élança vers la table chargée de verres et de plateaux de nourriture. Rune et Pharaon se portèrent en un éclair à sa rencontre, prêts à l'intercepter. Mais Ariès était un combattant au corps à corps absolu. Il n'avait pas d'adversaire en terme d'arts martiaux. Il les pratiquait tous et était un maître reconnu dans chacun d'eux. D'un effleurement ou d'une clé bien appuyée, il pouvait projeter ou blesser grièvement n'importe qui, presque comme s'il avait des pouvoirs télékinétiques. Sa maîtrise et la renommée de son talent étaient légendaires.

En trois mouvements, il s'était défait des deux hommes qui gisaient à terre et avait renversé la table et tout ce qui s'y trouvait. Griffsen, Garund et Kido s'étaient levés. Les deux premiers avaient esquissé des gestes de défense avant de les suspendre en comprenant le but poursuivi par Ariès. Immédiatement la porte s'ouvrit avec fracas et les yakuzas de Kido ainsi que les spectres d'Inferni firent irruption, armes nues aux poings. Ils se précipitèrent tous vers leurs chefs respectifs qui les arrêtèrent d'un geste et leur intimèrent le silence. Puis les quatre hommes de tête se regardèrent et tournèrent leur regard à terre. A présent tous quatre contemplaient les bouteilles et les verres brisés et la nourriture répandue au sol d'un air soucieux et grave. Kido prit la parole le premier :

« J'imagine que vous avez identifié l'un de vos anciens collègues pour agir ainsi, Ariès ?

- En effet, monsieur. Pisces l'empoisonneur. »

A ses mots, Ariès sentit Griffsen et Garund se tendre à ses côtés.

« Je vois. Heureusement que vous avez réagi vite. Et que personne n'a bu ou mangé quoique ce soit.

- Ce ne sera pas suffisant.

- Comment cela ?

- Les tueurs de Iéros opèrent toujours en paire. Pisces n'est pas seul. La tentative n'est pas finie.

- Je vois. Dans ce cas, nous allons devoir remettre cette entrevue à plus tard, M. Kido.

- Je le crains en effet, M. Griffsen.

- C'est effectivement plus sage. Je vais vous exfiltrer monsieur Kido.

- Je vous remercie de votre sollicitude, Ariès.

- Nous reprendrons contact avec vous par le biais habituel, M. Kido, afin de fixer une nouvelle entrevue. En attendant, soyez prudent. Très prudent.

- Ce sera le cas, je vous remercie, messieurs. »

Et Mitsumasa Kido se laissa entraîner par Ariès qui le fit quitter la salle de réception, encadré par les yakuzas aux aguets. Il fallait quitter ces lieux dangereux, mais le faire en sécurité ! Les yeux noisette parcouraient rapidement le couloir, évaluaient les risques, cherchaient un endroit sûr. Il poussait chaque porte, évaluait la pièce et refermait ensuite. Ce n'était jamais le bon endroit… Il y avait trop d'ouvertures, une porte mal placée, une possibilité d'esquive... Derrière lui, le bras droit de Kido, un géant nommé Tatsumi venait d'appeler le chauffeur du chef yakuza et lui donnait des instructions en Japonais.

« Tatsumi-san, quand la voiture de Kido-san sera-t-elle là ?

- Dans quelques minutes.

- C'est trop long… Ils ont cent fois le temps de le tuer… Je dois trouver un endroit sécurisé... »

Ariès se parlait à lui-même à demi-voix, en continuant de sonder les lieux, prêt à réagir. Il était sur les dents. Iéros était dans la place et l'un de ses tueurs venait d'échouer. Le second ne tarderait plus. Sa main poussa enfin une porte qui s'ouvrit sur l'endroit qu'il cherchait. C'était un petit salon aveugle, comme une sorte de boudoir, sans fenêtre et sans autre porte que celle de l'entrée qu'il venait d'ouvrir. Aucune issue autre, même pas de cheminée ! C'était parfait.

D'un geste urgent, il poussa Kido à l'intérieur, referma rapidement la porte et se plaça devant, en protection. Avec lui devant, les tueurs de Iéros n'atteindraient pas Kido. Il était le meilleur au corps à corps, il le savait. Et pour parvenir jusque là, il leur faudrait passer l'armée de yakuzas répandue dans l'hôtel et le couloir.

Ariès poussa un soupir de soulagement et frappa légèrement à la porte.

« Monsieur Kido, désolé de vous enfermer de la sorte mais c'est pour votre sécurité. Veuillez attendre dans cette pièce que je vienne vous chercher pour vous conduire à votre voiture.

- Entendu. »

Rassuré sur la sécurité du chef, Ariès lança des ordres brefs aux yakuzas pour les lancer sur les traces de Pisces et de son complice. Le mieux était de déjouer complètement le piège. S'ils parvenaient à faire sortir l'autre tueur embusqué de l'ombre, ils auraient gagné un répit important.

La confusion gagna tout l'hôtel, les hommes allaient et venaient sans arrêt, en tous sens et fouillaient le moindre recoin. Il descendirent vers les cuisines et soudain un grand bruit se fit entendre dans les entrailles du palace. Des coups de feu claquèrent, atténués par les silencieux mais audibles pour l'oreille entraînée d'Ariès. Puis Tatsumi apparut, venant rendre compte de la situation : le jeune serveur identifié s'était enfui, à bord d'une voiture qui semblait l'attendre.

Le danger était écarté. Pourtant la nervosité d'Ariès monta d'un cran et il sentit avec consternation son ventre se nouer d'appréhension. Que se passait-il ? D'où venait cet affreux pressentiment ? Quelque chose n'allait pas. Pourquoi Iéros ne frappait-il pas ? Pourquoi Pisces avait-il ainsi fuit ? Il se mordit la lèvre, et son coeur se mit à tambouriner dans sa poitrine. Non, quelque chose n'allait pas du tout ! Il tourna vivement la poignée, comme au ralenti, comme dans un cauchemar. Les visions se superposèrent brutalement: le visage de son père, les yeux clos à jamais s'imprima sur celui du vieux yakuza, étendu à terre.

Tatsumi se précipita avec un cri et tomba à genoux, saisissant le poignet de son maître, mais Ariès ne bougea pas. Il savait. Kido était mort.

C'est alors qu'il le vit et qu'il comprit.

Sur un guéridon, dans un coin de la pièce, se trouvait un magnifique bouquet de fleurs.

C'étaient des roses rouges superbes.

oOoOo

Lilian se précipita dans la cuisine, à toutes jambes, renversant tout sur son passage. Des cris et un bruit de course frénétique montait derrière lui, indiquant la poursuite qu'il fuyait. Aussitôt Vitale bondit, ils bousculèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage et s'échappèrent vers la sortie, à l'arrière de l'hôtel. Il firent irruption, à toute vitesse, dans une rue déserte.

Ils n'eurent pas le temps de réfléchir ou de chercher qu'une voiture allumait ses feux de croisement. Vitale saisit Lilian par le bras et l'entraîna violemment à sa suite et ils se mirent à courir. La portière arrière s'ouvrit et ils se jetèrent sur la banquette arrière au moment où claquaient les premières détonations. Le moteur vrombit, la puissante berline démarra en trombe. Lilian se relèva au moment où Vitale s'exclamait.

« Diavolo ! C'était moins une ! Beau démarrage, mec. »

Le conducteur dont Lilian ne voyait que la nuque hocha la tête lentement, droit comme un i. Il était grand, mate de peau et très brun. C'était à peu près tout ce qu'il voyait de là où il se trouvait. Une main de fer s'abattant sur son avant-bras recentra son attention sur Vitale.

« J'espère que ton plan a réussi. Parce que si t'as foiré, on est morts tous les deux !

- Ne t'inquiète pas. Je suis sûr d'avoir réussi.

- Il t'a reconnu ! Je ne suis pas sûr qu'ils aient bu ou mangé quoique ce soit !

- Mais c'était le plan, qu'il me reconnaisse.

- Quoi ?! Mais t'es fou ou quoi ?

- Non. Avec Ariès dans l'équation, on n'avait pas le choix, il fallait tabler sur le fait qu'il nous connaissait et que nous serions prévisibles pour lui. Alors j'ai fait en sorte qu'il croit nous avoir percé à jour.

- Cazzo ! Je ne comprends pas !

- C'est simple ! Il a cru à une embuscade avec tentative d'assassinat par empoisonnement.

- Oui, c'est ce qui était prévu, sauf que ça a foiré !

- Non, pas du tout.

- Quoi ? Mais puisqu'ils n'ont rien bu ni mangé ?

- Le poison n'était pas dans la boisson ou la nourriture.

- … Quoi ? Mais il était où ?

- Dans le bouquet de fleurs du petit salon de derrière.

- Oh… Je vois…

- Oui, le petit salon aveugle, inexpugnable, absolument parfait pour mettre quelqu'un en sécurité et le protéger de tueurs performants qui tendent une embuscade... »

Lilian fut coupé par un rire chaud et grave. Une voix veloutée qui lui caressa la peau comme un rayon de soleil s'éleva, provenant du siège du conducteur.

« Plan magistral, Pisces. Bravo. Ta réputation n'est pas usurpée. Ravi de te connaître enfin. Je suis Capricorn, mais tu peux m'appeler Shura. »

Lilian croisa dans le rétroviseur intérieur le feu obscur d'yeux de nuit dirigés sérieusement sur lui. Sous le regard intense et concerné qui s'adressait exclusivement à lui, il frissonna doucement, saisi par un flux d' émotions étranges s'entrechoquant rapidement en lui, qu'il peinait à définir. Il entendit à peine la réponse de Vitale, perdu dans ces lacs sombres et veloutés.

« Ouais. Merci de la conduite, Shura. Je suis Cancer, mais tu peux m'appeler Vitale.

- Je m'en tiendrai à Cancer, merci. Et pour toi, ce sera Capricorn. »

Lilian sentit Vitale se tendre à ses côtés et posa une main apaisante sur son bras. Les combats entre tentacules de l'hydre étaient interdits. Ils seraient sévèrement punis s'ils y dérogeaient. Il relèva les yeux et croisa à nouveau le regard de ténèbres. Interdit, le coeur battant à tout rompre, il baissa les yeux. Soudain, son portable sonna, les faisant tressaillir, Vitale et lui. Il décrocha et frémit en entendant la voix atone et sinistre de Gemini à l'autre bout du fil.

« Félicitations, Pisces. Mission brillamment accomplie.

- Merci Gemini.

- Bien, à présent passe-moi Capricorn, j'ai à lui parler. »

Lilian tendit le combiné au conducteur. Leur mains se touchèrent et dans un tremblement incontrôlé, Lilian retira rapidement la sienne, comme électrifié. Les yeux noirs ne le quittaient toujours pas, le guettant gravement dans le rétroviseur. La voix métallique chuchota dans l'oreille de Capricorn, qui hocha la tête et répondit à peine, par grognements. Puis le portable revint vers l'arrière, tendu négligemment d'une main élégante et nerveuse. Lilian le saisit, encore tiède de l'étreinte de Shura.

« Changement de plan, Pisces. Ta mission n'est pas terminée.

- Comment ? Il a survécu ? C'est impossible !

- Non. Kido est mort.

- Dans ce cas, je ne comprends pas…

- Je te parle de l'autre mission.

- Oh, mais je croyais…

- Je m'en suis chargé. Mais tu dois récupérer Aquarius et l'emmener au lieu convenu, à présent.

- A… quarius… ?

- Oui, Pisces. Aquarius. Tu sais de qui je parle, n'est-ce pas ? »

Lilian ferma les yeux avec détresse. Il ne put s'empêcher de sentir son coeur sombrer. Il aurait dû prévenir Camus. Faire en sorte de le sortir de cette merde. Mais c'était trop tard. Gemini avait mis la main sur lui... Et Gemini ne lâchait jamais sa proie…

« Oui, je sais. Où dois-je le retrouver ?

- Capricorn va t'y conduire. Tu l'emmèneras et le protégeras jusqu'à ce que je te prévienne. Moi seul. Compris ?

- Oui, compris.

- Cancer aussi viendra avec vous. Vous vous ferez oublier un moment, car après ce qui vient de se passer, la guerre est déclarée et vos têtes mises à prix.

- Entendu.

- Et durant vos « vacances » tu t'occuperas de former Aquarius.

- Le… Former … ?

- Oui, Pisces, le former. »

Un silence passa.

« Pas d'autres questions ?

- Et Red ?

- Terminé.

- Je vois. Et Scorpio ?

- Terminé. C'était Red.

- Que… Quoi ?! Mais pourquoi…

- Ça ne te regarde pas. Tu n'as pas à le savoir. Obéis sans poser de questions, cela vaut mieux pour toi. »

Le clic de fin de conversation retentit. La voix sinistre résonna longuement dans sa tête et dans son âme, comme le bruit effrayant d'une terrible prophétie.

oOoOo

Camus se figea douloureusement statufié. La moindre fibre de son corps s'était engourdi et refusait de lui obéir tandis que son esprit incrédule se cabrait de désespoir et d'horreur. Les paroles de Saga résonnaient dans sa tête, de plus en plus vite, comme un tourbillon maléfique et vertigineux.

Scorpio. Apparemment, ils l'ont tué. Ils l'ont tué. Ils l'ont tué.

Scorpio. Milo.

Milo ? Milo était mort ? Mort… Un flux d'images violentes et colorées l'emportèrent brusquement. Des yeux de ciel d'été transperçants, comme s'ils accédaient au pan invisible et magique de la réalité. Une beauté radieuse et cruelle à la chevelure d'or bouclée. Un corps souple et ferme contre le sien. Et des baisers de paradis capable d'embraser ses sens comme personne, comme jamais à présent… Son esprit hurla à la mort t se déchira. La souffrance devint insupportable, comme une lame chauffée à blanc qui fouaillait ses entrailles. Sa bouche s'ouvrit sur une longue plainte sourde, comme un animal blessé qui hurle à la mort. Ses yeux se fermèrent, son esprit vola en éclats. Tout se mit à tourbillonner et à s'obscurcir.

Et soudain, la gifle claqua, sèche et brutale. Sa tête partit avec force sur le côté, tandis qu'un étau d'acier lui broyait le bras, le retenant violemment. Le sang se répandit dans sa bouche et sa gorge, et la lumière et les couleurs revinrent. La voix claqua. Brutale et basse.

« Ça y est, ta petite crise d'hystérie est calmée ? Je n'ai pas besoin de ce genre de démonstration. Dans cet état, tu ne m'intéresses pas. Reprends-toi et suis-moi. »

Les mots violents fonctionnèrent comme un seau d'eau glacée et Camus reprit brusquement et instantanément pied en lui-même.

« Suis-moi.

- Pourquoi faire ? Si Milo est mort, notre accord ne marche plus. Tu n'obtiendras rien de moi.

- Je vais te donner ta première leçon du monde obscur : avant d'avoir constaté la mort par toi-même, ne présume jamais qu'un homme de l'ombre est tombé. Nous sommes tous morts un nombre incalculable de fois pour les « autorités ». Scorpio est malin. Et vraiment très doué.

- Tu… Tu veux dire que…

- Je n'en suis pas sûr. Je trouve juste cette mort… disons, opportune. Et très étrange.

- Comment cela opportune ?!

- Eh bien, Scorpio qui n'a jamais failli tombe subitement au moment où il commence à s'échapper de l'emprise de Iéros et au moment où il te rencontre… Cela tombe drôlement bien, tu ne trouves pas ?

- C'est absurde…

- On verra bien. Magne-toi où je te disloque le bras. »

Camus tenta de juguler l'espoir fou qui l'envahissait. Mais c'était trop tard. La lueur d'espérance allumée en lui ne faisait que croître à présent. Et l'idée folle grandissait avec une force invincible. Non en effet. Milo n'avait pas pu mourir comme ça... Pas lui. Pas maintenant qu'ils s'étaient trouvés tous les deux et que rien n'était réglé entre eux. Il ne pouvait pas l'abandonner à l'instant où il comprenait enfin ses sentiments. Saga avait raison. Saga avait forcément raison ! Milo n'était pas mort ! Ce n'était pas possible. Ce n'était pas possible ! Il ne pouvait pas mourir avant de le lui avoir dit. Il devait le lui dire ! Soudain l'urgence de lui parler devenait presque une douleur physique.

Milo ne devait pas mourir avant qu'il ait pu lui dire… Il l'acceptait enfin. Il le reconnaissait…

Il l'aimait.

Camus poussa un long soupir, comme un homme qui s'éveille d'une épaisse torpeur et emboîta le pas à cet homme dangereux qui le glaçait de peur autant que de fascination.

Il était temps qu'Aquarius entre en scène.

oOoOo

Chapter Text

La musique électronique retentissait couvrant tous les autres sons et les lumières de la scène tranchaient violemment les ténèbres de la salle de concert. Les adolescents et jeunes adultes enfermés dans la salle trépignaient, sautaient en cadence, portables allumés brandis au-dessus de leurs têtes comme autant d'yeux tournés vers leurs idoles.

Saori cria à plein poumons et, tenant Sayako et Michiru chacune par un bras, se mit elle aussi à sauter en rythme, hurlant de plus en plus fort. Elle était en nage et ses longs cheveux décolorés lui collaient à la peau, épousant ses épaules, son dos et ses seins en mèches collantes. Elle s'amusait comme une folle !

Entre deux chansons, les jeunes filles reprirent leur souffles en riant, enlacées toutes les trois, quand Saori sentit un frisson étrange lui remonter le long du dos. C'était comme l'impression d'un regard coulant sur elle. Elle se retourna machinalement, tout en se disant que dans cette foule et cette obscurité, elle ne verrait rien, de toute façon. Mais elle le vit. Ce fut un tressaillement de tout son être, comme le signal déroutant d'une urgence soudaine. Sans comprendre exactement, sans se l'expliquer, elle sut que le garçon qui croisait son regard était venu pour elle. Il avait à peu près son âge et n'était pas loin de sa taille. Elle était grande pour une fille, son grand-père la taquinait souvent sur le sujet, la sachant concernée et mécontente de sa taille. Il était brun mais ses cheveux étaient indisciplinés et un peu longs sur la nuque. Son regard brun était chaud et intense, dirigé droit sur elle.

Saori frissonna malgré la chaleur et, voyant que le garçon se frayait un passage vers elle, elle eut peur. Elle ne le connaissait pas, mais il pouvait très bien appartenir à l'Ordre et être là sur les ordres de son grand-père, pour la ramener au bercail. Les yeux de jade de la jeune fille se durcirent. C'était hors de question. Pour une fois qu'elle avait réussi à échapper à cette foutue organisation et qu'elle s'amusait avec ses amies, elle ne laisserait personne venir tout gâcher !

Résolue, elle saisit les mains de ses deux amies et les entraîna au cœur de la foule, plongeant encore plus profondément au sein du public déchaîné des Little Kitties.

La musique reprit mais au bout d'à peine deux chansons, elle s'arrêta complètement à la grande incompréhension et à la stupéfaction générale. Puis un message retentit dans les haut-parleurs, informant les fans qu'une des chanteuses du groupe se sentant mal, le concert était annulé et reprendrait un autre jour. Naturellement tout le monde pourrait obtenir gratuitement de nouveaux billets. Puis des employés vêtus de noir apparurent et entreprirent de guider la foule pour la faire sortir au plus vite de la salle de concert.

Saori fronça les sourcils et croisa le regard dubitatif de Michiru.

« Toi aussi, tu trouves cela bizarre ?

- Oui, carrément. Même malade à crever Aya-chan chanterait.

-Oui, il doit y avoir autre chose…

- Les filles, pas le choix, on doit quitter les lieux. Ils évacuent toute la salle. Eh Saori ! Où vas-tu ?

- Ne t'inquiète pas Saya-chan, je vous rejoins dehors !»

Sa curiosité piquée au vif, Saori se coula dans la foule et réussit à approcher un groupe de quatre employés de la salle qui chuchotaient à voix basse. Elle tendit l'oreille mais ne réussit pas à entendre grand-chose. En revanche, l'un des videurs qui guidaient les visiteurs vers l'extérieur l'aperçut et l'interpela.

« Mademoiselle, mademoiselle, il faut sortir. Vous n'avez rien à faire ici !

- Oui, oui, je viens, je remets juste ma chaussure. »

Elle se baissa et concentra toute son attention, tentant désespérément de capter une bribe de conversation au passage. Elle réussit effectivement à comprendre quelques mots qui lui glacèrent le sang, au moment où la main du videur s'abattait sur son avant-bras.

« Oui… découverte… en place… bombe… faire sauter toute la salle…. Juste à temps… équipe de déminage… vite, partir... »

Le videur l'évacua sans ménagement, agacé par cette gamine qui se payait sa tête, et la jeune fille se laissa conduire à l'extérieur, pétrifiée de peur.

Une bombe ! Au concert des Little Kitties ? Comment c'était possible ? Pourquoi ? Dans quel but ?

Perdue dans ses pensées, Saori se laissa entraîner par ses amies râlant que leur super soirée était foutue. Désappointée, Mi-chan proposa un karaoké pour oublier leur déception. Sayako se montra bruyamment enthousiaste et Saori opina sans réellement réaliser ce qu'elle acceptait. Elle restait préoccupée par ce qu'elle avait entendu et n'osait pas en parler à ses amies, de peur de les paniquer. Et puis ça avait l'air si gros, si invraisemblable comme situation… Elles ne la croiraient sans doute pas… Elle-même avait du mal à croire à ce qu'elle avait surpris…

La jeune fille reprit brutalement pied dans la réalité en entendant les pas. Elle tourna la tête et vit une ombre menaçante derrière elles. Elles étaient suivies. Elles hâtèrent le pas, se précipitant sans prendre garde à leur itinéraire. L'homme derrière elles était grand et ses puissantes enjambées le rapprochaient rapidement d'elles. Apeurées, elles se mirent à courir mais débouchèrent dans une impasse. Saori poussa ses amies qui criaient leur panique et se plaça devant elles. Le sang yakuza en elle bouillonna et elle se rappela brusquement ce qu'elle avait pu voir des entraînements des combattants de son grand-père. Pour la première fois, elle regretta sincèrement de s'être montrée si réfractaire à son enseignement et si dilettante dans l'apprentissage des arts martiaux et techniques de combats.

L'homme s'était arrêté dans l'ombre, juste avant un réverbère. Il parla soudain d'une voix grave mais jeune, à l'accent étranger.

« Bien mademoiselle Kido. Je constate que vous savez vous conduire face au danger. Veuillez me suivre sans faire d'histoire et rien n'arrivera à vos amies.

- Et vous pensez que je vais vous croire ?

- Que voulez-vous ?

- Laissez-les d'abord partir toutes les deux. C'est moi que vous voulez.

- Très bien. Qu'elles partent. »

L'homme s'écarta, comme pour inviter les deux jeunes filles à partir. Mais dans un premier temps, Sayako et Michiru refusèrent, s'accrochant en pleurant aux mains de Saori, quasiment hystériques toutes les deux. La jeune fille les calma et les convainquit en leur demandant d'aller vite chercher des secours une fois qu'elles seraient sorties de ce piège. Sayako hocha la tête en gémissant et Michiru sécha ses larmes en hoquetant puis elles s'élancèrent après avoir promis d'appeler la police et de joindre l'Ordre du Sceptre. Au moment où elles gagnaient la sortie de la ruelle, des flèches qui semblaient venues de nulle part les clouèrent au sol. Saori hurla sans retenue, mains croisées sur sa bouche. Mais rapidement une fureur aveugle surpassa sa peur et elle se rua toutes griffes dehors vers l'homme qui fit un pas dans la lumière de l'unique réverbère de la rue. C'était un homme jeune et beau mais au visage fermé. Ses yeux verts ne dégageaient aucune chaleur et malgré ses boucles blondes et courtes et son visage de dieu grec, il n'inspirait que l'effroi. Son aura cruelle s'étendait, puissante et animale, et quand il fit quelque pas pour venir au-devant de Saori et esquiver ses coups, ses mouvements étaient fluides, comme ceux d'un grand félin. Comme la grâce sauvage et dangereuse d'un tigre. Ou d'un lion.

Son bras armé d'un couteau se leva et s'abattit comme un éclair fulgurant. Saori ferma les yeux. Et soudain, elle se sentit poussée en arrière d'un coup sec qui lui coupa presque le souffle.

« Saori-san ! Reculez ! Je vous protégerai quoiqu'il arrive ! »

Elle étouffa un cri. Tombée à terre, sur le sol sale de la ruelle, elle leva les yeux : devant elle, en protection, se tenait le jeune homme du concert, armé d'un nunchaku. Il lui adressa un regard fier et rassurant et se lança dans la bagarre. Une étrange chaleur se répandit en elle et Saori se sentit absurdement en sécurité, protégée, sans pouvoir s'expliquer d'où lui venait ce sentiment ridicule. Mais un coup violent projetant le garçon contre un mur lui arracha un cri, faisant voler en éclat sa béatitude incongrue. Relevée et debout, aux aguets, tendue comme la corde d'un arc, la jeune fille assista, impuissante, au massacre.

L'affrontement fut terrible. Rapidement, l'évidence s'imposa : l'homme était plus fort. Beaucoup plus fort. Il était rapide et précis et ses coups étaient puissants, faits pour blesser ou tuer sans appel. Le garçon n'avait pas l'ombre d'une chance, même s'il était courageux et résistant. Il encaissait beaucoup trop de coups. Saori se mordit la lèvre inférieure, étreinte par l'urgence de la situation. Son sauveur allait mourir ! Que pouvait-elle faire ? Si seulement elle n'avait pas séché les cours d'auto-défense et d'arts martiaux que lui imposait son grand-père… Quelle idiote ! Comme elle regrettait son opposition puérile à présent... Soudain, elle poussa un cri. Le nunchaku voltigea dans un coin de l'impasse, arraché des mains du jeune homme par une clé redoutable. Jeté à nouveau à terre, le garçon qui avait volé à son secours n'arrivait plus à se relever, cette fois. Il tenta de façon dérisoire de se redresser encore, mais ses forces le trahirent et il glissa définitivement au sol, à la limite de l'inconscience. L'homme s'avança et s'apprêta à l'achever.

Sans grande conscience de ce qu'elle faisait, Saori ramassa le nunchaku perdu dans un coin. Elle visualisa avec une force et une précision dont elle se pensait incapable l'entraînement des hommes de son grand-père et fit tourner lentement d'abord puis de plus en plus vite l'arme qui, au maximum de sa vitesse émit un sifflement sinistre.

L'homme entendit le bruit et sentit le déplacement d'air. Mais il ne fut pas assez rapide. Il se retourna et le nunchaku s'abattit de toute la puissance de sa rotation sur sa tempe gauche. Il s'effondra comme une masse au sol, juste à côté de son adversaire inconscient couvert de coups. La jeune fille s'empara avec promptitude du couteau et, saisissant les boucles solaires avec fermeté, le plaça sur la gorge de l'homme évanoui.

Puis elle se retourna aux aguets et lança avec détermination en direction de l'ombre à l'entrée de la ruelle :

« Montrez-vous ! Je sais que vous êtes là. Je vous ai vu blesser Sayako et Michiru. Montrez-vous ! »

Un homme armé d'une arbalète se détacha de l'ombre et s'avança dans la lumière du réverbère. Saori étouffa un cri de surprise. C'était le portrait, en brun et en plus âgé, de l'homme qu'elle venait d'assommer. Le même visage, la même carrure. Ils devaient être parents, sans doute frères. Elle resserra instinctivement sa prise sur les cheveux blonds. L'homme dut sentir sa résolution et sa nervosité. Il posa son arbalète sur son épaule et s'arrêta à bonne distance.

« Bien joué, mademoiselle Kido. Vous êtes bien plus dangereuse que vous n'en avez l'air, je l'avoue. Leo aurait dû se méfier : après tout vous êtes la petite-fille de Mitsumasa Kido. Il y avait des chances pour que vous ayez appris à vous battre un minimum.

- N'approchez pas, ou je l'égorge.

- Oh vraiment ? Vous le feriez ? »

Sous la voix chaude emprunte de sarcasme, avec résolution, sans trembler ni hésiter, Saori entailla la peau de l'homme à terre qui poussa un gémissement sourd. Le sang gicla, tachant le visage de l'homme évanoui et les mains de la jeune fille. Celui en face d'elle se figea et son visage se durcit.

« Je vois. Vous le feriez en effet. Vous n'avez rien d'une frêle jeune fille.

- Vous avez raison. Je suis la petite-fille du chef de l'Ordre du Sceptre et un jour je prendrai la suite de mon grand-père à la tête de l'organisation.

- Je crois qu'il ne convient plus de parler « d'un jour », mais que ce jour est venu... »

L'homme sourit de façon sinistre. Saori se sentit étreinte d'horreur. Comme dans un espace-temps figé et sinistre, elle vit la scène comme hors d'elle-même, dédoublée. Une autre Saori faisait face au monstre, tandis qu'elle-même sombrait et se noyait en silence dans son désespoir intérieur. Elle se sentit perdre pied dans son être profond et le vide et le froid la gagnèrent. Elle recula, incrédule, en secouant la tête en signe de dénégation et le couteau trembla dans sa main.

L'homme s'élança et frappa d'un coup sec. Le couteau vola dans les airs et Saori poussa un cri de douleur, serrant son poignet contre sa poitrine. L'homme tendit la main pour la saisir à la gorge quand il fut lui-même repoussé violemment par un coup de pied lancé en plein abdomen.

Le jeune homme évanoui s'était relevé et s'était mis en position de combat. Il était couvert de sang et de traces de coups, mais il tenait à nouveau debout.

« Je vous protégerai, Saori-San. Même si je dois y laisser la vie ! »

Il émanait de lui une telle conviction, une telle force, que l'homme recula d'un pas, comme fasciné. Il fit un geste de la main.

« Tu es un garçon valeureux, bravo. Le courage et la loyauté sont des vertus bien rares. Sauve ta vie, je te la laisse. Enfuis-toi. Ce combat n'est pas le tien. Tu ne dois rien aux Kido. Les monstres de l'ombre se dévorent entre eux, c'est la loi.»

Mais le garçon redressa la tête fièrement et sourit à l'attention de Saori. Le cœur de la jeune fille bondit sous ce sourire de lumière. C'était le sourire puissant et assuré de la certitude absolue, que rien ne peut ébranler.

« Tu te trompes. Je sais qui tu es. Tu viens de la part de Iéros et comme tous tes semblables tu ne veux que tuer ceux qui se dressent contre ton organisation de mort. Je ne vous laisserai pas faire.

- En quoi tout cela te concerne-t-il ?

- Il y a douze ans, quand j'avais quatre ans, ma famille a été tuée par vous. Mon père était un homme politique intègre et il a refusé de plier sous vos ordres. Alors vous l'avez tué, lui et ma mère. Ma grande sœur m'a caché et j'ai survécu. Ce sont les hommes de l'Ordre du Sceptre qui m'ont trouvé avant l'arrivée de la police. Il m'ont emmené à l'Ordre et Kido-Ojiisan a pris soin de moi comme si j'étais son fils. Aujourd'hui je paie ma dette et je commence ma vengeance contre cette entité du mal qu'est Iéros.

- Je vois. Je vais donc te combattre avec toute ma force. Prépare-toi. »

Saori frémit. Dans l'état où il était, le jeune homme n'avait aucune chance. Il allait se faire tuer, c'était certain. Mais au moment où le tueur s'élançait, son élan fut coupé par le vol acéré et mortel de shurikens qui se plantèrent dans le mur tandis que trois autres garçons faisaient irruption dans la ruelle, derrière le tueur, coupant toute retraite possible.

« Seiya ! Ça va ?

- Hyoga ! Juste à temps ! Attention, c'est un des douze !

- Oui, je sais. Vu l'arbalète, je dirai Sagittarius. On ne sera pas trop de quatre. Shiryu, Shun, préparez-vous ! »

Le garçon aux cheveux blonds décolorés qui venait de parler brandit à nouveau des shurikens à l'éclat sinistre, tandis que ses deux compagnons se préparaient eux aussi à l'affrontement, dégainant pour l'un un katana et pour l'autre, un tessen, cet éventail de combat meurtrier, lié à son maître par une fine chaîne serpentine.

Sagittarius jeta un long regard pensif aux quatre garçons prêts à en découdre et à la jeune fille cachée derrière celui qui s'appelait Seiya. Il jaugea longtemps les cinq volontés farouches qui se dressaient devant lui. Puis son regard tomba sur son frère, toujours inconscient au sol. Malgré leur courage, ce n'était que des gosses. A lui seul, il pouvait tous les tuer. Facilement. Et pourtant. Il plongea à nouveau dans le regard brun de Seiya. Un regard assuré, inébranlable et pourtant ouvert, dépourvu de haine. Songeur, il prit sa décision. Si le garçon avait la bonne réponse, il les laisserait tranquilles. Parce qu'au fond, il en avait assez de tout ce sang. Parce qu'il était las. Parce qu'il avait envie de voir jusqu'où ces cinq-là iraient… Oui, il était vraiment curieux...

« Seiya, c'est ça ?

- Oui.

- Réponds-moi. Quel est ton but ultime, si je vous laisse la vie ?

- Je ferai tomber Iéros. J'empêcherai que qui que ce soit souffre ce que j'ai souffert. Il est temps que le mal soit arrêté.

- Donc tu comptes nous massacrer ?

- Non. Vous arrêter. Ce n'est pas la même chose. Même s'il faut tuer pour cela, je le ferai, mais toujours parce qu'une autre issue n'aura pas été possible. S'il y a bien une chose que j'ai comprise ce jour-là, quand ma famille m'a été ravie, c'est que toutes les vies, toutes sans exception, sont précieuses bien au-delà de tout ce que l'or ou le pouvoir peut acheter.

- Et c'est en rejoignant les yakuzas que tu prétends à ce noble idéal ? Tu n'es pas à une contradiction prêt, on dirait.

- L'Ordre du Sceptre est différent. Certes, c'est une organisation qui peut être impitoyable, mais elle n'est pas sans morale, contrairement à vous. Vous ne savez plus ce que bien et mal signifient. L'Ordre du Sceptre le sait et si elle doit enfreindre le Bien et faire ponctuellement le Mal, elle le regrette et accepte d'en payer le prix. Kido Ojiisan était ainsi. Et je sais que Saori-san en sera la digne successeuse. Je n'ai pas le moindre doute. »

Sagittarius eut un long frémissement en rencontrant une fois de plus le regard résolu de Seiya, puis en croisant les regards de ses compagnons venus à la rescousse. Des regards fermes, convaincus. Des regards purs. Il eut un léger rire d'autodérision. Il avait été ainsi, au départ. Il y avait cru, lui aussi. L'équilibre des pouvoirs et des états, en sous-main. Le rôle nécessaire de régulateur. Le Mal parfois nécessaire. Le code moral, suranné mais rassurant…

Quand avait-il cessé d'y croire au juste ?... Quand s'était-il transformé lentement en cette machine à tuer sans âme ?... Quand avait-il cessé de rêver en un futur meilleur ?… Quand avait-il cessé de se voir et de voir son propre frère comme des être humains digne de mieux que cette ombre permanente ?...

Il embrassa lentement les jeunes visages du regard. Il allait leur laisser la vie, il le savait. Il avait envie d'y croire. A nouveau. Quelque chose de racorni au fond de son âme s'était réveillé. Et il avait vraiment envie de voir...

Voir jusqu'où ils iraient, ces cinq fous !

Comme ce jour lointain, oublié, qui émergeait lentement de sa mémoire, ravivé doucement par ce sentiment plénier d'espoir fou. Ce jour sanglant sur le sol nippon, où son âme avait vacillé. Lentement, il releva les yeux sur la silhouette frêle, protégée par Seiya.

Il se rappelait. C'était elle... Ce jour-là, treize ans auparavant, il avait failli la tuer, comme ses parents, comme aujourd'hui. Les supplications de la jeune mère mourante ne l'avaient pas atteint alors qu'il levait le bras pour faucher la vie de la petite fille. Mais quelque chose d'autre, un souffle, une voix intérieure secrète ou l'écho affaibli de l'être humain qu'il avait été, avait suspendu son bras juste au dessus de l'enfant qui le contemplait sans frémir, intensément, de ses grands yeux de jade. Et, désobéissant aux ordres d'Arès, sur une impulsion inexplicable, il l'avait emmenée pour éviter que Capricorn, son tandem d'alors, ne lui règle son compte. Il avait déposé la petite sur les marches d'un orphelinat avant de quitter le Japon et avait oublié ensuite cette étincelle de compassion qui avait sauvé une vie.

Et aujourd'hui, elle avait grandi et se dressait à présent contre lui et son camp, à la tête désormais d'une organisation dangereuse. Etait-ce le karma ? Avait-il senti dans l'enfant d'autrefois une force mystérieuse du destin en marche ? Ou n'était-ce rien d'autre que le hasard, se jouant des hommes. Son rire moqueur s'accentua et il ferma les yeux un instant.

Oui, il avait envie de jouer avec le Destin. De voir ce qu'il leur réservait à tous. Cela faisait si longtemps qu'une telle envie de vivre et de voir, de parier l'impossible et d'attendre le cœur battant, ne l'avait plus habité… Il avait pris sa décision. Ces enfants avaient la bonne réponse. La seule réponse possible face à l'Hydre. Il s'inclina.

Lentement, levant son arbalète droit vers le ciel étoilé en signe de non-agression, Sagittarius attrapa d'une main le bras de son frère et le hissa difficilement sur son épaule. Puis, passant entre les garçons qui se rangèrent, aux aguets, leurs armes bien dirigées contre lui, il quitta lentement la scène.

Au moment de partir, il lança un dernier regard incisif droit sur Saori. La jeune fille ne flancha pas. Au contraire, elle se redressa avec une fierté mêlée d'une douceur puissante et inquiétante par l'assise inébranlable de la force qui l'habitait.

« Au revoir mademoiselle Kido. J'espère que vous savez apprécier ces jeunes courages autour de vous.

-N'ayez crainte, Sagittarius. C'est le cas. Je mesure pleinement l'extraordinaire qualité de ces jeunes gens. Et je saurai m'en montrer digne !

- Je vois. Dois-je considérer que vous prenez effectivement la suite de votre grand-père.

- Si les hommes de la branche du Kantô de l'Ordre du Sceptre choisissent de me suivre, j'en serai fière et honorée.

- Très bien. Vous savez ce que cela signifie ? A notre prochaine rencontre, je ne vous épargnerai pas. »

La jeune fille eut un sourire serein et Sagittarius sentit monter un long et puissant frisson des limbes de son être. Un frémissement comme il n'en avait plus senti depuis bien longtemps, depuis qu'Arès avait remplacé Shion, à vrai dire. Il se sentit parcouru par ce tremblement intérieur qui saisit celui faisant face à la vraie autorité, aux fondations profondes, impossible à remettre en cause. La légitimité et sa force invincible... Ému malgré sa dureté, il salua d'un signe de tête la frêle jeune fille à la force inconnue et stupéfiante, puis, son frère sur l'épaule, il tourna les talons et s'enfonça dans l'ombre.

Le Destin était en marche.

oOoOo

« Tiens, ton verre. Tu admires la vue ? Époustouflante, n'est-ce pas ?

- Époustouflante, c'est le mot en effet », murmura Red, les yeux attachés invinciblement sur l'artère qui longeait l'hôtel Drouot, au loin, tandis que son corps se raidissait de répulsion sous le contact d'Io, derrière lui.

Il serra les dents, inspira, expira et se retourna contre le jeune homme avec un sourire charmeur. Les bras de ce dernier le ceinturèrent et le parcoururent tandis qu'il fondait sur sa bouche pour l'embrasser profondément. Tout en réprimant son dégoût pour rendre langoureusement le baiser, Red fit mine d'enlacer le cou de son partenaire et se serra contre lui. Il sentit le sourire et la satisfaction d'Io contre lui. Mais cela ne dura pas longtemps. D'une pression précise et experte, il paralysa le système nerveux du jeune homme contre lui. Le corps inerte d'Io s'avachit entre ses bras et il l'accompagna dans sa chute pour le coucher au sol. Il eut le temps d'apercevoir la stupéfaction peinte sur le visage de l'autre avant qu'il ne l'achève d'un coup bien ajusté, le plongeant dans l'inconscience.

Avec satisfaction et une pointe de cruauté, Red rangea les bras le long du corps et contempla Io un instant. Puis il s'essuya la bouche d'un geste rageur et commença à se redresser, quand un infime grésillement dans le silence ouaté de l'appartement suspendit son action.

Son regard d'eau claire se durcit, se fit transperçant et il se pencha rapidement à nouveau sur le corps inerte. Il glissa les mains dans les vêtements d'Io, lèvres serrées et sourcils froncés, à la recherche d'un quelconque dispositif d'écoute, mais ne trouva rien sur la peau tiède du jeune homme. Il se mordit la lèvre inférieure et saisissant la tête d'Io, la tourna pour accéder aux oreilles. Rien à droite. Il la retourna de l'autre côté et un juron en langue étrangère lui échappa. Elle était là, lovée dans le pavillon de l'oreille gauche. Une oreillette.

Immédiatement sur le qui-vive, Red se redressa d'un bond et évalua son environnement avec acuité. Il devait fuir. S'extraire de ce piège. Io était un membre des forces de l'ordre. Son regard transperçant balaya la pièce à la recherche d'une issue. Fuir à tout prix ! Hors de question de tomber maintenant, de cette façon ! Fuir !

Il s'élança vers la porte de toute sa vitesse prodigieuse, ses réflexes exacerbés par l'urgence de la situation.

Mais il n'eut pas le temps de la gagner avant qu'elle ne s'ouvre violemment sur un groupe d'hommes casqués et bardés de gilets pare-balle, armés de fusils de précision.

« FBI ! Ne bougez plus ! Mains en l'air ! Scorpio, vous êtes en état d'arrestation ! »

oOoOo

« Relax, Sorrente ! Personne n'a jamais été capable d'échapper à mon emprise. Dès qu'il aura bu son verre, Scorpio sera à nous. »

Sorrente détacha avec peine ses yeux des écrans devant lui pour saisir la tasse de café fumante que Kaasa lui tendait. Il était réellement sur les nerfs. Io jouait gros en servant d'appât pour ce tueur redouté, qui leur filait entre les doigts depuis des années. Il pinça les lèvres devant le sourire apaisant de son collègue.

« Oui… S'il boit…

- Pourquoi veux-tu qu'il ne boive pas son verre ? Il n'a aucune raison de soupçonner quoi que ce soit.

- Non, rien, si ce n'est qu'il est le meilleur dans sa partie depuis les vingt dernières années, qu'il se joue des polices et services secrets du monde entier depuis aussi longtemps et qu'il a été capable de se montrer à notre barbe sous une couverture médiatique sans qu'on ne soupçonne rien ! Scorpio était Red le photographe et on n'en savait rien ! Alors excuse-moi de m'en faire sur ce coup !

- Tu oublies que nous sommes renseignés par notre taupe interne cette fois et qu'elle est plutôt bien placée apparemment pour nous donner des infos de premier ordre.

- Oui… Et ça aussi, je trouve cela inquiétant. On devrait se méfier plus que ça de la personne qui nous balance ces infos…

- Pourquoi ? Tant mieux pour nous au contraire !

- Réfléchis Kaasa : pourquoi le mec qui nous livre les renseignements le fait, d'après toi ? Par bonté d'âme ? Il a forcément un but, et vu la maison d'où il sort, certainement un truc bien mauvais… Je n'ai aucune confiance dans ce gars, ni dans ses motivations. A mon avis, il se sert de nous pour prendre le pouvoir au sein de l'organisation.

- Mmmh, ce que tu dis a du sens, en effet…

- Evidemment ! Nous savons que Gemini est le bras droit et la tête pensante de Iéros. Qui aurait alors intérêt à le supprimer, si ce n'est la personne qui veut récupérer le gâteau ?

- Mouais… Mais Julian a dû certainement envisager ce que tu dis.

- J'espère qu'il y a pensé, en effet.

- Mais oui, j'en suis sûr. Le chef n'est pas né de la dernière pluie ! N'oublie pas qu'il a une vengeance personnelle à mener contre cette organisation de la mort et qu'il ne lâche jamais rien quand il entreprend une opération.

-Oui, c'est vrai… Oh ! »

Kaasa, qui se détournait pour prendre un sachet de sucre sur la petite table près de la cafetière se retourna vivement au cri de son collègue. Sorrente venait de se lever d'un bond, visiblement saisi par ce qu'il venait de voir sur les écrans devant lui. Kaasa, en quelques enjambées, le rejoignit et poussa un juron sourd entre ses dents serrées.

Sur l'écran central, devant eux, Io venait de s'écrouler au sol. Scorpio rangeait les bras du jeune agent le long de lui et lui asséna un coup violent et précis sur la tempe, le plongeant dans l'inconscience. Sorrente serra les poings jusqu'à ce que ses jointures deviennent blanches et actionna immédiatement le signal, ordonnant le début de l'opération de sauvetage d'un ton urgent.

« Ordre à toutes les unités ! Intervention immédiate ! Je répète ! Intervention immédiate. Agent à terre. Agent à terre ! »

Aussitôt, les hommes postés dans le couloir de l'escalier menant à l'appartement terrasse se précipitèrent, se donnant des signes visuels silencieux pour préparer l'assaut. Ils s'arrêtèrent à la porte de l'appartement, attendant la confirmation de Sorrente pour attaquer sans menacer la vie de l'otage.

Le jeune homme se mordait la lèvre inférieure au sang. Kaasa poussa un juron en voyant le tueur qui s'apprêtait à se relever, se pencher à nouveau sur le corps d'Io et le palper sans ménagement.

« Putain, Sorrente ! Il va le buter ! Donne l'ordre !

- Non ! Il est trop prêt d'Io ! Si nous intervenons maintenant, il n'aura qu'un geste à faire pour le tuer. Il faut qu'il s'éloigne d'abord.

- Mais que fait-il ?

- Je crois qu'on est découverts…

- Comment ça ?

- Regarde ! Il vient de trouver l'oreillette ! Il a compris à qui il avait à faire !

- Le salaud ! Il est vraiment fort ! Oh Putain, Sorrente ! »

La rapidité presque surnaturelle de Scorpio à l'écran venait d'arracher ce cri à Kaasa. Le tueur venait de se précipiter, glissant avec une fluidité et une agilité effrayantes vers la porte de l'appartement. Sorrente réagit aussitôt. Son visage se durcit instantanément et son doigt en suspend sur le bouton du micro s'abaissa en une fraction de seconde. Scorpio avait quitté la zone dangereuse pour Io. C'était maintenant !

« Action ! Action ! Intervenez ! La cible se dirige vers vous ! Attention, il est extrêmement dangereux. Tirez à vue ! »

Les hommes lourdement armés et protégés enfoncèrent la porte.

« FBI ! Ne bougez plus ! Mains en l'air ! Scorpio, vous êtes en état d'arrestation ! »

Scorpio se figea en position d'attaque et lança un regard autour de lui. Une fraction de seconde les yeux transperçants, d'une acuité et d'une limpidité redoutables, se plantèrent droit dans ceux de Sorrente et Kaasa, à travers la caméra dissimulée dans le plafond. Il frémirent tous les deux. L'expression de Scorpio était redoutable, habitée d'une détermination farouche.

Survivre. Absolument survivre. A n'importe quel prix. Survivre.

Le coeur étreint par un affreux pressentiment, Sorrente fondit sur le micro et cria :

« Feu ! Feu ! Abattez-le ! »

oOoOo

La Rolls Royce entourée de berlines sombres s'arrêta devant le perron de l'hôtel Drouot et les portière des trois voitures noires qui la précédaient et la suivaient s'ouvrirent, cédant le passage à un groupe d'hommes en costumes sombres, munis d'oreillettes, qui sécurisèrent le périmètre, aux aguets.

Kanon poussa un long soupir d'expectative, comme un homme qui s'éveille enfin. Ça y était. Le dénouement de sa toute première mission en solo pour le compte de l'Ordre touchait à sa fin. Encore quelques minutes et Scorpio tirerait, atteindrait la cible et s'exfiltrerait, comme prévu. Et lui aurait fait ses preuves auprès de Saga et d'Arès… Enfin, il recevrait l'adoubement qu'il désirait depuis tant d'années… Comme son frère, il plongerait dans les eaux noires, proche du cœur de la machine effroyable. La partie deviendrait alors bien plus compliquée, plus dangereuse…

Mais il était prêt. Il pouvait le faire. Il y arriverait. Il ferait tomber Arès et délivrerait son frère de cette influence néfaste qui pesait sur lui depuis leur naissance et leur séparation ! Il se l'était promis, treize ans auparavant…

oOoOo

Il n'en revient pas… Il a un frère, un frère jumeau, qui plus est ! Lui qui a toujours vécu seul, sans personne. Lui qui pensait être orphelin… Il a un frère…

Kanon ferme les yeux sur le plafond craquelé. La plénitude l'étreint avec une force invincible. Il n'est plus seul… Non ! En fait, il ne l'a jamais été. Voilà d'où lui venait cette impression d'incomplétude, ce manque affreux, cette moitié de vide qui l'habite depuis toujours et qui l'a empêché de se lier avec qui que ce soit aux cours de toutes ces années.

Il se disait qu'il était anormal, que quelque chose ne fonctionnait pas chez lui, qu'il était cassé. Evidemment, les rares familles qui se sont intéressées à lui dans le passé l'ont senti. Rapidement, il a été mis de côté dans le processus d'adoption : pas assez facile, pas assez « séduisant » comme enfant adoptif… Et puis ensuite, il était trop vieux. Personne n'adopte les ados, encore moins un ado farouche, au regard distant, à l'attitude de défi. Encore moins un « garçon à problèmes », comme les éducs l'avaient catalogué.

Mais en fait, il y avait bien quelque chose de cassé en lui… Ce n'était juste pas sa faute. Il lui manquait son frère, son jumeau, son miroir…

La porte de la petite chambre s'ouvre et une silhouette massive s'encadre dans le rectangle de lumière. Instinctivement, Kanon perçoit le danger qui émane de l'homme dans l'embrasure de l'ouverture. Il a toujours eu un instinct infaillible, presque comme s'il lisait dans les esprits des gens face à lui. Il ferme les yeux avec force et s'applique à contrôler sa respiration.

Se calmer. Absolument se calmer. Faire en sorte que l'homme le croit endormi. Ne pas bouger. Quoiqu'il arrive.

Il l'a fait plein de fois, au foyer, pour tromper les éducs qui faisaient leur ronde et vérifiaient que tout le monde dormait bien dans son lit et qu'ils pouvaient se relâcher pour la nuit. Et ça marchait. A chaque fois. Il est doué pour tromper et manipuler les gens, il le sait. Il retient son souffle, le distillant paisiblement, comme dans un profond sommeil. Soumis à l'influence et au pouvoir de sa détermination, son coeur ralentit. Il est l'image d'un repos paisible.

L'homme se penche sur lui, il sent son souffle sur sa joue durant un instant qui lui paraît interminable, puis il se redresse et se détourne.

Kanon risque un coup d'oeil entre ses longs cils et manque de contrôler un battement de coeur.

Saga se tient lui aussi dans l'encadrement de la porte et l'homme en deux mouvements souples, d'une puissance menaçante, se coule auprès de lui et abat son bras formidable sur son frère. Le choc est terrible. Kanon frémit de tout son être en entendant le bruit du crâne de Saga contre le mur et le hoquet de souffrance qui lui échappe. Il serre les poings de tout son être et parvient miraculeusement à rester inerte. Une voix sinistre, basse, suintant la cruauté, s'élève dans un sifflement étouffé et menaçant.

« Misérable insecte ! Comment as-tu osé désobéir à mes ordres et le faire venir ici ! Tu vas lourdement regretter cette indiscipline !

- Je sais que j'ai désobéi et je dois être puni pour cela. Mais j'ai cru bien faire : le traître Shion connaissait son existence et m'a révélé que lui et son fils Ariès comptaient l'utiliser pour déstabiliser l'Ordre.

- Cela ne change rien ! Je suis le maître ! Tu n'es que mon pion. Les pions ne prennent aucune initiative ! »

Cette fois, le coup abat son frère au sol dans un craquement lugubre. Kanon sent son souffle se coincer d'angoisse dans sa cage thoracique. Non ! Il doit rester endormi. Il s'applique à nouveau à se contrôler de toute sa force. Il y parvient.

Saga n'a pas émis un son, cette fois. Il se relève péniblement et se dresse entre lui et l'homme terrifiant. Celui-ci se met à rire et Kanon sent ses cheveux se dresser sur sa tête sans rien pouvoir y faire. Le rire murmuré est affreux. C'est un rire grinçant, comme une pointe acérée sur une vitre, un crissement effroyable qui met les nerfs à vif.

« Très bien. Tu l'as voulu et tu l'as ramené ici ? Comme tu voudras. De cette façon, vous m'appartenez tous les deux et ton obéissance sera la garantie de sa vie. Si tu me déçois en quoi que ce soit, Saga, si tu me désobéis à nouveau, il mourra. Et dans d'atroces souffrances, sois-en bien certain. Tu as compris ?

- Oui… Père... »

L'homme claque la porte derrière lui et ses pas lourds décroissent et disparaissent. Le souffle irrégulier, souffrant, de son frère reste le seul bruit ténu qui perce le silence pétrifié qui vient de retomber sur la petite cellule.

Kanon a les yeux grand ouverts, mais il ne voit plus rien. Il n'entend plus rien. Il est figé d'horreur et son cerveau peine à comprendre ce qu'il vient d'entendre de la bouche de son frère.

Père… ? Ce monstre est le père de Saga… ? Mais… Mais alors… C'est son père aussi… ? Non… Impossible… Impossible !

Il refuse. Il est orphelin. Il ne lui reste plus que son frère. Il refuse. Absolument.

Sa volonté s'allume dans l'obscurité. Lui qui a toujours erré, sans but, sans racines. Il sait à présent ce qu'il doit faire, ce pourquoi il existe. Il doit tirer son frère des griffes du monstre qui étend sa noire influence sur lui.

Le protéger. Résolument.

oOoOo

La cible sortit enfin de l'habitacle clinquant de la Rolls Royce. L'homme d'âge mûr à la peau et aux yeux sombres, coiffé d'un keffieh traditionnel et habillé d'un qamis immaculé, s'avança parmi les flashs des photographes avec assurance.

Kanon se tendit. D'un instant à l'autre, il allait s'affaisser sur lui-même. La détonation viendrait juste après.

Cinq, quatre, trois, deux, un…

Le cheikh passa devant les journalistes massés et pénétra dans le hall de l'hôtel Drouot.

Scorpio n'avait pas tiré. Quelque chose s'était mal passé. Fuir. Fuir immédiatement !

Kanon se leva brusquement, mais il n'eut pas le temps de faire un geste. Il sentit une pression métallique dans son dos et une voix masculine jeune murmura à son oreille :

« FBI. Plus un geste, Gemini. Vous êtes en état d'arrestation. Suivez-nous ans faire d'histoire : nous n'hésiterons pas à vous tuer. »

Un coup d'oeil. Ils étaient deux. Les deux jeunes hommes mignons qu'il avait repérés et identifiés comme sans intérêt. Un sourire amer passa sur les lèvres de Kanon. Il avait foiré. Tout. Il s'était fait prendre et s'était trompé sur deux agents du FBI. Décidément, il n'arrivait pas à la cheville de son frère… Sans bouger et sans manifester quoi que ce soit, il souffla :

« Très bien, vous avez gagné. Je vous suis. »

Il sentit le contact métallique des menottes qui lui enserrèrent les mains derrière le dos et la poigne de l'agent à sa droite, le jeune borgne, qui lui saisit le bras avec force pour le contraindre à les suivre.

Il avait perdu… Une bataille, pas la guerre ! Tant qu'il y avait de la vie, il y avait de l'espoir : c'était ce qu'il avait bien compris depuis qu'il avait rejoint Iéros et Saga. Et il allait vivre ! Il gagnerait la guerre !

Avant de quitter le café Drouot en prétextant une urgence auprès de ses amis, encadré par les deux agents souriants, comme s'ils étaient des vieux potes qui se retrouvaient soudainement, il lancça un coup d'oeil vers l'appartement terrasse.

Désolé Scorpio. Je ne t'ai pas été d'une grande aide sur ce coup-là. Je ferai mieux la prochaine fois, tu as ma parole. Sauve ta vie, vieux ! Barre-toi ! Et si tu y arrives, prie qu'Arès ne te retrouve jamais...

oOoOo

Chapter Text

Scorpio se figea en position d'attaque et de défense. En une fraction de seconde, il comprit et analysa la situation : à la crispation des hommes face à lui, sous leur lourd équipement de défense, et au grésillement presque imperceptible des oreillettes, il sut qu'ils allaient ouvrir le feu. Il ne voulaient pas le prendre vivant. Ils voulaient l'éliminer. Le regard d'eau hypnotique prit une acuité quasi surnaturelle et étincela.

Que faire ? Combattre ? Ils étaient trop. Lourdement armés et entraînés. Trop dangereux. Trop de chances d'y rester.

Fuir. Immédiatement. Se mettre à l'abri.

Survivre ! Absolument survivre !

Il ne pouvait pas tomber maintenant ! Pas maintenant que tout était arrangé pour sa disparition ! Pas maintenant qu'il pouvait se libérer de l'étreinte du diable !

D'une détente fantastique, rapide comme la foudre, Scorpio se précipita derrière le mur qui ouvrait sur le salon et la terrasse en continuité, à l'instant où les agents du FBI déclenchaient leurs tirs. Sous les détonations mates et les éclats de béton qui jaillissaient, il saisit son arme de secours, à sa cheville. Dans cette configuration, Scarlet Needle ne lui était d'aucune utilité.

Calmement, comme s'il était à l'entraînement, grâce à sa vision hors du commun à la précision parfaite, Scorpio visa et tira.

oOoOo

Sorrente et Kaasa crièrent ensemble en se levant de leur siège d'un seul bond. Sur l'écran, le tueur venait de se mettre à couvert d'un bond impressionnant. Les gars avaient tiré une fraction de seconde trop tard !

Kaasa abattit ses deux poings crispés sur la table et pencha la tête vers la table, mâchoires crispées à l'extrême. Sorrente se mordit la lèvre inférieure jusqu'au sang.

Merde ! Ça ne sentait vraiment pas bon ! Ils avaient manqué leur coup : l'effet de surprise, sur lequel ils comptaient, était manqué. Et pire, Scorpio était acculé, ce qui le rendait bien plus dangereux encore. Un animal traqué est prêt à tout !

Et comme pour lui donner sinistrement raison, sur l'écran, les hommes commencèrent à tomber comme des mouches. Sorrente poussa un juron qui fit lever la tête à Kaasa.

Médusés, les deux agents assistèrent à un véritable carnage. Avec précision, le tueur touchait sa cible à chaque coup. Pas une seule erreur, pas une seule balle gaspillée.

« Putain, Sorrente ! Les mecs vont tous y rester ! Il faut contacter le chef !

- Oui, tu as raison. Chef ? Vous m'entendez ?

- Cinq sur cinq.

- C'est le carnage là haut. Scorpio est en train de faire un carton plein et…

- Je sais, Sorrente. J'arrive sur place.

- Quoi ? Chef !

- J'entre dans le combat.

- Non ! Chef ! Julian ! Ne fais pas ça ! Je sais que tu as un compte à régler avec lui, mais…

- Transmission terminée.

- Chef ! Chef ! Non ! »

Kaasa, le visage sombre, posa la main sur l'épaule de son collègue.

« Inutile, Sorrente, il est déjà entré. Regarde. Il n'y a plus que ça à faire. Espérons que lui parvienne à le toucher : après tout, Julian est l'un des meilleurs tireurs d'élite du pays.

- J'ai peur que même cela, ce ne soit pas suffisant... »

Kaasa fit semblant de ne pas avoir entendu le murmure de son camarade, les yeux rivés sur l'écran.

oOoOo

Quatre encore.

Ils n'avaient pas lésiné sur les moyens pour le choper, on dirait, cette fois. Un sourire cruel glissa sur les lèvres pleines. Il se sentait presque flatté.

Trois.

Tout en tirant, se rapprocher de la terrasse et mettre à exécution le pan.

Deux.

Bientôt ce serait fini. Décidément, les hommes de loi n'étaient pas à la hauteur. Jamais. Ils ne savaient pas tirer. Il l'avait déjà remarqué.

Plus qu'un…

Un éclat du mur sauta soudain près de son visage. Si près que l'arête de béton effleura sa peau et y traça une estafilade sanglante.

Whow ! Qu'est-ce que c'était que ça ? D'où ça venait ? Un coup de chance ?

Scorpio lança en un éclair un coup d'oeil sur la partie adverse, mais à l'instant où son regard transperçant englobait la scène de ravage et les corps étendus, il aperçut l'éclat terrible d'un œil bleu planté sur lui et d'un bras tendu impitoyablement vers lui prêt à tirer. Avec un juron sourd, il se rejeta en arrière de toute sa rapidité, mais la balle se logea tout près, fauchant quelques cheveux d'or.

Scorpio jura à nouveau à voix basse et se dissimula avec soin, se protégeant complètement derrière le béton.

Merde ! Un tireur venait d'arriver ! Et un d'élite, apparemment. A l'estomac bien accroché et aux nerfs d'acier, capable de croiser sans frémir son regard transperçant. Et vu l'éclat haineux de ses yeux, un tireur qui semblait avoir un compte personnel à régler avec lui…

Voilà qui changeait la donne… En plus, il avait ramené d'autres gars avec lui, ainsi que l'indiquait le bruit de personnes entrant et se dissimulant un peu partout.

Évacuation immédiate, dans ce cas !

La fusillade reprit, plus équilibrée. Scorpio était gêné dans ses tirs par la précision de l'autre en face qui le forçait à se découvrir, ou bien à se précipiter pour tirer. Ses munitions n'étaient pas inépuisables, il fallait faire vite. Avec précaution, il commença à bouger, se glissant contre les murs, plongeant derrière les meubles, suivant minutieusement l'itinéraire fixé.

oOoOo

Sorrente et Kaasa suivaient avec avidité le combat entre les deux tireurs sur l'écran, frémissant, haletant d'anxiété quand les balles du tueur effleuraient leur chef.

« La vache ! J'avais entendu parler du talent de Julian, bien sûr. Je veux dire, c'est une légende parmi nous. Mais là, de le voir en action, je mesure à quel point il est doué !

- C'est le meilleur des Navy Seals et tu sais à quel point leur entraînement est dur. Son nom de code n'était pas « Poséidon » pour rien.

- Poséidon ? Comme le dieu des mers ?

- Justement.

- Ah ouais, carrément !

- Mais ce Scorpio est réellement redoutable. Julian ne parvient pas à le toucher !

- Au moins nos gars ne tombent plus comme des mouches ! Et d'ailleurs, il a compris à qui il avait à faire : regarde-le reculer.

- Mais oui, tu as raison, Kaasa. C'est étrange... »

Sorrente observa soucieusement le chemin parcouru par le tueur. C'était étrange en effet, et illogique : pris au piège de cette façon, il n'avait qu'une seule issue de possible. Il devait forcer le passage et réussir à passer le barrage des hommes armés et de Julian. Pourtant, il battait en retraite et s'enfonçait dans l'appartement, se plaçant en position de plus en plus vulnérable. Pourquoi un professionnel aussi expérimenté que Scorpio, qui leur filait entre les doigts depuis des années, commettrait-il une telle erreur ?

A moins que…

Soudain les fils se relièrent entre eux dans l'esprit de Sorrente et la partition apparut dans toute sa clarté et son effroi : le moment où Io l'avait laissé seul… La vision qu'il en avait eu farfouillant dans les pots de fleurs de la terrasse... La retraite vers cette même terrasse… Sorrente fondit sur le micro et cria :

« Chef ! Chef ! Julian ! Vous m'entendez ? Vous m'entendez ? Ne le laissez pas rejoindre la terrasse ! Il y a planqué quelque chose tout à l'heure ! Vous entendez ? Il a un plan pour s'en tirer ! »

oOoOo

Julian porta la main à son oreille machinalement avant de tendre le bras et de viser soigneusement à nouveau. Mais il ne toucha que le mur. Encore. Ce Scorpio était décidément à la hauteur de sa sinistre réputation…

Comme tous les tueurs de Iéros, il défiait les lois et les hommes des différents états qu'il traversait, laissant un chemin sanglant derrière lui. Le poing du tireur d'élite du FBI se crispa sur la crosse de son arme et sa vision se brouilla, se teintant d'écarlate. Il insuffla et expira à plusieurs reprises, pour retrouver son calme. Il ne pouvait se laisser submerger par la colère et la rage. Pas maintenant. Il devait d'abord achever sa quête : le monstre qui avait décimé les siens quelques années auparavant était là, à quelques mètres seulement ! Il s'effondrerait après, quand il l'aurait tué.

Un mouvement focalisa son attention sur l'homme en face qui lui échappait depuis de longues minutes à présent. Il analysa le chemin parcouru par le tueur, notant les esquives et la direction qui se dessinait. Sorrente avait raison… C'était louche. Scorpio battait sciemment en retraite vers la terrasse. Il devait avoir un plan de secours, concocté pour pouvoir mettre les voiles si quelque chose clochait…

Non ! Julian se mordit la lèvre inférieure avec force. Le salopard qu'il traquait aux quatre coins du monde et qu'il avait enfin réussi à prendre au piège allait réussir à s'enfuir ! Il allait échouer si près du but ? Perdre à la fois la face et la vengeance ?

Sous ses yeux apparurent les visages aux yeux fermés, baignés de sang, de ses parents et de son frère. Trois balles, trois victimes. A plus de six cents mètres de distance. En pleine tête. Morts sur le coup.

Scorpio.

C'était la première fois qu'il avait entendu ce nom de code, qu'il avait appris l'existence de Iéros.

Depuis, toute sa vie s'était construite autour de l'idée de la vengeance.

Sa mutation au FBI, à la tête de l'unité de lutte contre le crime international dédiée à Iéros. Son déménagement sur la côte est et son travail depuis, acharné, méticuleux, impitoyable. Il ne dormait presque plus, prenait à peine le temps de manger. Sa vie était en suspend, accrochée à cette traque sans pitié. Il reprendrait le cours de son existence lorsqu'il les aurait vengés tous les trois. Pas avant.

Le goût métallique du sang coula dans sa gorge, de sa lèvre déchirée.

Il ne le laisserait pas s'enfuir. Jamais ! La vie de Scorpio était à lui !

« Chef ! Non ! A couvert ! Baissez-vous, baissez-vous ! »

Mais Julian n'écouta pas son subordonné. Indifférent au danger, il venait de se dresser, hors de tout camouflage, et s'avançait droit vers le tueur retranché derrière un mur.

« Merde ! Feu les gars ! Feu ! Couvrez le chef ! Couvrez-le ! »

Les tirs éclatèrent de tous cotés pour forcer Scorpio à demeurer dissimulé et protéger sa vie. Mais Julian était déterminé. Il ajusta sa cible avec soin et tira. Un juron en langue étrangère lui répondit et soudain, Scorpio apparut, comme un diable sort de sa boîte.

Les deux tireurs se retrouvèrent une fraction de seconde l'un en face de l'autre, les yeux dans les yeux. Et ils tirèrent.

Tous les deux. En même temps.

Ou presque.

Julian vit les choses, les meubles et les murs basculer presque au ralenti. Puis il sentit, étonné, le froid du sol contre sa peau. Il réalisa qu'il était couché à terre et que sa vision s'obscurcissait, comme s'il plongeait dans un tunnel.

Scorpio l'avait eu ? Vraiment ?

Le froid s'accentua, les bruits s'atténuèrent.

Allait-il mourir ? Et Scorpio ? L'avait-il eu, lui aussi ?

Dans le noir et la distance, il n'entendit que quelques mots avant de sombrer dans le néant.

« Putain ! C'est pas vrai ! Ce salopard est encore en vie ! Tirez ! Tirez ! »

oOoOo

Milo prit son parti en un éclair. Il entendait siffler les balles et retentir les pas de l'homme qui se dirigeait vers lui. Il n'avait plus le choix, il devait l'affronter et l'empêcher de nuire une bonne fois pour toute.

Il se dressa soudain et le vit. A quelques pas, le bras tendu, le visage farouche, prêt à tirer. Il se mit en position, visa et tira en une fraction de seconde, de toute la précision et la rapidité que lui conférait sa vision quasi magique.

Un coup qui le projeta en arrière lui fit comprendre qu'il était touché. Il baissa la tête sur son corps. Le sang s'élargissait sur ses vêtements au niveau du ventre. Le tireur en face s'écroula à terre. Un sourire sinistre arqua les lèvres harmonieuses. En pleine poitrine. Carton plein. Il ne devait pas lui rester longtemps à vivre.

Se mettant à couvert, Milo palpa sa blessure en serrant les dents. La douleur montait vertigineusement, brouillant sa vue, faisant trembler son corps. C'était sérieux. Et il perdait beaucoup de sang. Il n'allait pas tarder à perdre connaissance. Il ne lui restait plus beaucoup de temps !

Profitant de la panique des hommes qui s'agitaient autour du tireur à terre, il s'élança. Il était beaucoup plus lent mais toujours redoutable pour eux puisqu'ils s'affolèrent en le voyant se précipiter vers la terrasse.

« Putain ! C'est pas vrai ! Ce salopard est encore en vie ! Tirez ! Tirez ! »

Mais Milo ne s'inquiéta pas de leurs tirs imprécis. Déjà quand ils visaient, ils n'arrivaient à rien, alors là, dans la précipitation, ils n'avaient aucune chance de le toucher. Il plongea derrière le mur du salon qui ouvrait vers la terrasse et, serrant les dents, il accéléra vers l'imposant bac à fleurs surplombant le vide. D'un geste urgent, il attrapa l'étui de Scarlet Needle et le passa en bandoulière en grimaçant. Puis il attrapa le câble à enrouleur et fixa le tout à sa ceinture, avant d'accrocher le grappin à la balustrade.

Une balle siffla : il se tourna à peine, touchant l'homme immédiatement. Puis il sauta.

La vitesse de la chute, jointe à la tension du filin sur son abdomen blessé lui arrachèrent un cri de douleur et sa vue se brouilla dans une explosion de rouge. Puis les ténèbres l'engloutirent.

oOoOo

Sorrente, suivi de Kaasa, se précipita hors de la chambre où le QG était établi et grimpa les étages vers le toit terrasse quatre à quatre. En courant, il enfila son gilet pare-balles et arma son glock. Le cliquetis derrière lui lui indiqua que Kaasa se préparait lui aussi au combat.

Quand ils firent irruption dans l'appartement, la première chose qu'ils virent fut Julian à terre. Kaasa tomba à genoux à ses côtés quand un mouvement attira l'attention de Sorrente dans l'intérieur de l'appartement. Il vit alors Scorpio se précipiter vers la terrasse, moins rapide, mais toujours debout et capable de se mouvoir ! Aussitôt, il saisit son arme et cria :

« Putain ! C'est pas vrai ! Ce salopard est encore en vie ! Tirez ! Tirez ! »

Et il tira, lui aussi. Mais le tueur avait réussi à se mettre hors de portée, sur la terrasse. D'un mouvement, Sorrente indiqua à ses hommes de cesser le feu et suivit le chemin de Scorpio, sur ses gardes. Plaqué contre le mur, il risqua prudemment un coup d'oeil et vit le tueur qui nouait un câble muni d'un grappin sur sa ceinture.

Ainsi, il avait vraiment prévu une échappatoire ! L'homme à ses côté jura et leva son arme. Sorrente voulut l'empêcher de tirer : il était trop à découvert. Mais il n'eut pas le temps. Le coup partit et manqua Scorpio qui ne se retourna quasiment pas pour tirer à son tour et tuer immédiatement en retour avec une précision effroyable.

Puis il sauta dans le vide.

Sorrente se précipita vers la balustrade.

« Espèce de salaud ! Tu ne vas pas t'en tirer comme ça ! »

Il saisit son couteau de combat à sa ceinture et trancha le filin. Un cri de souffrance s'éleva puis un court silence avant le bruit sourd et sinistre d'un corps qui s'écrase au sol. Sorrente se pencha par dessus le rebord, mais dans l'obscurité, il ne vit rien. La nuit lui dissimula la victoire. Une main s'abattit sur son épaule et il se retourna. Kaasa lui tendait un portable couvert de sang. Celui de Julian. L'écran allumé et les vibrations indiquaient un appel. En tant que number two, c'était à lui de répondre maintenant que Julian était hors de combat.

Sorrente saisit l'appareil et décrocha.

« Allo ? Ah c'est vous. Vos infos étaient bonnes, on dirait. La mission vient de se finir mais notre chef est touché et un certain nombre de nos hommes ont été mis hors combat. Les pertes sont lourdes… »

Sorrente écouta un instant en silence et son visage s'assombrit.

« Cela va être difficile : il est mort, sous mes yeux. Il est tombé de la terrasse et s'est écrasé dans la rue : mes hommes sont partis chercher son corps. Quoi ? Oh ! Ne haussez pas le ton comme ça et ne me parlez pas ainsi ! Allo ? Allo ? Putain de sale connard !

- Qui était-ce ?

- La Source.

- Et ? Pourquoi s'est-il énervé ?

- Apparemment il voulait Scorpio en vie.

- Ah oui ? Ben c'est con, on dirait. »

Kaasa et Sorrente échangèrent un sourire amer de sombre satisfaction. Ce tueur était mieux là où il se trouvait !

oOoOo

« Embros ?

- Salut Dokho, c'est moi »

Le visage de Dohko s'assombrit d'un seul coup. Cette atroce voix atone… Il ne l'avait que trop entendue et elle lui rappelait tellement de moments qu'il aurait voulu oublier.

« Que veux-tu, Gemini ?

- Juste te dire que je suis au courant pour vos petites manigances, à Scorpio et à toi. »

Le froid le saisit aux entrailles. C'était fini. Le gamin était perdu. Gemini au courant signifiait la mort, à coup sûr. Il ferma les yeux, saisit aux entrailles par le souvenir jamais disparu, jamais accepté au fond. Un visage immobile et blanc figé par la mort. D'admirables yeux pourpres clos à jamais… Et la rage blanche et terrible qui l'envahit. La colère succéda au froid. Une colère puissante comme la cascade qui dévale la montagne en grondant. Cette fois, il ne laisserait pas les choses s'accomplir. Gemini n'avait pas le droit de toucher ce gosse-là ! Il s'était engagé auprès de lui il y avait des années maintenant. Il lui avait donné sa parole. Le seul honneur qu'il lui restait à présent. Jamais il ne l'abandonnerait ! Il avait pris sa famille, il lui devait deux vies. Ainsi le voulaient les lois de l'ombre !

« Je ne te laisserai pas le prendre, Gemini !

- Oh ? Tu me défierais ? Vraiment ?

- Oui, je vais le faire. Ne touche pas un cheveu de la tête de Milo, tu m'entends ? Je suis responsable de sa sœur et lui.

- Responsable ?

- J'ai tué leurs parents. Alors je dois prendre soin d'eux. C'est la loi de l'ombre.

- Je vois. Alors je vais te le dire. Mais la vie de ton petit protégé dépendra de toi dorénavant.

- Comment cela ?

- La mission double est un succès : Kido est mort et Scorpio est tombé en entraînant les forces de l'ordre et notamment Solo dans sa chute.

- Non ! Non !

- Scorpio a été le meilleur jusqu'au bout et il est mort, tombé de sept étages dans la lutte.

- Quoi ?

- C'est la version officielle. Celle que je présenterai bientôt à Arès.

- Officielle ? Mais alors…

- Oui. Je l'ai récupéré in extremis. Il n'est pas tiré d'affaire, son pronostic vital est engagé, mais je ne m'en fais pas trop. Il a la vie chevillée au corps. Et puis il a une très bonne raison de ne pas mourir bêtement maintenant.

- Comment cela ? Que veux-tu dire ?

- Rien. Donc je l'ai remis à Pisces, Capricorn et Cancer qui sont partis se faire oublier quelque temps. Ils vont le remettre sur pieds. Une fois remis, ma foi, il t'appartiendra de lui trouver une bonne cachette !

- Je vois… Gemini, dis-moi la vérité.

- Je t'écoute.

- Pourquoi es-tu intervenu ? Si tu l'as fait et que tu as sauvé la vie de Milo, c'est que tu espères forcément quelque chose de lui.

- En effet. Mais ce n'est ni de lui, ni de toi que je désire quelque chose. J'ai fait un pacte avec quelqu'un d'autre et la vie de Scorpio en est le prix.

- Quoi ? Comment as-tu osé disposer de lui comme cela ! Ton père ne lui a pas fait assez de mal comme ça ? »

Seul le silence, électrique et menaçant, lui répondit d'abord. Et lorsque la voix atone s'éleva à nouveau, elle avait changé. La répulsion et la colère l'habitaient, la rendant réellement menaçante.

« Je. Ne. Suis. Pas. Lui. Ne t'avise plus jamais de nous comparer. Tu le regretterais… Et ne t'en fais pas pour ton protégé. Il y a bien gagné dans ce marché, crois-moi. Ce sera une… compensation pour ce qu'Arès lui a fait. »

Le cliquetis de fin de conversation et la tonalité du téléphone indiquèrent à Dohko que Gemini venait de lui raccrocher au nez. Une étrange sensation monta en lui, indéfinissable dans l'immédiat. Dohko plongea en lui-même comme il le faisait depuis bien longtemps à présent quand il devait prendre une décision, choisir une voie parmi d'autres. C'était un mélange de plusieurs émotions incompatibles normalement. Soulagement, inquiétude, crainte, colère et curiosité. Tout se mêlait en lui, se faisant et se défaisant, comme le ressac des vagues. Gemini lui était toujours apparu comme le digne successeur d'Arès, son fils de sang, à la cruauté minérale. Mais à la lumière de cet échange étrange qu'ils venaient d'avoir et des conséquences qui se profilaient, il ne pouvait s'empêcher de se le demander…

Serait-il différent de son père, finalement ?

oOoOo

Le corps de Camus criait sa fatigue et sa douleur tandis que Saga l'entraînait à sa suite dans les escaliers. Apparemment, ils se dirigeaient vers le parking souterrain de la résidence où habitait le serveur. La poigne de celui-ci sur son poignet était atroce, comme un étau qui meurtrissait sa chair et arrêtait sa circulation sanguine : petit à petit, le jeune homme sentait ses doigts s'engourdir. Mais il serrait les dents et continuait à se précipiter sur les traces de son ravisseur, l'esprit en ébullition et en déroute.

Qu'avait dit Saga ? Milo était mort… Mort ? Non ! Ce n'était pas possible ! D'ailleurs Saga lui-même n'y croyait pas ! Milo avait des ressources, des capacités phénoménales. Il survivrait ! Il fallait qu'il survive ! Sinon, comment Camus pourrait-il lui avouer qu'il était tombé amoureux de lui… Oui… Il devait survivre à tout prix !

Ils débouchèrent dans le sous-sol de la résidence et leurs pas précipités résonnèrent dans l'espace vide et bétonné. Sans un mot, mâchoires serrées et visage d'orage, Saga le jeta dans sa voiture côté passager et démarra en trombe. Rapidement, Camus s'accrocha à la poignée au-dessus de lui. La voiture filait comme un éclair, conduite avec hargne et brusquerie. Il risqua un regard sur son chauffeur. Le visage toujours ombrageux, Saga conduisait avec violence, multipliant les coups de frein et les soudaines accélérations. Son profil contrarié était acéré, traduisant sa colère. Camus préféra ne risquer aucun mot qui aurait pu déclencher cette ire dangereuse et s'abîma en lui-même.

Il se mit à réfléchir à tout ce qu'il venait d'apprendre, toutes ces informations non encore assimilées, qui s'entrechoquaient puissamment dans son esprit. Lentemant les pièces du puzzle s'assemblaient, livrant une vision d'ensemble glaçante. Milo était arrivé la semaine précédente à Paris où il était resté anormalement longtemps. Il était forcément envoyé par l'Organisation puisqu'il lui avait avoué qu'il avait besoin d'un alibi. Donc il était ici… pour tuer ? Son sang se glaça d'un seul coup. C'était vrai, Milo était un tueur. Le froid et la détresse s'étendirent à tout son corps.

Il le reconnaissait, il était tombé amoureux de Milo. Cette force qui les liait l'avait dépassé et terrassé. Il l'aimait comme un fou, sans pouvoir se soustraire à cette attraction magnétique qu'exerçait Milo sur lui. Quand était-ce arrivé ? Comment ?... Cela n'avait au fond plus aucune importance. C'était trop tard, ils étaient irrémédiablement liés l'un à l'autre.

Camus risqua un nouveau coup d'œil de côté. Et ils étaient liés indissolublement à présent par les lois de l'ombre, ainsi que Saga l'avait dit. La formule était à la fois sinistre et étrange, solennelle, presque romantique… Un peu comme si Saga les avait offerts l'un à l'autre. A présent, la vie de Milo lui appartenait… Milo était à lui seul...

Le coeur du jeune homme dans sa poitrine s'affola, sa température monta brusquement d'un cran. Il se sentit rougir dans l'obscurité et se mordit la lèvre inférieure. Comment pouvait-il se réjouir avec une telle mièvrerie dans de pareilles conditions ?

Il venait de basculer dans un monde d'obscurité et de cruauté, de perdre tout ce qui faisait sa vie et ses espoirs futurs sur un coup de tête et pour l'amour d'un homme, d'un tueur qu'il ne connaissait que depuis une semaine ! Sans même de certitude d'un amour réciproque... C'était fou ! Invraisemblable ! Qu'est-ce qui lui avait pris de faire ce pacte ? Il ne se reconnaissait plus…

Etait-ce donc cela, l'amour ? Cette force impossible à arrêter, surpuissante, qui renversait tout, y compris la souffrance et l'horreur de la guerre ? La force de vérité de la photo de Milo lui revenait sans cesse en tête. Il la comprenait tellement bien, à présent, cette force indépassable, inarrêtable qui le submergeait lui aussi.

Amoureux d'un homme, déjà... Amoureux d'un tueur, en plus...

Le pourrait-il vraiment ? Verser dans les ténèbres aux côtés de cet homme superbe et mortifère ? Pourrait-il accepter cette part de Milo ? Ce sang qui l'accompagnait et l'environnait ? Ce… Rouge ? Le pourrait-il vraiment ?

Soudain une sonnerie fit sursauter Camus et l'arracha à ses pensée. Saga décrocha et entama une conversation de sa voix inhumaine. A qui parlait-il ? Camus saisit quelques bribes qui n'eurent aucun sens pour lui : Saga ne parlait que par mots lapidaires ou par monosyllabes. Le jeune homme replongea en lui-même. Cela n'avait pas d'importance. Puis le serveur composa un numéro et parla à nouveau avec cette affreuse voix atone, mais cette fois-ci Camus entendit et comprit parfaitement la conversation.

« Félicitations, Pisces. Mission brillamment accomplie. Bien, à présent passe-moi Capricorn, j'ai à lui parler. »

Camus frémit en entendant les noms de code. Encore cette foutue organisation de la mort ? Mais combien étaient-ils autour de lui ? Il secoua la tête. Il se poserait la question plus tard. Pour l'instant, tout ce qui comptait était de sauver Milo. Sa vie. Rien d'autre.

« Capricorn, écoute attentivement : tu vas les conduire à l'endroit convenu et vous vous y cacherez tous les trois en attendant mes ordres. Mes ordres seuls. Préparez-vous : il y aura certainement des représailles de l'ordre du sceptre ou bien d'Inferni. Bien repasse-moi Pisces, j'ai autre chose à lui dire. »

Après un moment de silence, Saga reprit de sa voix atone :

« Changement de plan, Pisces. Ta mission n'est pas terminée… Non. Kido est mort… Je te parle de l'autre mission… Je m'en suis chargé. Mais tu dois récupérer Aquarius et l'emmener au lieu convenu, à présent. »

Camus frémit en entendant le nom de code. Ce nom qui était celui de son père et qui allait devenir le sien… Ce nom qui résonnait si sinistrement, qu'il lui semblait un suaire l'ensevelissant et le tirant vers l'obscurité. Saga lui lança un rapide coup d'oeil puis poursuivit.

« Oui, Pisces. Aquarius. Tu sais de qui je parle, n'est-ce pas ?… Capricorn va t'y conduire. Tu l'emmèneras et le protégeras jusqu'à ce que je te prévienne. Moi seul. Compris ?… Cancer aussi viendra avec vous. Vous vous ferez oublier un moment, car après ce qui vient de se passer, la guerre est déclarée et vos têtes mises à prix…Et durant vos « vacances » tu t'occuperas de former Aquarius. »

Camus trembla plus fort et cette fois leurs regards plongèrent l'un dans l'autre : Les vagues profondes et puissantes du regard bleu foncé se heurtèrent aux courants d'étincelles rouges, mais Camus soutint fermement le regard d'océan dardé sur lui avec intensité et autorité.

« Oui, Pisces, le former… Pas d'autres questions ?…. Terminé… Terminé. C'était Red…. Ça ne te regarde pas. Tu n'as pas à le savoir. Obéis sans poser de questions, cela vaut mieux pour toi. »

Saga raccrocha d'un air sinistre. Puis il donna un brusque et violent coup de volant et la voiture obliqua vers le trottoir. Elle se gara d'un seul coup et le moteur s'éteignit. Les lumières, phares, Saga coupa tout et soudain la main de fer s'abattit sur son avant-bras qu'elle serra à le faire hurler de douleur.

« Plus un mot. Ou tout est perdu. »

Des hommes lourdement armés passèrent en courant le long de la voiture. Les vitres teintées les empêchaient de voir à l'intérieur mais de toute façon, ils ne se préoccupaient pas des voitures garées et couraient vers un objectif, plus loin. Il frôlèrent l'habitacle et Camus entendit une langue étrangère qu'il reconnut. De l'anglais. En jetant un coup d'oeil dans son rétroviseur, le jeune homme aperçut le sigle dans leur dos, en grandes lettres blanches. F.B.I. Il sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Le FBI… Sans doute aux trousses de Milo… Contre Saga et son camp… Contre lui-même, puisqu'il venait d'accepter de rentrer dans l'Organisation… Il faisait partie des « méchants » à présent… Sa gorge s'assécha et il manqua d'air. Un bourdonnement monta dans ses oreilles qui couvrit tous les bruits alentours. Une pulsation rauque. Sa propre respiration ? Sa vision se tordit, se brouilla. Que se passait-il ? Allait-il perdre connaissance ? Faisit-il une sorte de crise de panique ?

Camus ferma les yeux et se concentra sur sa respiration, pour tenter de reprendre pied en lui-même. Lorsqu'il les rouvrit Saga regardait attentivement dans les rétroviseurs, sur le qui-vive. Puis il se figea, le regard perçant tendu et immobile. Camus ne comprenait rien, sauf qu'il devait se taire et attendre aussi. Sans savoir pourquoi, il sentit que tout se jouait en cet instant, que la vie de Milo était suspendue à ce moment angoissant.

Soudain, la main sur son avant-bras se resserra légèrement et Camus laissa échapper un gémissement de douleur, couvert par la voix impérieuse de Saga qui murmura :

« Ça y est, j'en étais sûr. Tu vois ? »

Saga lui désigna quelque chose.

Au départ, Camus ne perçut qu'un frémissement. Puis en concentrant son regard et en forçant son attention et sa concentration, il distingua une ombre glisser le long des murs. Il eut un haut le corps de surprise : c'était un homme. Il était extrêmement discret et habile, petit et fin. Il se fondait dans chaque recoin et était presque imperceptible. Sans Saga, Camus ne l'aurait jamais soupçonné d'être là.

L'ombre disparut dans une ruelle.

Saga sortit de l'habitacle avec une souplesse et une rapidité effrayantes et vint ouvrir sa portière et le saisir comme un fétu.

« Suis-moi. Je ne te fais pas confiance. Mais ne dis rien, ne fais aucun bruit. »

L'étau se referma à nouveau sur son bras et l'entraîna sans appel et sans pitié. Ils s'engouffrèrent dans la ruelle mais l'ombre semblait avoir disparu. Cependant, Saga semblait savoir où il allait car il se se dirigea rapidement vers un renfoncement et soudain Camus fut vigoureusement lancé en arrière et heurta violemment le mur. Des bruits étouffés retentirent. Camus ouvrit de grands yeux en voyant qu'il s'agissait d'un combat. Saga se battait contre l'ombre. Mais le combat ne dura pas : rapidement il maîtrisa son adversaire avec aisance.

« Je te conseille de ne plus bouger du tout, Aquila.

- Que ? Qui es-tu ? Comment me connais-tu ? »

Au comble de la surprise, Camus lâcha un cri d'étonnement : c'était une femme !

« Je connais tout le monde. Et particulièrement celui qui t'envoie, ce cher Libra. »

La femme tressaillit et sortit deux saïs, visiblement prête à en découdre. Mais Saga ne bougea pas et ne se mit pas en position de combat.

« Tu as du cran, Marine, je le reconnais. Mais cela ne te servira à rien de m'affronter. Tu n'as pas l'ombre d'une chance.

- C'est à voir ! En garde ! Je ne te laisserai pas l'achever, qui que tu sois !

- Je suis Gemini. »

Le nom sembla figer la femme sur place et la faire brièvement hésiter, puis elle se reprit et leva le menton avec défi.

« Raison de plus de t'empêcher de l'approcher. Je sais très bien que vous voulez vous débarrasser de lui. Je ne te laisserai pas faire !

- Pas l'ombre d'une chance, je te le répète.

- Tant pis ! Je me battrai quand même.

- Et si je ne voulais pas le moins du monde l'achever ?

- C'est ça ! A d'autres.

- C'est la vérité. Sa vie m'est très précieuse au contraire.

- Ah oui et pour quelle raison ?

- Parce qu'il me l'a demandée et qu'elle est le prix exigé de son ralliement. »

Saga venait de le saisir à nouveau douloureusement par le bras et de le pousser devant lui. Camus se retrouva face à une femme rousse, au visage dissimulé d'un masque d'acier qui le menaçait de ses saïs. Le visage de métal le contempla longuement, sans expression.

« Qui est-ce ?

- Le nouvel Aquarius.

- Quoi ?

- Le fils d'Alexeï.

- Le fils de… Mais, comment est-il en vie ? Je croyais… Arès n'a-t-il pas ordonné de le tuer à l'époque ?

- Si. Mais je ne l'ai pas fait. Et tu comprends pourquoi, n'est-ce pas, Marine. Tu es intelligente, je le sais, et tu connais parfaitement les rouages de Iéros. »

Marine regarda Saga longuement en silence.

« Si tu l'as protégé, alors cela ne veut dire qu'une seule chose.

- Oui.

- Nous sommes dans le même camp.

- D'une certaine façon, en effet.

- Tu ne tueras pas Milo ?

- Non. Bien au contraire. Je vais l'évacuer avec Aquarius.

- Où iront-ils ? Qui assurera leur protection ? Milo n'est pas en état et je ne pense pas que ce jeune homme soit capable de quoi que ce soit.

- Tu as raison. Mais Pisces, Cancer et Capricorn vont les récupérer et se cacher avec eux. Ils sont à mes ordres.

- Oh… Je vois. Avec ces trois-là, en effet, ils seront protégés.

- Bien mieux qu'avec toi seule, tu en conviendras.

- Oui. Et pour le reste ?

- Scorpio est tombé. Il est mort. C'est ce que le FBI conclura. Et c'est ce que je rapporterai à Arès. Moi-même.

- Mmmh… Et il te croira ?

- Nous lui présenterons le corps.

- Le corps ?

- Oui, le corps. Celui que j'avais fait préparer au cas où, disons, Scorpio parvienne à s'enfuir...

- Tu avais prévu de laisser vivre Milo ?

- Vois-tu, Marine, parfois les dictons mentent.

- Les dictons ?

- « Tel père, tel fils. » J'ai toujours haï cette phrase. Rien n'est plus faux qu'elle. »

Marine l'observa à nouveau longuement et progressivement les saïs s'abaissèrent.

« Alors ? Tu vas me laisser l'approcher ? Il se vide de son sang.

- Oui, je te le laisse.

- Tu n'as pas vraiment le choix, de toute façon.

- Non, mais je ne regrette pas ce que je fais. »

Et en une fraction de seconde, si vite que Camus poussa un léger cri d'étonnement, Marine disparut dans l'ombre. Saga alluma une torche minuscule mais puissante. Camus poussa un nouveau cri d'inquiétude et d'angoisse mêlées cette fois. Dans le renfoncement, baigné de sang, le teint livide, Milo gisait évanoui. Ses yeux, cerclés de bistre, étaient fermés, ses lèvres décolorées, presque blanches. Il semblait sans vie. Etreint par l'urgence et par l'émergence soudaine de ses sentiments, Camus voulut se précipiter. Tout son corps le lança vers Milo, mais Saga le cloua sur place.

« Non. Tu n'as aucune compétence de survie. Tu ne lui ferais que du mal. Laisse-moi faire. »

Il s'agenouilla auprès de Milo et l'examina. Ses gestes étaient rapides et sûrs. Précis. Professionnels. Il déchira les vêtements, observa attentivement les plaies et les pansa sommairement avec les vêtements déchirés. Puis il se redressa. Camus l'observait avec anxiété, les yeux agrandis d'angoisse, le souffle saccadé d'inquiétude. Saga soupira.

« Il est vivant. Mais faible. Il a perdu beaucoup de sang. La blessure au ventre est grave, sinon mortelle. Il va lui falloir du temps s'il en réchappe. »

Puis il passa un coup de fil.

Camus s'agenouilla auprès de Milo et dégagea avec douceur les mèches de cheveux blonds, trempées de sueur et de sang, qui couvraient son visage. Il baissa les yeux sur le corps gisant devant lui. Du sang partout. Un étui, de fusil sans doute. Oui, Milo était un tueur. Et du fond de lui-même, impérieuse et surprenante, montait invinciblement une certitude absolue qui laissait Camus totalement stupéfait : Milo était un tueur et cela n'avait plus aucune importance. Il l'aimait. Rien d'autre ne comptait désormais. Il avait déjà basculé dans l'ombre…

Camus se pencha sur le visage pâli et le contempla avec intensité, presque avec avidité. Puis il se courba sur Milo et déposa un baiser sur chacune de ses paupières.

« Je t'aime, Milo... »

Ce ne fut qu'un souffle, presque inaudible. Mais Camus ferma les yeux, front contre front, certain à présent d'avoir fait le bon choix.

Soudain des phares tranchèrent la nuit et une voiture s'arrêta à l'entrée de la ruelle. Trois homme en descendirent et discutèrent à voix basse avec Saga, puis une main vint tirer Camus de son tête à tête avec Milo. Il leva la tête et le froid le saisit à nouveau aux entrailles.

« Toi ! C'était toi ! »

Lilian, l'air sombre et tourmenté, se tenait devant lui.

oOoOo

Chapter Text

Les ténèbres régnaient partout. Sa respiration était difficile et lorsqu'elle soulevait son abdomen, une souffrance lancinante le déchirait. La douleur s'apaisait pourtant au bout d'un moment et surtout quand la voix était là. Au départ, ce n'était qu'un son doux et musical, sans mot distinct. Puis petit à petit, il avait distingué quelques mots. Et à l'apaisement de cette voix fraîche et tendre, s'étaient jointes des caresses légères comme des ailes de libellules qui faisaient frissonner sa peau.

« Chut… Va bien… Mon amour... »

Puis le murmure indistinct, un jour, s'était fait plus clair et les sensations plus compréhensibles : C'était une voix humaine, la voix d'un homme jeune qui le soignait. Lentement, Milo regagnait la vie et la lumière. Sous ses paupières fermées filtrait une légère clarté qui rendait les ténèbres moins opaques. Sur sa peau courait un frisson de froid qui dessinait la chair de poule. Et ses oreilles semblaient enfin reliées à son cerveau. Il eut un tressaillement. Une onde de chaleur et de douleur traversa son ventre. Ses sourcils se froncèrent. Un sensation humide et glacée parcourut sa peau, glissant sur son visage et sa gorge.

Sa gorge. Avec l'urgence, ses défenses s'armèrent d'un coup et il ouvrit brutalement les yeux, aveuglé par la lumière et le blanc omniprésent. Il se redressa brusquement et la douleur fut fulgurante, mais il serra les dents et son bras esquissa automatiquement le geste mortel de défense.

« Milo ! »

Son bras se figea net, à quelques centimètres d'une tempe à la peau très blanche, sans aucune tache de rousseur, malgré les cheveux de feux qui l'ornaient. Vue et compréhension assaillirent Milo en même temps que la souffrance le faisait retomber en sueur sur le lit, haletant, au bord de l'évanouissement.

Et peut-être d'ailleurs tout cela n'était-il qu'un rêve… Peut-être ne s'était-il pas réveillé et rêvait-il… Comment pouvait-il être là, lui ? A moins qu'il ne soit mort, déjà ? Mais dans ce cas, pourquoi se trouvait-il au paradis et non en enfer, malgré ses crimes ?

Il ferma les yeux et expira lentement, cherchant à calmer la souffrance. Obéissante, celle-ci reflua à mesure que s'apaisait son souffle. Il analysa les données qui lui venaient. Les sons d'abord l'assaillirent : le souffle du jeune homme assis à côté de lui, le vent dans des arbres, à l'extérieur, des bruits ténus au loin qui indiquaient d'autres présences humaines à proximité. Et le bruit de sa respiration et de son coeur. Puis les odeurs lui parvinrent : antiseptiques, senteur de draps fraîchement lavés et fragrance douce de bois et de givre, comme le parfum d'une forêt d'hiver sous la neige. Et enfin, les sensations arrivèrent : douceur du tissu sous ses doigts, froid de l'air sur sa peau. Il frissonna à nouveau et rouvrit les yeux.

Il était toujours là, un linge à la main, qu'il avançait visiblement pour lui tamponner les tempes. Il était si beau, ses yeux d'étincelle captant la lumière et la renvoyant en éclat, couronné de feu dans tout ce blanc comme si cette couleur immaculée était faite pour lui servir d'écrin. Il ne comprenait pas où il était ni pourquoi et comment Aloïs était là, mais cela n'avait pas d'importance puisqu'il était là. Il se sentait bien, malgré le froid de plus en plus mordant qui saisissait sa peau le faisant frissonner de plus en plus fortement.

Aloïs avança sa main et la passa lentement devant ses yeux, comme pour s'assurer qu'il voyait bien. Il suivit sagement du regard cette main blanche tenant un linge. Aloïs poussa un cri étouffé et se pencha sur lui, attachant ses yeux d'ambre rouge illuminés de joie aux siens.

« Milo ? Milo ? Tu es éveillé ? Tu m'entends ? Tu me vois ? »

Il voulut lui répondre, mais un son étrange, rauque et informe sortit seulement de sa gorge. Aloïs se redressa, la main sur la bouche, les yeux brillants.

« Oh mon dieu ! Il est réveillé ! C'est formidable ! Formidable ! Là, chut, ne bouge pas. Tu es très gravement blessé. Ne bouge pas ! Je vais chercher quelqu'un ! »

Et le jeune homme se leva, visiblement prêt à quitter la pièce. La douleur qui traversa Milo à cette pensée n'était pas physique, il le comprit, mais elle fut insoutenable, bien au-delà de la souffrance de son corps meurtri. Il poussa un gémissement de douleur en ébauchant un mouvement pour le retenir et réussit à articuler quelques mots écorchés mais suffisamment compréhensibles cette fois.

« Non… avec moi… pars pas... »

Aussitôt, Aloïs se rassit auprès de lui et posa sa main sur son bras pour le calmer.

« D'accord, d'accord, je reste. Ne bouge pas, ne bouge pas. Comment te sens-tu ?

- Froid… J'ai… très froid... »

A ces mots qu'il venait de réussir à prononcer distinctement, Milo vit avec surprise Aloïs rougir violemment et intensément. Un vif incarnat teinta soudain son teint de neige, illuminant ses joues et son front, tandis que le jeune homme se reculait brusquement et se levait en lâchant son linge, les yeux baissés.

« Alo...ïs… Ne pars pas... »

Le jeune homme lui lança un regard rapide et le rouge qu'il avait au front s'anima de plus belle. Il attrapa une mèche de ses cheveux et se détourna à demi, prêt à s'enfuir.

« Je… Je… vais… Chercher quelqu'un...

- Non ! … Attends !… Aaah !

- Milo ! Non ! Je t'ai dit de ne pas bouger ! »

La douleur était vive, comme une brûlure qui fouaillait sa chair, mais il resta redressé cette fois, assis quasiment sur son lit, la main dans la main d'Aloïs qu'il avait machinalement attrapée et retenue. La sensation de frais sur sa peau le saisit étrangement en même temps qu'une chaleur incongrue montait de sa main et de son bras au contact d'Aloïs. Une fois l'urgence passée, celui-ci rougit à nouveau et baissa les yeux, cherchant à se dégager, mais Milo refusa de lui rendre sa main, malgré ses efforts pour se défaire de sa poigne.

Face à la gêne de plus en plus manifeste du jeune homme et à son propre inconfort, Milo baissa les yeux sur son corps. Son ventre était couvert de bandages maculés de sang, une de ses jambes était prise dans un espèce de plâtre qui l'immobilisait et de nombreuses contusions et estafilades marbraient le reste de son corps. Il fit la grimace. Ce n'était pas joli-joli, cette fois. Il avait bien failli y passer apparemment.

La main d'Aloïs s'agita à nouveau dans la sienne, comme un oiseau pris au piège, mais il refusa de le libérer. Le souffle du jeune homme était rapide, très rapide. Et sa peau, habituellement fraîche et douce, était brûlante. Il s'agitait nerveusement sur son siège. Milo lui adressa un coup d'oeil surpris. Que lui arrivait-il ?

Il le considéra avec attention : regard fuyant, température plus élevée que d'habitude, respiration saccadée et gêne… Que cela signifiait-il ?

Il baissa à nouveau les yeux sur son corps et sa nudité lui sauta aux yeux, cette fois. Une onde de chaleur le parcourut fortement, laissant tout aussi rapidement la place à un froid intense qui se logea dans ses entrailles. Sa propre respiration se précipita et son coeur s'accéléra fortement, lui faisant presque mal.

« Oh... »

Il lâcha immédiatement la main d'Aloïs qui se leva d'un bond et se plaça hors d'atteinte. Durant un instant qui lui parut durer une éternité, ils restèrent là, immobiles et muet, assaillis par leur gêne et leur souffles trop rapides. Puis Aloïs ouvrit la porte et s'enfuit précipitamment sans que Milo ne tente cette fois de le retenir.

« Je… Je… Vais chercher quelqu'un... »

Eperdu, le souffle court, la tête en feu, pleine de questions sans réponses, Milo ne bougea pas. Perdu dans ses pensées, malgré le froid et la douleur, il resta immobile et confus, jusqu'à ce que des pas vigoureux se firent entendre, se rapprochant rapidement de la pièce où il se trouvait. Le blessé eut un sursaut et baissant les yeux sur son corps nu, il attrapa l'extrémité du drap pour se couvrir. Mais étendu comme il l'était, il ne parvint pas à bien se couvrir malgré ses efforts. Une voix lapidaire et froide mit fin à ses efforts.

« Laisse tomber, mec. Je m'en fous et tu risques de rouvrir tes blessures. Et t'inquiète pas : les mecs, ce n'est pas du tout mon truc, même si je reconnais que t'as sacrément ce qu'il faut où il faut. »

Milo lâcha le drap et leva la tête vers l'homme qui venait d'entrer. Grand, découplé et musclé, le visage harmonieux mais dur, dont le regard bleu-nuit incisif et la chevelure de jais accentuaient encore la rigueur et le charme, l'homme en face de lui était impressionnant. Et dangereux, comprit-il, immédiatement tendu et sur ses gardes. Le nouveau venu eut un sombre sourire et leva les mains en signe de paix.

« Oh là, Scorpio, du calme ! T'es pas en état, je te dis.

- Qui es-tu ?

- Cancer.

- Quoi ? Mais que fais-tu ici ? Où sommes-nous ? Que s'est-il passé ? Pourquoi Aloïs est-il ici ?

- Du calme, du calme, je te dis. Je vais d'abord m'occuper de tes blessures et ensuite je te raconterai tout.

- Dans tes rêves ! Je ne sais pas qui tu es, tu ne me toucheras pas.

- Oh là ! Calme ! »

Malgré la douleur et la nudité, Milo s'était redressé et, à genoux sur le lit, il se prépara à la lutte. Il était mal en point, c'était vrai, mais il connaissait quelques prises mortelles qui ne nécessitaient pas de force. Il lutterait jusqu'au bout ! L'homme qui venait d'entrer recula légèrement et ses yeux sombres lancèrent un éclair, mais il maîtrisa sa colère et rouvrit la porte, passant la tête dans le couloir.

« Oh ! Dite ! Viens m'aider ! Ce con veut se battre malgré son état ! »

Des pas précipités retentirent dans le couloir et deux hommes pénétrèrent dans la pièce.

Aloïs et… Lilian ?

Sous la surprise, la bouche de Milo s'ouvrit toute seule. Lorsqu'il le réalisa, il la referma sans pouvoir émettre un son. Dans quelle putain de dimension venait-il d'échouer ?

Aloïs se précipita vers lui, bousculant le « Cancer » au passage qui émit un grondement sourd de menace. Lilian, à ce son, étrécit les yeux et se plaça entre le lit et l'autre homme.

« Calme-toi, Vitale, il n'a pas fait exprès. Et toi, recule-toi et laisse-nous faire.

- Vitale, je peux rester si tu as besoin d'aide pour Milo. Je vais aussi tout lui raconter pendant que tu feras les soins.

- Je viens de te dire que j'allais m'en occuper.

- Que veux-tu que je fasse, Vitale ?

- Camus ! Je te parle !

- Pas moi !

- Putain ! Vous ne vous parlez toujours pas, vous deux ? Faites chier ! Bon dehors Camus, Dite tu restes et tu lui racontes tout.

- Je ne bougerai pas d'ici !

- Ah mon gars, si je te dis de dégager, crois-moi que tu vas le faire et presto ! »

Le ton menaçant secoua Milo et réarma immédiatement sa défense. Malgré la douleur, il esquissa un geste rapide, qu'une main fine, à la force étonnante, bloqua sur le champ.

« Vitale ! Fais gaffe, bordel ! Il a failli avoir l'un de tes points vitaux !

- L'enflure ! Je vais t'en coller une, tu vas voir un peu !

- Je ne te laisserai pas faire du mal à Milo !

- Camus ! Calme-toi ! »

Le dénommé Vitale inspira avec bruit en se pinçant l'arrête du nez et en fermant les yeux. Puis il rouvrit son regard incisif qu'il fit voyager de Milo aux aguets, à Camus résolu à défendre le blessé avant de l'arrêter sur Lilian, assombri face à lui.

« Vous avez gagné, les mecs, j'en ai ras le bol de vos conneries ! Débrouillez-vous donc, moi je m'en bats les couilles ! »

Et le grand brun sortit en claquant la porte avec violence. Lilian poussa un soupir de soulagement et s'écarta, laissant Camus se rapprocher. Mais, celui-ci, une fois l'urgence passée, sembla hésiter et se détourna, le rouge au front. Milo de son côté se relâcha à demi et attacha un regard d'eau turquoise troublé, plein à la fois d'incrédulité et d'espoir sur le jeune homme. Puis lui aussi baissa les yeux avec gêne. Lilian poussa un gémissement de détresse et se passa la main dans le cou avec lassitude.

« Bon, si j'attends que preniez les choses en main, on y est encore dans une semaine. Donc, je m'y colle : Milo, je vais vérifier tes blessures, si tu me laisses faire, et je vais t'expliquer les événements.

- Qui es-tu au juste ?

- Je suis Pisces.

- Quoi ?

- Oui, Vitale est Cancer et Shura est Capricorn. Nous t'avons évacué sur ordre de Gemini et placé en sécurité, ainsi que Camus qui était en danger après ta mission. »

Lilian se mordit la langue. Cela ne lui plaisait pas de mentir sur la présence de Camus, mais il n'avait pas le choix : Scorpio était trop blessé et trop agressif malgré son état dès qu'il s'agissait du jeune homme. Nul doute qu'il entrerait dans une rage terrible en apprenant le marché passé entre Camus et Saga… Il valait mieux lui épargner pour l'instant ces émotions néfastes pour sa guérison…

Milo le considéra avec méfiance puis échangea un regard avec Camus qui avait remarqué sa réticence à laisser Lilian l'approcher.

« C'est vrai, Milo. Ils nous ont sauvés tous les deux. Et c'est bien Saga qui l'a ordonné.

- Saga ?

- Gemini. »

Oh… Le serveur blond qu'il avait identifié comme menace absolue était Gemini… Tout s'expliquait…

Milo se mordit la joue pour étouffer son gémissement de colère. Il était retombé au pouvoir de l'Organisation. Tout était fichu. Sa maigre tentative d'échapper à l'emprise infernale qui disposait de sa vie avait échoué… Dohko n'avait pas réussi à l'aider à disparaître…

Avec difficulté, il imposa à son corps de se détendre et indiqua du regard à Lilian qu'il le laissait faire, mais il fixa le plafond en serrant les mâchoires. Cet éclat de colère dans le regard méditerranéen n'avait pas échappé à Lilian qui s'approcha prudemment, prêt à esquiver au besoin. Mais Scorpio ne bougea pas, laissant les mains fines et précises du jeune homme défaire les bandages, inspecter et panser à nouveau les blessures.

Sa tâche achevée, Lilian poussa un soupir, mi soulagé, mi admiratif. Il était déjà en voie de guérison. Ce mec avait la vie chevillée au corps et une vitalité impressionnante ! Au vu de l'état dans lequel ils l'avaient récupéré deux semaines plus tôt, il était prêt à parier qu'il était aux portes de la mort et qu'il n'en avait plus pour longtemps. Mais non, dès le troisième jour, après l'opération de Vitale, il avait commencé à récupérer ! Et dès son réveil, il leur sautait sur le poil pour se défendre et protéger Camus ! La réputation de Scorpio n'était pas usurpée, il était réellement redoutable…

Le silence régnait à présent dans la pièce. Milo, bandé de propre et décemment recouvert d'un drap, détournait la tête et regardait par la fenêtre. Camus, adossé au mur, le plus loin possible du lit et de son occupant, contemplait ses pieds. Par moment, chacun d'eux lançait un regard sur l'autre en veillant soigneusement à ne pas croiser les yeux opposés.

Lilian eut un léger sourire ironique. Eh bien, ils n'étaient pas rendus, ces deux-là. Mais, se dit-il avec un soupir amusé et envieux en même temps, c'étaient leurs affaires. Il se leva et s'apprêta à quitter la pièce.

« Bon, j'ai changé d'avis : maintenant que je suis rassuré sur l'état de tes blessures, Milo, je laisse Camus te raconter ce qu'il s'est passé durant ton inconscience. Je pense que vous avez beaucoup de choses à vous dire... »

oOoOo

« Toi ! C'était toi !... »

La voix de Camus, chargée de reproches et d'incrédulité dédaigneuse fige Lilian dans son mouvement pour se précipiter vers lui, à son secours. Son ami s'est redressé et son regard d'ambre rouge lance des flammes, comme la lave incandescente d'un volcan en éruption. Une rage froide s'imprime sur les traits parfaits de son visage, découpant chaque ligne avec pureté. Jamais Camus ne lui a semblé si beau que nimbé de cette colère glacée.

Lilian recule et se heurte à quelqu'un dans son dos. Il s'apprête à se retourner pour s'écarter de Vitale quand une main impérieuse s'empare de sa taille, comme pour le retenir et le soutenir, tandis qu'une voix chaude qui le fait tressaillir lui caresse l'oreille.

« A tes ordres, Gemini. Ce sont les deux éléments que nous devons évacuer ? »

La main resserre son étreinte, comme un avertissement, et Lilian accroche une immense silhouette sombre et immobile, sur leur gauche. Il ne l'avait pas vue, cachée qu'elle était dans l'obscurité. Rien n'indique sa présence, pas de souffle, pas d'aura. Elle est complètement dissimulée. Lilian frémit contre Shura derrière lui.

Gemini… Cet homme lui fiche une frousse bleue… Et il peut se vanter d'être l'un des rares à réussir cela… Avec son père, Arès…

La main, attentive sur sa taille, se fait plus douce, presque caressante. Mais elle reste en appui, comme pour le protéger. Et Lilian se sent appuyé avec chaleur et force. Il a une pensée de reconnaissance envers Shura pour son aide et se reprend immédiatement. La voix atone s'élève de l'ombre.

« En effet, Capricorn. Voici Aquarius et Scorpio, plutôt mal en point, lui, je dois le dire.

- Très bien. Quels sont tes ordres ?

- Vous allez partir avec eux pour la planque 23 et vous y resterez jusqu'à ce que je vous contacte.

- Entendu.

- Durant ce lapse de temps, Cancer qui a des compétences de chirurgie et de médecine, soignera Scorpio et le remettra sur pied.

- S'il survit, pas de souci pour moi.

- Il survivra. Toi, Pisces, tu t'occuperas de la formation d'Aquarius.

- Compris. Que dois-je lui apprendre ?

- Combat rapproché, défense personnelle, compétences de survie.

- Très bien. Nous resterons donc assez longtemps isolés, pour que Cancer et moi puissions faire tout cela ?

- En effet. Capricorn, tu veilleras à leur sécurité jusqu'à ce que Iéros te rappelle.

- Bien.

- Et quand Arès te rappellera, tu obéiras et bien entendu, tu garderas leur localisation secrète.

- Bien entendu.

- Je vais rentrer à Iéros et rendre compte du succès des deux missions conjointes : Kido est mort et Pisces et Cancer sont en sécurité. La mission de Scorpio, destinée à détourner l'attention des forces de l'ordre, a entraîné la disparition à la fois de Solo et de Scorpio, comme prévu. Je présenterai le corps. Scorpio sera déclaré mort, tombé au combat. »

Avec un cri d'indignation et de révolte, Camus se redresse complètement, bouscule Lilian et Shura et se plante face à Saga.

« Comme prévu ? Tu avais prévu de laisser mourir Milo ?

- Calme-toi.

- Il était sacrifié d'avance, comme un pion ?

- Je t'ai dit de te calmer.

- C'est ainsi que tu prétends être différent, comme je te l'ai entendu dire à cette femme ?

- Je te préviens Aloïs, je te conseille de te calmer…

- Va te faire foutre, enfoiré ! »

La gifle lui coupe le souffle et le projette au sol. Le sang envahit sa bouche et il doit cracher le liquide visqueux à terre. La douleur est cuisante, mais sa colère le protège et le redresse rapidement face à cet homme terrible qui le toise de sa haute taille, sans une once de pitié. Sa rage grandit encore sous le mépris écrasant qu'il lit dans les yeux de mer sans fond et brusquement, chauffée à blanc, elle se transforme en acuité glacée et puissante. Il se place à nouveau face à Saga, à la portée de ses coups terribles. Mais il n'a pas peur. Saga ne peut ni le tuer, ni tuer Milo : ils ont fait un pacte et, si terrible soit-il, il a besoin de lui, apparemment.

Camus plante son regard incandescent dans les yeux d'océan tourmenté et relève le menton avec assurance et morgue froide.

« Il vaut mieux pour toi que Milo survive. Sinon, notre marché ne tient plus.

- Il vivra. »

La voix a quitté son ton atone inhumain, traversée d'une pointe de raillerie mêlée d'admiration. Chose qui lui échappe, ce n'est pas la première fois que Camus remarque que sa résistance et le fait qu'il n'ait pas peur de lui semble réjouir Saga.

« Je l'espère pour nous tous, en effet.

- Il vivra, je te dis. Scorpio a une capacité de recouvrement physique et morale impressionnante. Même moi, je doute d'en avoir une plus grande.

- Mmmh, et nous sommes d'accord, qu'officiellement disparu, vous lui foutrez la paix, ton organisation de mort et toi ?

- Oui. C'est ce qui était convenu. »

Cette fois, l'amusement est clairement perceptible dans la voix redevenue humaine de Saga. Mais son ton redevient plus métallique quand il reprend, à l'attention des trois hommes qui suivent attentivement leur conversation, en silence.

« La vie de Scorpio est à présent à lui. C'est le prix de son ralliement. Scorpio est mort, mais Aquarius vient de naître.

- Compris. »

Les trois hommes se sont inclinés en même temps et leurs trois voix n'en font plus qu'une. Au loin, des sirènes hurlantes se font entendre. Saga bouge dans l'ombre et ordonne rapidement :

« A présent, disparaissez tous les cinq.

- Oui. »

Lilian, Vitale et Shura s'avancent et soulèvent le plus doucement mais le plus rapidement possible Milo évanoui. Camus les suit, maintenant la tête blonde aux yeux clos. Ils allongent le blessé à l'arrière et Lilian passe devant, tandis que Vitale s'assoit dans un coin en maugréant. Camus se blottit au sol, cassé entre le siège arrière et la banquette où repose Milo. Il est très inconfortablement installé, mais ne s'en soucie pas. Il n'a d'yeux que pour le visage exsangue de Milo, qui ballotte au gré de la conduite rapide de Shura. Plus rien d'autre de compte, et surtout pas les yeux presque translucides de Lilian, devant, qui se posent régulièrement sur lui dans le rétroviseur intérieur.

Camus caresse doucement les boucles de soleil obscurcies de sang et de poussière. Il dessine du bout des doigts les lignes tirées du beau visage crispé de douleur. Il mêle son souffle haletant à la respiration sifflante de Milo, étreint par l'angoisse que celle-ci ne s'amenuise et ne s'arrête définitivement. Sans s'en rendre compte et sans s'en soucier, des larmes silencieuses dévalent ses joues, par moment, mais Camus ne les essuie pas. Il continue de caresser la peau hâlée, pâlie par la blessure et l'approche de la mort.

Il murmure aussi, presque inconsciemment, comme le faisait sa mère quand il était malade, petit. Les mots de réconfort maternels et les mots d'amour se mélangent dans une mélopée chuchotée à voix basse, en communion avec Milo.

Vitale, dont le regard bleu-nuit tombe parfois sur ses deux compagnons de route, contemple Camus avec gravité. Parfois, ce regard sombre incisif se pose pensivement sur la chevelure blonde pâle devant lui, puis il s'évade presque avec colère contre lui-même par la fenêtre de la voiture, se perdant obstinément dans la contemplation du paysage qui file avec rapidité.

Combien de temps dure ce trajet hors du temps ? Camus ne s'éveille brusquement de sa communion avec Milo que lorsque le moteur s'arrête de tourner. La portière contre laquelle il s'appuyait s'ouvre et il manque de tomber. Une large main chaude le rattrape.

« Attention. Lève-toi et écarte-toi : on est arrivé et je dois le soulever et le placer dans l'habitacle. »

Camus se déplie avec difficulté et douleur. Il est resté contorsionné trop longtemps : la circulation du sang reprend péniblement dans ses membres engourdis. Il fait quelques pas pour chasser les fourmillements désagréables et avise la silhouette sombre à quelques mètres. Il pousse presque un cri de surprise : c'est un avion qui se tient sous ses yeux !

Il se retourne : Shura et Vitale ont déjà saisi Milo dans leurs bras et se dirigent vers la carlingue. La rampe s'ouvre et Lilian apparaît à l'intérieur. Quand ? Par où est-il passé ? C'est lui qui va piloter ?

« Allez, on se presse d'embarquer ! On n'est pas en vacances, là ! »

La voix de Vitale, agacée et ironique en même temps, le secoue, et Camus s'engouffre dans le petit avion, en même temps que le chef qui referme la porte derrière lui et la verrouille. Camus a l'impression d'avoir fait irruption dans une autre réalité : aux commandes, à présent, c'est bien Lilian qui pilote, assisté par Shura ! Il ferme les yeux et secoue la tête, au bord de la panique, avec l'impression tenace qui ne le quitte pas d'avoir basculé dans un cauchemar persistant depuis son face-à-face avec Saga et tous les événements qui ont suivi.

Que fait-il là ? Qu'est-ce qui lui a pris de faire ce pacte ? Sa vie vient de basculer complètement… Il a tant de mal à se dire que ce n'est pas un rêve, qu'à présent, c'est sa réalité…

Le petit avion accélère sur la piste déserte et obscure et soudain, il quitte le sol. Camus s'accroche aux accoudoirs de son siège. L'habitacle vibre et secoue, le bruit du moteur est assourdissant, à moins que ce ne soit son coeur qui retentit ainsi frénétiquement ?

Il ferme les yeux pour tenter de reprendre pied en lui-même au milieu de cette débâcle.

On le secoue, il rouvre les yeux : l'avion ne vole plus. Il est immobilisé, à terre, sur une piste déserte. On distingue à peine des bâtiments désaffectés en bout de route. Lilian, Shura et Vitale descendent et Shura s'éloigne. Il ouvre un hangar et un vrombissement se fait entendre. Un énorme et puissant 4x4 sort du bâtiment et s'approche rapidement d'eux. Vitale et Lilian hissent Milo toujours inconscient et livide sur le siège arrière, puis ils montent tous les trois à l'avant, tandis que Camus s'installe aux côtés de Milo et prend sa tête sur ses genoux.

La route est longue : plusieurs heures à rouler sur des pistes difficiles, avec des cahots et des à-coups permanents, dans le silence. Personne ne parle. Shura est concentré sur sa conduite, Vitale et Lilian, perdus dans leurs pensées. Et Camus ne respire que par Milo.

Quand ils arrivent enfin à destination, Camus découvre une maison en bois, perdue au milieu d'une forêt dense d'arbres imposants. Une forêt de sapins, comme celles que l'on trouve en montagne. Des hauts sommets les entourent dans le lointain, couverts de neige. Le froid est mordant.

Camus ne sait pas où ils se trouvent, mais il pense reconnaître un paysage nordique. Ont-ils quitté la France ?

Shura ouvre la maison et ils pénètrent à l'intérieur. Rapidement, ses trois compagnons se répartissent silencieusement les tâches : Vitale l'informe qu'il a des compétences chirurgicales et qu'il va s'occuper de Milo. Lilian l'assistera. Et lui, avec Shura, s'occupera de l'entretien des lieux et du ravitaillement.

Camus hoche la tête : il sait qu'il ne peut pas faire autre chose pour l'instant. Il regarde Milo disparaître avec les deux hommes dans une chambre qui ressemble étrangement à une chambre d'hôpital, au fond de cette cabane au coeur de la forêt.

Une main chaude s'abat sur son épaule et la serre avec force.

« Ne t'inquiète pas. Gemini a raison. Scorpio est fort et Cancer est talentueux. Ton mec va s'en tirer.

- Mais… Tu te trompes… Ce n'est pas « mon mec »... »

Shura se tourne vers lui et ses yeux de nuit contemplent son visage avec gravité et intensité, puis un léger sourire, à peine perceptible, effleure ses lèvres fines.

« Pas encore. Mais ça viendra.

- Mais… non !

- A part un amoureux fou, je ne connais personne d'assez stupide pour échanger sa vie sans hésitation comme ça contre celle de quelqu'un d'autre. Bien sûr que c'est ton mec. Et bien sûr que ça viendra. Et c'est ce que tu veux d'ailleurs. Plus que tout.

- Je... »

La voix de Camus meurt dans un murmure. Le feu lui cuit les joues et il n'ose plus regarder Shura. Ses yeux sont attachés au sol et le sang bat ses tempes comme si on lui avait inséré une horloge sous la peau. Un rire grave s'élève doucement.

« Allons, n'aies pas honte de toi ou de lui. C'est réconfortant de voir que ce genre de sentiments existe même au beau milieu de l'ombre.

- Je… Je… ne…

- Et puis je suis admiratif, je l'avoue.

- Ad...miratif ?

- Oh oui. Tu as réussi à obtenir une vie. De Gemini. Ce n'est pas rien. Il ne lâche jamais rien. C'est un monstre absolu. Et tu lui as tenu tête.

- Oui… Mais au bout du compte… Il a eu… Ce qu'il voulait.

- Non. Tu as gagné.

- Hein ? Comment cela ?

- Tu n'as jamais eu le choix. De gré ou de force, tu aurais rejoint nos rangs. Je le sais car je connais ton existence depuis longtemps.

- Quoi ?

- A une époque, je vous ai surveillés, ta mère et toi.

- Quoi !

- Oui. Et crois-moi, je n'aurais jamais cru que le gamin martyrisé que je suivais au collège se montrerait si vaillant face à Gemini… De toute façon, il aurait mis la main sur toi. Alors, puisque tu l'as forcé à te donner cette vie qui t'importe tant, tu as gagné au bout du compte.

- … Je vois... »

Et l'attente commence, longue, lente à passer, et douloureuse. Camus tente de tromper son angoisse et se lance dans un grand nettoyage, avec Shura. Il nettoie, balaie, brique chaque centimètre carré de toutes ses forces. Cela le détourne un peu de cette peur qui le ronge, de cette envie folle qu'il a d'aller ouvrir la porte de cette chambre d'opération, au bout du couloir. Il s'occupe les mains et l'esprit un tant soit peu et cela lui fait du bien.

Pourtant, à l'instant où le bruit d'une porte qui s'ouvre et de pas qui s'avancent dans le couloir retentit, il sent son coeur s'échapper de sa poitrine et remonter sa gorge. La panique s'étend sur lui et manque de l'étouffer. Son regard s'obscurcit et des étoiles brillantes dansent devant ses yeux. Ses jambes se dérobent brutalement sous lui et il se raccroche in extremis à une chaise pour ne pas tomber.

Vitale et Lilian entrent dans la pièce. Il y a beaucoup de sang sur leurs vêtements. Ils ne sourient pas. Camus sent sa respiration se bloquer dans sa poitrine et sa gorge devenir totalement sèche. Puis Lilian, avec hésitation, s'approche de lui et déclare d'une traite :

« C'est bon, Camus. Vitale a réussi. L'opération est un succès : il a retiré la balle. Si Scorpio a suffisamment de forces, il vivra. »

Cette fois, quelque chose de trop longtemps contenu en lui se brise. Le sol se précipite à sa recontre dans un éblouissement blanc et noir à la fois. Son coeur gronde dans ses oreilles, palpite dans ses veines, s'agite dans sa tête et sa pulsation envahit tout.

Puis plus rien. Camus sombre dans l'inconscience.

oOoOo